Le Moniteur universel,
23 avril 1866

REVUE DES THÉÂTRES

Voici un exemple de ce qui se produit souvent dans les quinze dernières années du feuilleton : bien qu'intitulé « Revue des théâtres », il traite d'autres sujets, notamment de livres, comme dans celui-ci où Gautier brode, faute de matière théâtrale digne d'intérêt, sur un roman de Dickens, Bleak House – celui qui, dans la traduction de Sylvère Monod (Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1979), porte le titre de La Maison d'Âpre-Vent.

Jusqu'à dimanche matin, terme suprême, nous avons attendu qu'il plût aux théâtres de vouloir bien représenter une pièce quelconque qui pût servir de prétexte à un feuilleton. Mais les théâtres maintenant marchent très bien sans pièces et réalisent le mot de ce directeur : « Tant qu'il y aura des auteurs, cela ne pourra pas aller ! » Jadis les drames, les comédies, les vaudevilles s'adressaient à un public relativement restreint, et il fallait de temps à autre renouveler l'affiche. Aujourd'hui Paris est le centre d'une immense étoile de chemins de fer qui aboutissent à des lignes de paquebots, et des spectateurs y arrivent de tous les coins du monde. Il faut du temps pour que tout l'univers ait vu La Biche au bois609. Quatre cents millions de Chinois ne la connaissent pas encore, mais ils y viendront.

En attendant que L'Entracte610 annonçât quelque pauvre petite première représentation, fût-ce à un de ces théâtres excentriques et fabuleux où l'on ne va qu'en ces moments de disette farouche qui poussent les feuilletonistes à faire gravement l'esthétique des pantomimes et des figures de cire, nous trouvant un peu fatigué et malade, puisque rien d'ailleurs ne nous appelait au-dehors, nous sommes resté sur un canapé, près d'un bon feu, occupé à lire un roman intéressant, ce qui est, selon Gay611, une situation digne du paradis.

Le roman qui charme notre loisir n'est pas une nouveauté, tant s'en faut ; mais, comme nous ne l'avions jamais lu, il était pour nous aussi neuf que s'il eût paru hier. C'est un roman de Ch. Dickens, il a pour titre Bleak House (La Maison désolée)612. Nous avons bien envie de vous en parler, et il nous serait difficile de vous entretenir d'autre chose, car notre cervelle est encore tout occupée de Bleak House, et nous sommes comme La Fontaine ayant découvert les beautés de Baruch – avez-vous lu Baruch613 ? – cela sera toujours aussi amusant que l'analyse d'un vaudeville à cascades ou la reprise d'un mélodrame suranné.

C'est un singulier livre que Bleak House, et jamais pour nous la différence du génie saxon et du génie latin ne fut marquée d'une façon plus sensible que dans cette œuvre étrange. Nous croyons être romantiques, mais nous ne sommes au fond que des classiques : on le sent bien en lisant le roman de Dickens. Toujours préoccupés du plan, de la ligne, de la symétrie, de l'ordonnance et autres qualités régulières, nous construisons nos romans comme des tragédies, des drames ou des vaudevilles sur un scénario arrêté d'avance et logiquement concerté. Nos œuvres les plus échevelées et les plus folles en apparence ont toujours quelque chose d'académique. Elles ressemblent aux architectures de style gréco-romain, qui décorent ou, pour parler plus juste, enlaidissent nos villes. Quel chagrin pour nous si une fenêtre n'est pas répétée par une fenêtre semblable, si une porte s'ouvre ailleurs qu'au milieu de la façade ! Un tel malheur, lorsqu'il est inévitable, nous pousse à simuler de fausses fenêtres et de fausses portes, tant le sentiment de la règle et de la proportion est inné chez les races latines.

Il n'y a chez Dickens aucun souci de ce genre, Vitruve et Vignole n'existent pas pour lui. Il se moque des cinq ordres d'architecture, et perce ses fenêtres où il lui plaît, comme le conseiller Crespel du Violon de Crémone614 quand il bâtissait sa maison, qui se trouva, malgré son extravagance, la plus charmante et la plus commode de la ville. Les romans de Charles Dickens ressemblent à ces vieilles résidences anglaises dans le style usité sous la reine Élisabeth. Aucun plan ne paraît avoir présidé à la construction de ces bizarres édifices dont les diverses parties semblent s'être juxtaposées au fur et à mesure de la fantaisie ou des besoins des propriétaires. Au-dehors on aperçoit des murs de briques irrégulièrement troués de croisées disparates : celles-ci grandes, celles-là petites, les unes à meneaux de pierre, les autres à mailles de plomb. Des tourelles crénelées, des cabinets en saillie, des serres vitrées, des terrasses rejoignant une tour à l'autre, s'appliquent aux murailles sans nul soin de la symétrie ; les cheminées, d'un ton rougeâtre, hérissent çà et là les angles des toits ; des portiques de pierre blanche abritent les portes placées comme au hasard. La forme visible de la maison n'est pour ainsi dire que le relief des dispositions intérieures. Comme dans un travail au repoussé, chaque creux a produit au-dehors une bosse, et l'effet n'est pas plus désagréable pour cela. Avec ses draperies de lierre, ses palissades de rosiers, ses pans de briques sombres encadrés de blanc, ses pignons en escalier, ses girouettes, ses bouquets de plomb, sa silhouette capricieusement découpée sur le ciel gris, l'antique logis a un cachet original et profondément britannique.

Quand on entre, c'est comme un dédale où il semble d'abord impossible de se reconnaître, les escaliers montent et descendent, les corridors circulent dans l'épaisseur des murs. Les chambres sont de niveaux différents : il y a toujours de l'une à l'autre quelques marches à franchir. Ici, les plafonds sont hauts comme dans une halle ; là, bas comme dans un entresol. Telle pièce est oblongue, telle autre est carrée, à moins qu'elle ne soit hexagone615 ou demi-circulaire, se détachant de la façade avec sa rotonde vitrée. Tout cela est plein de recoins, d'angles obscurs, de couloirs, de dégagements, d'escaliers dérobés, de cabinets, de logettes, de chambres perdues, de cœcums616, de caves, de celliers, de resserres, de greniers, de soupentes, et il s'y trouve un monde de choses anciennes, intimes, mystérieuses, d'une signification profonde ou d'une amusante curiosité. Comme les coquillages où le mollusque n'est plus, la vieille maison garde empreinte et moulée la vie des ancêtres. N'y a-t-il pas mille fois plus de charme dans ces bâtisses irrégulières adaptées aux besoins et aux poésies de l'existence humaine que dans ces cubes corrects, régulièrement percés de trous symétriques, où il faut s'enchâsser de force, quelque forme qu'on ait ?

Le génie latin préférerait certainement la maison cubique à ce pittoresque amas de cahutes, mais l'esprit libre et fantasque de Dickens ne saurait s'encadrer dans une forme si géométriquement froide, et il s'en échappe par tous les côtés.

Bleak House est un de ces vieux logis anglais. Son nom de maison désolée est sans doute une antiphrase, car, malgré le procès Jarndyce contre Jarndyce, miss Summerson, la fille désavouée de lady Dedlock, y fait régner la plus parfaite félicité, accompagnée de toutes les douceurs du confort britannique ; mais vous pensez bien que Dickens ne reste pas à Bleak House, quelque charmant qu'en soit le séjour, et qu'il va souvent faire des courses à Londres et aux environs pour les besoins d'une intrigue plus embrouillée qu'un écheveau de laine où un chat joueur a exercé ses griffes. Cette intrigue, nous ne la raconterons pas en détail : c'est l'histoire d'une grande dame qui a eu avant son mariage une fille dont l'existence, si elle était connue, la renverserait comme une idole fragile de son haut piédestal d'aristocratie, d'orgueil et de respectabilité. Le père de l'enfant n'est pas mort, mais, réduit à la misère la plus extrême, il fait pour vivre des écritures judiciaires, et lady Dedlock reconnaît la main de son ancien amant dans une pièce de procédure que lui soumet son homme d'affaires, le procureur Rulkinghorn. Les recherches qu'elle fait pour retrouver Hawdon, le père de sa fille, ne sont pas tellement secrètes qu'elles puissent échapper à la surveillance hostile du vieux Rulkinghorn, dévoué à lord Dedlock, et irrité de la glaciale insolence de Milady. Il croit, en ayant la clef du mystère, dominer cette femme d'une froideur arctique, personnification de la haute vie anglaise ; mais elle tombe tout d'une pièce, sans demander grâce ni merci, enveloppée de son orgueil comme César de son manteau. Rulkinghorn est tué par une femme de chambre de Milady dont il n'a pas voulu, le service rendu, satisfaire les exigences... Mais où diable nous emportent les habitudes du feuilleton ! Ne voilà-t-il pas que nous racontons le mélodrame de la chose comme s'il s'agissait d'une pièce de l'Ambigu-Comique, du Châtelet ou de la Gaîté !

Cette fable, quoique suffisamment intéressante, compte, à notre avis, pour peu de chose dans le mérite du roman. Ce qui est vraiment prodigieux, c'est la puissance de rendre l'intensité de vie, la force de couleur, l'énergie de trait, la bizarrerie significative du détail, la verve caricaturale qui charbonne tant de figures horribles ou grimaçantes, touchantes parfois, sur les murailles lépreuses de Londres. Dickens, comme Shakespeare, est en son genre un paroxyste. Dès qu'il tient une idée, il la pousse à outrance, il l'exagère, il l'amplifie, il la violente, il la retourne sur toutes ses faces, il la presse, l'étreint, se bat pour ainsi dire avec elle, et cherche à la renverser pour lui faire dire son dernier mot, le genou sur la poitrine. Toujours comme Shakespeare il est en communion avec les éléments ; mais où le poète dramatique, tout en faisant parler ses personnages, esquisse sobrement le décor de l'action et met autour d'eux l'atmosphère, la saison, le rayon de soleil ou de lune nécessaires à l'effet, Dickens se répand en peintures d'une nouveauté étrange et qu'anime un sentiment particulier.

Dickens ne décrit pas la pluie, le vent ou la neige : il pleut, il vente et il neige lui-même. Il est devenu, par une sorte d'incarnation mystérieuse, le nuage qui fond en grises hachures, les bouffées blanches qui courent sur les toits, la goutte roulant sur la vitre, le filet humide noircissant le mur, la tache sombre mouillant le sable, les feuilles et les vêtements. Il prend la pluie au sortir des gargouilles, et il la suit dans ses jaillissements, ses éclaboussures et ses cascatelles jusqu'à l'égout où elle s'engloutit. On dirait que pour lui, chaque goutte possède une âme, est une personne, a une histoire particulière. Cette histoire, si on l'en priait un peu, il la raconterait, car il la sait assurément. La pluie à Chesney Wold est un chef-d'œuvre. Non seulement Dickens peint le paysage grisâtre, embrumé, à demi disparu derrière une gaze d'eau, et le manoir féodal prenant des teintes d'un noir morose sous l'ondée incessante ; mais il dit la pensée de chaque pierre, les rêves des chiens qui sommeillent au chenil, les impatiences des chevaux se tracassant dans leurs boxes, les mélancolies vagues des serviteurs regardant tomber la pluie le front appuyé aux vitres, la mélancolie des portraits d'ancêtres envahis par l'ombre et bleuis par la buée. S'il parle du vent, c'est la même identification. Il souffle, les joues gonflées comme Éole, fait grincer les girouettes, claquer les enseignes, battre les volets, se glisse sous les portes, s'insinue dans les corridors et les tuyaux de cheminée, avec des cris, des sanglots, des pleurs et des gémissements presque humains ; il sait toutes les harmonies de la rafale, et joue tous les airs à l'orgue de la tempête. Quels merveilleux effets de neige, sale, à moitié fondue, mêlée d'ombre, de boue et de brouillard dans le voyage de l'inspecteur de police Bucket à la recherche de lady Dedlock en compagnie d'Esther Summerson !

Personne n'a exprimé comme Dickens le climat de Londres, les bruines glacées, les brouillards jaunes où s'éteint le gaz, les neiges de suie, les murailles noires rayées de blanc comme des draps mortuaires, l'opaque dais de fumée suspendu sur la ville, les sombres parades des cheminées d'usine sur le ciel, les maisons moisies, les lanes infects, les ruelles empestées des quartiers misérables. La description de Tom all alone617 fait frémir. Et quelle page aussi que celle où Dickens peint le cimetière horrible, le charnier refluant de pourriture et regorgeant de pestilence qui absorbe dans son noir terreau le maigre cadavre de Hawdon, l'ancien amant de Milady, tué par l'opium volontairement ou involontairement, le coroner n'a pas décidé. Le haillon anglais, le plus terrible, le plus sinistre, le plus spectral des haillons, a son Vélasquez dans Charles Dickens. Mais, comme le peintre espagnol, l'auteur de Bleak House peint, aussi bien que les lamentables guenilles humaines circulant le long des bancs, les parfaits gentlemen, les hautes ladies qui traversent la vie en carrosse armorié ; le portrait de lady Dedlock, brillant, satiné, aristocratique jusqu'au bout des ongles, n'est pas moins bien réussi dans son cadre d'or que la pochade au bitume qui représente le pauvre Jo, une espèce de Jean Hiroux618 britannique qui ressemble à une tache de boue contre un mur. Seulement cette fange qui marche, ce détritus social, a une âme, et en quelques mots d'une sensibilité nerveuse et communicative, Dickens le fait pressentir. Quelle page navrante que celle où le pauvre Jo, pour honorer la mémoire de son ami Hawdon qui de temps en temps lui donnait quelques pence, va, les yeux humides, balayer le degré de pierre boueux et glissant où s'appuie la grille du charnier ! Mais pour ne pas finir par une idée si triste, disons, comme à la fin d'un vaudeville, que miss Esther Summerson épouse Allan Woodcourt, le médecin philanthrope, et vit très heureuse non loin de son tuteur Jarndyce, dans un cottage qui rappelle en petit Bleak House. Son goût pour les petits enfants sera probablement satisfait, et à l'heure qu'il est elle doit sourire à une demi-douzaine de babies roses.

609 Fameux vaudeville-féerie des frères Cogniard et Ernest Blum, créé à la Porte Saint-Martin le 29 mars 1845, et que ce théâtre avait remis à l'affiche depuis la fin mars 1865, avec un succès ininterrompu.

610 Voir p. 303, note 1. Gautier dirige ce petit journal depuis 1864.

611 La même allusion figure dans la préface des Jeunes-France (1833) de Gautier, mais le personnage est alors nommé Grey. Peut-être est-ce le poète et humoriste anglais Thomas Gray (1716-1771) ?

612 C'est le neuvième roman de Dickens, publié en Angleterre en 1852-1853, et traduit par Mme H. Loreau dès 1857 ; Hachette venait de rééditer cette traduction en 1866.

613 On raconte que La Fontaine, ayant un jour découvert Baruch, un des « petits prophètes » de l'Ancien Testament, passa les jours suivants à demander à tous ceux qu'il rencontrait : « Avez-vous lu Baruch ? C'était un bien beau génie. » Le mot est passé en proverbe.

614 Conte d'Hoffmann (1817). Le De architectura de Vitruve (Ier s. av. J.-C.) est considéré comme un traité fondateur de cet art ; Giacomo Barozzi (1507-1573), contemporain de Palladio, tire son surnom de Vignola, son lieu de naissance ; il fut l'architecte de la célèbre église du Gesù, à Rome.

615 Au XIXe siècle, ce mot est indifféremment nom ou adjectif (il n'est plus que nom aujourd'hui).

616 Culs-de-sac (le cœcum ou cæcum est une partie du gros intestin qui n'aboutit nulle part).

617 Morceau de bravoure du roman : il s'agit d'un lieu mal famé semblable à la Cour des Miracles du Paris médiéval telle que la peint Hugo dans Notre-Dame de Paris. Lane : sentier ou, en ville, petite rue, ruelle.

618 Type caricatural d'assassin cynique créé par Henry Monnier, et devenu proverbial au XIXe siècle.