À propos de la liberté des théâtres
La critique, dans ce moment de répit, peut se demander quelle figure aura la prochaine année dramatique, maintenant qu'il n'y a plus besoin de privilège pour ouvrir un théâtre. Comme il faut du temps pour réunir les capitaux nécessaires, trouver un emplacement favorable, discuter un plan, élever une salle, la décorer, se procurer des ouvrages, engager et former une troupe, l'effet du nouveau régime ne sera pas immédiatement sensible, et les choses, à l'étonnement peut-être du public impatient, ne sembleront pas avoir beaucoup changé. Quelque rapidité qu'ait acquise l'art de la construction, on ne doit guère espérer l'inauguration de nouveaux théâtres avant sept ou huit mois au plus tôt. Seront-ils aussi nombreux qu'on le pense ? C'est une question que nous ne voulons pas préjuger. La liberté sait faire ses affaires, et nous nous en rapportons parfaitement à elle ; mais il nous est permis, comme à tout le monde, d'émettre un vœu timide.
Parmi ces théâtres qui vont sortir de terre comme les murailles de Thèbes au son de la lyre d'Amphion, nous voudrions qu'il en fût trois consacrés à l'art pur. C'est là un souhait téméraire qui ne sera pas réalisé ; mais quand on souhaite, de peur d'être pris au mot, il ne faut pas se restreindre.
Le premier de ces théâtres serait un temple dressé au génie humain de tous les temps et de tous les pays. Au lieu d'y jouer les seuls classiques de la France, on y représenterait les classiques de l'univers. Aucune nation ne possède en propre ses grands hommes, ils appartiennent à l'humanité. Pour ces esprits immortels, le temps n'existe pas plus que le lieu de naissance ; ils se meuvent dans la sphère sereine de l'art, toujours beaux, toujours jeunes, contemporains de tous les siècles, citoyens de tous les pays, frères de tous les hommes, car leur patrie est le monde. Ils sont les héros, les demi-dieux des multitudes anonymes, et ils brillent comme des phares au-dessus des âges évanouis. N'est-il pas singulier qu'à une époque comme la nôtre, époque de curiosité, d'investigation et de science, les chefs-d'œuvre des théâtres étrangers soient à peu près inconnus en France, du moins sous leur aspect scénique, et qu'il faille les chercher dans des traductions rares ou insuffisantes ? Croit-on qu'il n'y ait rien à apprendre avec ces œuvres qui ont passionné des peuples tout entiers ? Pourquoi se refuser au voyage d'une soirée à travers un génie exotique, ne fût-ce que pour avoir la sensation d'un climat nouveau ? Quel plaisir plus vif que celui de vivre quelques heures dans une autre civilisation, hors de notre temps et de nos mœurs, avec un grand poète antique, indou ou grec, avec Kachyle ou le roi Soudraka592 ? Nous sommes arrivés à un point de critique et de compréhension qui nous rend capables de jouir des beautés générales sans nous choquer des bizarreries relatives.
À ce théâtre, on aurait une semaine indienne, une semaine grecque, une semaine latine, une autre anglaise ou allemande, italienne ou espagnole, où l'on déroulerait l'œuvre d'un poète tragique ou comique comme une leçon de littérature vivante, avec tout l'éclat de la mise en scène, des décors, des costumes d'une fidélité historique aussi rigoureuse que l'état de la science le permettrait. Les artistes pourraient s'y inspirer aussi bien que les littérateurs. Les traductions de ces chefs-d'œuvre se tiendraient aussi près du texte que possible et seraient faites par de jeunes poètes qu'on rétribuerait largement et pour qui ce travail deviendrait un honneur et une fortune. Tout Eschyle y passerait : L'Orestie avec ses trois drames593, Prométhée enchaîné, Les Sept devant Thèbes, Les Perses. Sophocle donnerait Antigone, Œdipe roi, Œdipe à Colone, Philoctète, Électre, Les Trachiniennes. Euripide serait représenté par Alceste, Hécube, Hippolyte porte-couronne594, Iphigénie en Aulide et en Tauride. Nous y verrions Aristophane avec Les Guêpes, Les Grenouilles, Les Nuées, Lysistrata, Plutus, Les Oiseaux, Les Harangueuses595, ces comédies étincelantes où la fantaisie la plus ailée voltige au-dessus de l'observation, et qui semblent avoir prévu à vingt siècles de distance tous les ridicules modernes. La Reconnaissance de Sakountala, de Kalidasa, nous montrerait cet adorable type féminin qui enthousiasmait Goethe ; la Vasentasena, cette Marion de Lorme de l'Inde, nous apparaîtrait avec son bruissement de perles et son tintement de grelots dans l'arc-en-ciel de la poésie asiatique596.
Puis on viendrait aux Latins. Il ne faudrait pas mépriser Sénèque le Tragique : il a du bon. Plaute fournirait un large contingent, et pour Térence on n'aurait qu'à choisir. M. le marquis de Belloy l'a traduit tout entier en vers d'une rare élégance597. Scipion et Lélius598 y retrouveraient toutes les délicatesses de leur poète aimé. Ensuite arriverait Shakespeare, non seulement le Shakespeare d'Hamlet, de Macbeth, d'Othello, de Roméo et Juliette, du Roi Lear, de Jules César, mais le Shakespeare moins connu des chroniques, des comédies fantasques et des féeries. On ferait alterner les grands chefs-d'œuvre avec La Tempête, Le Songe d'une nuit d'été, Comme il vous plaira, Les Deux Gentilshommes de Vérone, Troïlus et Cressida, Le Conte d'hiver, et même avec Périclès, qu'on dit n'être pas de lui, mais qui en est bien599. On jouerait de Calderón La vie est un songe, Le Prince Constant si admiré des Schlegel600, Le Purgatoire de saint Patrice, Le Médecin de son honneur, Le Magicien prodigieux, où se trouve l'ébauche de Faust601, et cette étrange Dévotion de la Croix si espagnole et si catholique. On n'oublierait ni Alarcón, ni Tirso de Molina, l'auteur du premier Don Juan602. Est-il besoin d'indiquer Goethe et Schiller ? ils feraient le fond de notre répertoire. D'autres, moins connus, contiennent des beautés de premier ordre. Quelles magnifiques pièces que le Martin Luther, l'Attila, La Croix sur la Baltique, de Zacharias Werner603 !
Nous ne faisons qu'indiquer à la hâte les grandes lignes de notre plan. Que de noms se joindraient à cette liste si on l'étendait jusqu'à des temps plus voisins de nous ! Serait-ce trop présumer du public que de penser qu'un tel répertoire, formé des chefs-d'œuvre de toutes les littératures, l'intéresserait autant que les mélodrames, les féeries et les vaudevilles de ces messieurs ? À la notion du beau national nous voudrions ajouter la notion du beau cosmopolite, sans toutefois effacer la première, car tout peuple doit avoir son originalité propre, sa saveur autochtone, et c'est pourquoi nous rêvons ce théâtre universel, dont nous serions heureux qu'on nous prît l'idée.
Le second théâtre serait exclusivement réservé aux poètes, aussi malheureux pour le moins que les compositeurs lyriques ; car il ne faut pas que ce bel art du langage rythmé disparaisse. On ne jouerait là que des pièces en vers, ou tout au moins d'une prose travaillée, délicate et fantasque. Le Spectacle dans un fauteuil604, d'Alfred de Musset, le Théâtre de Clara Gazul, de Mérimée605, seraient admis de droit, et représentés textuellement avec les changements à vue et la mise en scène indiquée. Nous citons ces œuvres pour donner le diapason de notre idée, car nous ne pouvons savoir ce qu'inventeront les poètes de l'avenir. Un théâtre pour la poésie, est-ce trop dans cette belle France si intelligente et si lumineuse ?
Nous voudrions encore une petite scène mignonne et charmante, une salle en treillis d'or où grimperaient des fleurs, pour y installer la commedia dell'arte, la comédie improvisée que jouait si bien à Venise la troupe du vieux Sacchi, l'immortel Pantalon606. On pourrait aussi y représenter des pièces dans le genre fiabesque où excellait Carlo Gozzi607, et des féeries littéraires aiguisées de fines satires, en prose et en vers, capables de charmer les yeux et l'esprit. Ce serait quelque chose comme le théâtre de La Fête chez Thérèse : Watteau fournirait le vestiaire et les décors ; Ariel et Puck écriraient le canevas sous la dictée de la reine Mab608.
592 Auteur indien du Chariot d'enfant, fameux drame sanskrit adapté par Nerval et Méry en 1850. La graphie « Kachyle » (un poète grec ?) a résisté à nos recherches.
593 Agamemnon, Les Choéphores, Les Euménides, trilogie sur la malédiction des Atrides.
594 Cette tragédie d'Euripide est la source de Phèdre.
595 Cette comédie est désignée aujourd'hui par le titre L'Assemblée des femmes (392 av. J.-C.).
596 Goethe avait écrit Der Gott und die Bajadere, Indische Legende (1797), d'où Scribe avait tiré le livret d'un opéra-ballet en deux actes d'Auber, Le Dieu et la bayadère (Opéra, 13 octobre 1830). L'intrigue tirait son pouvoir de séduction du voisinage de deux rôles féminins, l'un chanté, l'autre dansé. Ce dernier, créé par la Taglioni, tenta de nombreuses interprètes. Gautier avait pu voir aussi, en 1838, les bayadères indiennes venues se produire au théâtre des Variétés, et leur avait consacré deux feuilletons enthousiastes (La Presse des 20 et 27 août 1838). Le drame de Kalidasa est un autre chef-d'œuvre médiéval indien, dont Gautier avait tiré l'argument de son ballet Sacountala (Opéra, 14 juillet 1858).
597 Auguste de Belloy (1812-1871), un temps secrétaire et collaborateur de Balzac (1835-1837), a laissé quelques pièces de théâtre et des poésies ; sa traduction de Térence date de 1862.
598 Caïus Lælius (185-v. 115 av. J.-C.), évoqué par Cicéron dans son traité De amicitia.
599 Cette tragédie longtemps contestée est de 1608-1609.
600 Les frères von Schlegel (August, 1767-1845, et Friedrich, 1772-1829), membres du groupe de Coppet animé par Mme de Staël. Le Prince Constant date de 1640.
601 Le Magicien prodigieux, drame religieux publié en 1682, un an après la mort de l'auteur, raconte les tentations subies par saint Cyprien, personnage que l'on a en effet parfois comparé à Faust en proie aux propositions de Méphistophélès.
602 El Burlador de Sevilla (Le Trompeur de Séville, v. 1625).
603 Voir p. 236, note 2. Martin Luther et Attila ont été créés respectivement en 1806 et 1809. La Croix sur la Baltique est un drame religieux dont ne subsiste que la première partie, publiée en 1806.
604 Titre commun à deux pièces en vers publiées en 1832 (La Coupe et les lèvres et À quoi rêvent les jeunes filles) et aux cinq pièces en prose de 1833-1834, d'André del Sarto à Lorenzaccio.
605 Voir p. 170 et note 2.
606 Antonio Sacchi (1708-1788), comédien et improvisateur, interprète notamment de Goldoni.
607 L'adjectif « fiabesque » (de l'italien fiaba, fable) sert à qualifier un genre de comédie féerique opposé au réalisme de Goldoni, et dont Carlo Gozzi (1720-1806) est le représentant privilégié ; il est notamment l'auteur de L'Amour des trois oranges et de Turandot, qui inspirèrent Prokofiev et Puccini.
608 Ariel, l'« esprit des airs » de La Tempête, Puck, le lutin du Songe d'une nuit d'été, et la reine Mab, reine des songes évoquée par Mercutio dans Roméo et Juliette (acte I, scène 4), s'unissent dans l'imagination de Gautier au peintre Watteau, dont le poème de Victor Hugo « La fête chez Thérèse » rappelle en effet la touche galante (Les Contemplations, I, XXII).