L'Iliade,
traduction nouvelle de Leconte de Lisle
Dans une scène du Dom Juan de Molière, Pierrot exprime ainsi sa position à Charlotte ou à Mathurine : « Je te dis toujours la même chose, parce que c'est toujours la même chose, et si ce n'était pas toujours la même chose, je ne te dirais pas toujours la même chose639. » Cette phrase, comiquement mélancolique dans sa niaise redondance, pourrait être adressée au public par les feuilletonistes qui ont placé devant eux au bout de la semaine les carrés de papier sur lesquels ils doivent écrire leur article du lundi. La prospérité stérile des théâtres rend la critique superflue, pour quelque temps du moins. Ne vaut-il pas mieux, sans faire de vains efforts pour remplir ses colonnes avec le rendu-compte640 de vieux mélodrames repris vingt fois et de vaudevilles mort-nés joués dans des théâtres inconnus, prendre bravement sur sa table, parmi les journaux et les paperasses, un des beaux et bons livres illustrés d'une dédicace amicale, qu'on relit le soir, à la douce clarté de la lampe, les pieds sur les chenets, en compagnie d'un chat qui file son rouet ou d'un chien qui pousse de son nez votre main pendante, et en parler tout au long de sa meilleure encre et de son meilleur style ? Notre bon camarade Henri Lavoix641 ne se fâchera pas si nous empiétons sur son domaine ; il sait bien qu'au besoin nous lui laisserions analyser une tragédie ou drame en cinq actes et huit tableaux, avec prologue et épilogue. Nous avons là l'Iliade, traduction de Leconte de Lisle, et les quatrains de Keyam, un poète persan du XIe siècle : nous commencerons par Homère. Cet honneur est bien dû à l'illustre aveugle qui trône sur un siège d'or, et dont les pieds ont pour support un escabeau d'ivoire, dans le glorieux plafond où Ingres l'a représenté ayant près de lui ses deux filles immortelles, l'Iliade et l'Odyssée, l'une vêtue d'une draperie rouge comme le sang des héros, l'autre d'une draperie verte comme la vague des mers642.
Ce n'est pas pour une nécessité d'arrondir la phrase que nous évoquons ici le souvenir de cette noble peinture et de ce grand maître. Ingres a le premier compris, chez nous, l'antiquité homérique. Il en a rendu la beauté naturelle, naïve et forte, un peu farouche même. La meilleure traduction de l'Iliade est certes la Thétis suppliant Jupiter, étonnant tableau qu'on n'a pas assez admiré, selon nous, à l'exposition du quai Malaquais643. Nous avons dit Jupiter, par une vieille habitude de terminologie latine, car c'est bien le Zeus hellénien, le maître du tonnerre, le dieu à la chevelure ambrosienne644, dont le noir sourcil entraîne d'un froncement l'Olympe et la terre, le Zeus assemble-nuages qui rêve le coude sur une nuée et semble ne pas s'apercevoir que Thétis, la déesse aux pieds d'argent, lève vers lui son bras blanc comme l'écume de la mer et lui caresse la barbe de sa main que ne colore pas le sang grossier de la vie terrestre.
On se demande comment Ingres, qui ne connaissait Homère que par Mme Dacier ou Bitaubé645, a pu arriver à cette profonde intuition du génie grec. Il est vrai qu'il avait Phidias et les métopes du Parthénon pour commenter la plate version du divin texte. Ce que retranchaient les anciens traducteurs, comme contraire au goût français, c'était précisément le côté plastique, le dessin, la couleur, la forme, ces épithètes qualificatives, en un mot toute la poésie visible. Au fond, Homère leur paraissait choquant et barbare, et ils lui faisaient un bout de toilette avant de le présenter dans le monde.
L'Iliade de Leconte de Lisle nous produit le même effet que la peinture d'Ingres ; toutes les fausses élégances sont dépouillées ; les héros n'ont plus ni perruques ni tonnelets646 à la Louis XIV, et ils apparaissent dans leur demi-nudité grandiose et la simplicité violente de leurs mœurs primitives.
Le temps des belles infidèles, comme on appelait les traductions de Perrot d'Ablancourt647, est passé. On les trouverait fort laides aujourd'hui avec leurs grâces factices ou leur fard qui fait disparaître la vraie couleur du modèle. Les portraits flattés déplaisent, on veut la nature telle quelle. La traduction est une chose moderne en France : elle remonte un peu plus haut en Allemagne, où le vieux Voss648 traduisait Homère en hexamètres que Henri Heine comparait à des blocs de marbre versifiés, mais qui du moins reproduisaient la mâle vigueur et la robuste santé antique du Mélésigène649.
Personne n'était plus capable de traduire l'Iliade en vers que Leconte de Lisle. Il est lui-même un poète de premier ordre, de race homérique, pour ainsi dire, un fils de l'Hellade né trop tard et forcé de s'exprimer, pour être compris, dans un de ces idiomes qui sont nés sur le sol de la barbarie de la décomposition des belles langues qu'aux jours de jeunesse du monde parlaient les dieux et les héros. Il a l'horreur de la vulgarité moderne et l'amour de l'idéal antique. Ses rêves sont des rêves de paros650 et d'azur, et il manie comme un aède la grande lyre à quatre cordes. Il a chanté Hélène pour son compte651, et le vieil aveugle en entendant les vers du jeune poète ferait un signe d'assentiment. Mais Leconte de Lisle a résisté sagement à cette tentation qui a dû lui venir de placer l'alexandrin français sous l'hexamètre, et il a traduit l'Iliade en prose. Quelle que fût son habileté, il n'eût pu obtenir du vers cette exactitude soutenue, cette vigueur de détail, cette reproduction des mouvements de la phrase et du rythme qu'on exige aujourd'hui avec raison. Dans une version d'Homère le sacrifice d'une épithète caractéristique à la mesure est chose grave. Une épithète peint un héros, une déesse, et les rend d'une beauté éternellement reconnaissable.
C'est bien à juste titre que Leconte de Lisle imprime sur la couverture de sa traduction le mot « nouvelle ». Rien de plus neuf en effet, et ceux que la lecture du texte ou tout au moins du mot à mot latin interlinéaire n'a pas familiarisés d'avance avec l'œuvre magnifique si étrangement défigurée par les interprètes de bon goût, restent frappés de stupeur comme si l'on découvrait brusquement devant eux un monde inconnu. D'abord les noms si divinement harmonieux à l'oreille résonnent d'une manière qui semble barbare, car on n'en a pas l'habitude. Le Péléide Akhilleus et le Laertiade652 Odysseus ont un air plus farouche qu'Achille et qu'Ulysse, avec leurs longs cheveux, leurs armures de peaux, d'étain et de cuivre, leurs lances à pointes d'airain et leurs épées de même métal. Partout le traducteur a restitué les noms grecs des villes, des dieux, des héros, des guerriers et des femmes, latinisés d'abord et francisés ensuite. Cette innovation change la physionomie du poème, lui rend sa couleur nationale et le remet à son plan d'antiquité.
Quand on ne l'a vu qu'à travers les imitations pseudo-classiques si pâles, si éteintes, on ne saurait s'imaginer combien tout ce monde homérique est lumineux, éclatant, diapré de vives couleurs, abondant en détails de mœurs, de costume et de paysage. Tout est dessiné d'un trait ferme, caractéristique, et se détache comme les figures d'un bas-relief sur le fond bleu ou rouge d'une frise. Les combattants, harmonieux et beaux comme les guerriers archaïques du fronton d'Égine653, ont dans leurs mouvements les plus violents une sorte de sérénité primitive et souriante que n'altère pas même la mort. En hommes qui vivent plus de la vie des muscles que de la vie des nerfs, ils ne semblent pas souffrir de leurs blessures ; le poète ne s'en préoccupe pas davantage, et il peint avec délice comme une chose charmante à l'œil le sang couleur de pourpre qui coule sur la cuisse d'ivoire de Menalaos654.
Cependant la bataille s'anime, et parfois Homère dépasse en violence les plus farouches réalistes. Voici un tableau qui pour la férocité et l'acharnement égale les grandes tueries des Nibelungen655... « Et la Moire656 saisit Diorès Amarynkéide, et il fut frappé à la cheville d'une pierre anguleuse. Et ce fut l'Imbraside Peiros, prince des Thrakiens et qui était venu d'Ainos, qui le frappa, et la pierre rude fracassa les deux tendons et les os. Et Diorès tomba à la renverse dans la poussière, étendant les mains vers ses compagnons et respirant à peine. Et Peiros accourut et enfonça sa pique près du nombril, et les intestins se répandirent à terre, et l'obscurité couvrit ses yeux, et comme Peiros s'élançait, l'Aitolien Thoas le frappa de sa pique dans la poitrine, au-dessus de la mamelle, et l'airain traversa le poumon. Puis il accourut, arracha de la poitrine la pique terrible, et, tirant son épée aiguë, il ouvrit le ventre de l'homme et le tua, mais ne le dépouilla pas de ses armes, car les Thrakiens aux cheveux ras et aux longues lances entourèrent leur chef et repoussèrent Thoas, tout robuste, hardi et grand qu'il était, et il recula loin d'eux. Ainsi les deux chefs, l'un des Thrakiens, l'autre des Épéiens aux tuniques d'airain, étaient couchés côte à côte dans la poussière, et les cadavres s'amassaient autour d'eux. »
Comme on le voit, le traducteur n'a rien atténué, et sa phrase robuste se moule sur le vers homérique comme une cuirasse d'airain sur un corps vigoureux en épousant tous les contours et en faisant ressortir les saillies.
Regardez encore ce tableau d'une tout autre couleur... « Elle posa devant eux une belle table aux pieds de métal azuré, et, sur cette table, un bassin d'airain poli avec des oignons pour exciter à boire, et du miel vierge et de la farine sacrée : puis une très belle coupe enrichie de clous d'or que le vieillard avait apportée de ses demeures, et cette coupe avait quatre anses et deux fonds, et sur chaque anse deux colombes d'or semblaient manger ; tout autre homme l'eût soulevée avec peine quand elle était remplie, mais le vieux Nestor la soulevait facilement.
« Et la jeune femme, semblable aux déesses, prépara une boisson de vin de Pramneios, et sur ce vin elle râpa avec de l'airain du fromage de chèvre, qu'elle aspergea de blanche farine, et après ces préparatifs elle invita les deux rois à boire657... »
On ne s'attendait guère à ces oignons et à ce parmesan épique que supprimaient comme d'une bassesse trop familière les traductions élégantes ; et cependant que de grâce, que de charme, quelle beauté de dessin dans cette scène qui nous fait vivre un instant de la vie antique ! Qui se doutait que l'Iliade contient une râpe à fromage ? Rien de nouveau sous le soleil.
Après l'absence totale de couleur à laquelle nous avons longtemps été réduits, l'Iliade ainsi traduite prend, nous le savons bien, un air sauvage et tatoué qui contrarie nos idées classiques. Chamarré de la sorte, le Laertiade Odysseus ressemble quelque peu à Chioghakok, et le divin Akhilleus aux pieds rapides, à Uncas du Dernier des Mohicans658. Mais les héros d'Homère et de Fenimore Cooper se rencontreraient sans trop de surprise.
Leconte de Lisle a rendu par sa traduction un très grand service à l'Iliade déshabillée, hélas ! pendant si longtemps de ses épithètes, de ses noms patronymiques, de ses généalogies, de ses métaphores, de ses comparaisons, de ses descriptions d'armures, de trépieds, de chars de guerre et de vaisseaux, et de tout ce qui en faisait l'admirable poème glorifié par tout le monde depuis trois mille ans, un peu sur parole, il est vrai, pendant les derniers siècles. La traduction de Leconte de Lisle est un livre que les peintres et les sculpteurs, les élèves de l'école doivent feuilleter d'une main diurne et nocturne comme les exemplaires grecs dont parle Horace659, car elle contient toute la véritable antiquité.
639 Réplique déjà citée dans l'article p. 136 (voir p. 137, note 1).
640 Forme volontiers employée par Gautier, à côté de « compte rendu », qui a seul subsisté dans l'usage.
641 Henri Lavoix (1820-1892), par ailleurs grand numismate, tenait la rubrique de critique littéraire.
642 Commandée à Ingres par Charles X pour un des plafonds du Louvre (aile Sully, 1er étage), L'Apothéose d'Homère est une vaste peinture sur toile de 1827.
643 Jupiter et Thétis, tableau peint par Ingres en 1811, dernière année de son séjour à la Villa Médicis, figura au Salon de 1812, puis, après la mort du peintre (1867), à l'exposition organisée à son domicile.
644 Ambrosien ou ambroisien : qui a le parfum de l'ambroisie, nourriture des dieux.
645 Traducteur déjà cité (voir p. 158, note 3). Anne Dacier (1647-1720), traductrice de l'Iliade (1699) et de l'Odyssée (1708), avait tenté de restituer le texte grec avec plus de fidélité classique que son rival Houdar de La Motte, à qui elle s'opposa dans la seconde Querelle des Anciens et des Modernes.
646 Jupon de théâtre garni de lamelles métalliques, porté par les hommes au XVIIe siècle et censé représenter l'armure antique ; le jeune Louis XIV était costumé ainsi pour danser Apollon.
647 Voir p. 205 et note 4.
648 Johann Heinrich Voss (1751-1825), poète et érudit allemand ; sa traduction d'Homère date de 1793.
649 « Né au bord du Mélès » (fleuve d'Ionie, région natale supposée d'Homère).
650 Voir p. 286, note 3.
651 « Hélène » est la pièce XI des Poèmes antiques.
652 Du nom du père de ces deux héros (Pélée et Laërte).
653 Le fronton du temple d'Aphaîa (480 av. J.-C.). Égine : voir p. 84, note 1.
654 Ménélas, roi de Sparte et frère d'Agamemnon.
655 Épopée germanique du XIIIe siècle, remise au goût du jour par la Tétralogie de Wagner (1853-1874), dont les trois premiers volets sont déjà composés à l'époque de ce feuilleton.
656 Le destin, en grec, d'où la mort. Le passage reproduit se trouve au chant IV de l'Iliade (v. 517-538).
657 Extrait, cette fois, du chant XI (v. 628-641).
658 Uncas est précisément le dernier des Mohicans dans le célèbre roman de Cooper, mais Gautier déforme nettement, dans la même œuvre, le nom d'un autre Indien, Chingachgook.
659 « Exemplaria graeca / Nocturna versate manu, versate diurna » (Art poétique, v. 268-269).