Concerts de Strauss de Vienne et de Bilse

L'orchestre des musiciens allemands amenés à Paris par M. Bilse, Musik Director de S. M. le roi de Prusse637, et par M. Johann Strauss de Vienne, a donné mercredi son premier coup d'archet devant le public dans la salle Ventadour. Quoique l'épithète « sympathique » soit bien devenue banale, surtout lorsqu'il s'agit de musique, nous croyons qu'elle peut s'appliquer avec justesse au talent de cet orchestre, et à la supériorité de ceux qui le conduisent.

On se croirait devant un orchestre de frères siamois, en entendant l'ensemble intime qui résulte du jeu de ces artistes ; seulement ce ne sont pas leurs corps, ce sont leurs âmes qui sont soudées par une communication directe et permanente. L'énergie et l'influence des chefs d'orchestre contribuent sans doute à donner à cette réunion d'exécutants l'ensemble qui a charmé le public, mais on ne saurait trop louer l'intelligente docilité, la compréhension rapide, le sens délicat des rythmes et des mouvements dont l'orchestre de Bilse et de Johann Strauss nous a donné le surprenant exemple.

Les concerts que donne cette compagnie sont divisés en deux parties. Le programme de la première partie est composé d'œuvres graves exécutées sous la direction de M. Bilse ; au Prussien revenait la portion sérieuse et austère. Après M. Bilse, M. Johann Strauss arrive au pupitre, et tout à coup musiciens et spectateurs changent d'aspect ; l'esprit viennois, plein d'abandon, de gaieté, d'aimable tendresse, amène avec les rythmes moelleux de la valse et du ländler, une satisfaction moitié physique, moitié intellectuelle. Tout le monde connaît, soit par le piano, soit par nos orchestres, les compositions de Johann Strauss fils ; mais qui ne les a pas entendues exécutées sous sa direction, lorsqu'il prend lui-même le violon et qu'il entraîne ses musiciens dans le tourbillon, accélérant, ralentissant le mouvement, faisant palpiter, soupirer et bondir la mesure, ne sait pas quelle amoureuse poésie, quel spirituel caquetage contient une valse, une polka ou un galop. Johann Strauss enlève son public comme il enlève un orchestre : avec de l'art, de la grâce et de la prestidigitation tout à la fois.

Ce même orchestre, si léger et si rapide dans la musique de danse, sait déployer de tout autres qualités lorsqu'il exécute les œuvres symphoniques des maîtres. M. Bilse n'a pas l'élan de M. Johann Strauss l'Autrichien, mais il jouit par sa science et son énergie d'une grande autorité sur ses exécutants.

On a surtout remarqué que M. Bilse comprend certains morceaux des œuvres classiques d'une façon tout autre que ne le font le Conservatoire et les concerts Pasdeloup638. M. Bilse possède sans doute les traditions directes sur ces questions de mouvement et de coloration orchestrale qui divisent les musiciens : à ce point de vue, l'audition de cette société est extrêmement intéressante.

Les concerts de Strauss et de Bilse seront pour le public un des attraits de l'Exposition, car ils se tiennent alternativement à la salle Ventadour et au Cercle international du Champ-de-Mars. Aux amateurs et aux musiciens, ils fourniront peut-être de bons et d'utiles enseignements.

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637 Guillaume Ier, lui aussi en séjour à Paris pour l'Exposition. Benjamin Bilse (1816-1902) est le fondateur de l'Orchestre philharmonique de Berlin.

638 Jules Pasdeloup (1819-1881) avait inauguré en 1861, à la tête de son orchestre, une série de concerts populaires qui contribuèrent à la démocratisation de la musique classique.