Le Moniteur universel,
11 mai 1868

SALON DE 1868
(4e article)

MM. Courbet, Manet, Monet,
de Los Rios, Vollon, Régamey, Smits

Des sept peintres dont il est question dans cet article, ce sont les trois premiers qui nous intéressent le plus : nous avions constaté les réticences de Gautier devant Courbet (article p. 182), elles ne se sont pas apaisées. Quant aux deux valeurs montantes que sont Manet (trente-six ans) et Monet (vingt-huit ans), le moins que l'on puisse dire est qu'il les rejette ; dans les trois cas, c'est au nom de l'idée qu'il se fait de la beauté.

Il fut un temps où il se faisait un grand bruit autour de M. Courbet, le maître peintre d'Ornans, comme il s'intitulait lui-même. L'Enterrement au village664, Les Casseurs de pierre, Les Demoiselles de campagne665 soulevaient des tempêtes ; on dénigrait, on exaltait l'artiste avec une violence extrême. Selon les uns, ses tableaux ressemblaient à des enseignes à bière ; selon les autres, ils égalaient, s'ils ne les dépassaient, les chefs-d'œuvre des plus grands maîtres. Il allait régénérer l'École, lui infuser un sang jeune et généreux, la débarrasser de la routine, de la tradition, et la ramener au vrai. On eût dit que Courbet avait découvert la nature inconnue avant lui. Bien qu'il soit dénué de toute esthétique, on fit de lui l'apôtre du Réalisme, un grand mot vide de sens, comme bien des grands mots. Quelques jeunes peintres, à sa suite, parurent croire que le réel était le hideux, comme si un bouquet de roses n'était pas aussi vrai qu'un cochon dans sa bauge, et un frais visage de quinze ans qu'une trogne bourgeonnée de sacristain. Les idéalistes, à l'aspect de ces brutales horreurs, regrettaient presque Girodet et Lancrenon666, et demandaient pardon aux Grâces de ces barbaries. Au reste, la question n'était pas nouvelle, et il y a longtemps que la querelle dure. Mais les réalistes d'autrefois, venus à une époque où le Vinci, Raphaël, Michel-Ange, le Corrège avaient en quelque sorte donné la lassitude et la satiété du beau, se nommaient Guerchin, Caravage, Rembrandt, Ribera, Vélasquez, Valentin667, et s'ils copiaient la nature sans l'idéaliser, au moins ils ne l'enlaidissaient pas ; ils reproduisaient leur modèle avec une science, une force, une vérité et un coloris admirables, même lorsque leur modèle était beau.

Nos réalistes modernes n'ont point ce talent, et leurs informes ébauches, après une réputation éphémère, tomberont dans un profond oubli. Déjà le silence se fait devant les tableaux de M. Courbet. Il est dépassé, débordé et regardé comme un classique parmi la bande des prétendus novateurs. Autrefois, à travers des extravagances voulues et concertées pour attirer l'attention, M. Courbet laissait voir un vrai tempérament de peintre. De certains morceaux, surtout dans les accessoires, étaient exécutés en pleine pâte, d'une brosse solide et vigoureuse et d'une couleur juste qui rappelait l'école espagnole. Il faisait assez bien les chevreuils, les rochers et les paysages verts ; mais aujourd'hui il semble troublé, incertain et semble faire, un peu au hasard, des efforts pour retrouver sa popularité perdue ou du moins fort diminuée. Il est évident que dans l'Aumône d'un mendiant à Ornans, il a voulu frapper un grand coup et, comme on dit, tirer un coup de pistolet au milieu du Salon ; mais l'arme a fait long feu et sa détonation assourdie n'a fait retourner personne.

Ce mendiant de grandeur naturelle, qui occupe le centre d'une toile assez vaste, malgré sa misère profonde, fait l'aumône à plus pauvre que lui. Il vient de donner un sou et peut-être le dernier qu'il possédât à un petit garçon lamentablement déguenillé, dont la culotte laisse échapper par le fond un lambeau de chemise. L'enfant le remercie par un baiser envoyé du bout de ses doigts sales. Dans le coin à gauche, accroupie comme une bête fauve, la mère, un nourrisson au sein, qui doit, le pauvre petit, faire bien maigre chère, regarde avec le regard inquiet, furtif et farouche des misérables le généreux mendiant dont 1'action l'étonne plus qu'elle ne l'émeut. Un chien hérissé, noir, avec un poil qui ressemble à de l'herbe sèche, complète la scène.

Il y avait là un sujet de tableau, une idée même, et, dans la donnée du talent de M. Courbet, un succès possible. Mais quelle exécution, grands dieux ! quel dessin ou plutôt quelle absence de dessin ! quelle couleur blafarde et plâtreuse ! – La tête du mendiant n'est pas dans ses plans, l'orbite n'est pas creusée à sa place, la pommette est chassée vers l'oreille. Rien ne se tient dans cette figure qui rappelle un masque de carton à demi écrasé. Nous concevons toutes les souillures, toutes les fatigues, toutes les laideurs, toutes les dégradations de la misère ; mais les plus pauvres gardent au moins leur squelette : c'est la seule chose qu'on ne peut leur retirer, et ce squelette reste soumis aux lois ostéologiques. La faim peut le sculpter, l'accuser, le dépouiller de chairs, le mettre presque à jour, mais non le déformer. Le squelette d'un mendiant est pareil à celui d'un millionnaire et c'est ce qu'un réaliste devrait savoir. Quand on se pique de mépriser l'idéal, d'être vrai et positif, il faudrait ne pas commettre de telles fautes.

Un pareil sujet aurait dû être traité avec une énergie sombre, une vigueur farouche, en remplaçant la forme par le sentiment et la beauté par la lumière. On pouvait encore le prendre d'une autre façon et faire contraster la splendeur indifférente de la nature avec cette misère navrante, ou même, d'après l'idée cordiale de Béranger, « vivent les gueux ! ils s'aiment entre eux668 ! », représenter une scène de fraternité touchante. M. Courbet n'a rien fait de tout cela. Il a rempli de terre glaise des silhouettes dégingandées, effilochées, bavocheuses, où les haillons se fondent avec les chairs et le sol avec le ciel. Un jour crayeux blanchit toutes ces pauvretés maculées çà et là d'ombre couleur de suie. Rien de plus faux, de plus criard et de plus rebutant d'aspect que cette toile si prétentieusement mauvaise. On pourrait croire que M. Courbet a perdu tout son talent, et l'on s'attendrirait sur ce malheur, le plus grand qui puisse arriver à un artiste, s'il n'avait à côté de l'Aumône d'un mendiant à Ornans un tableau rassurant intitulé Chevreuil chassé aux écoutes(printemps).

Le chevreuil, après avoir traversé un ruisseau pour faire perdre la piste aux chiens, dresse l'oreille et reste quelques instants aux aguets, épiant les aboiements lointains sous les branches que verdit le feuillage nouveau. C'est de la bonne et franche peinture, un peu lourde, mais saine, et l'on sent que le peintre s'est promené bien souvent dans les bois. Voilà du réalisme dans le bon sens du mot ; Jacques, le rêveur mélancolique, que Shakespeare fait errer dans la forêt des Ardennes669, philosopherait sur le sort de ce pauvre chevreuil que poursuit la méchanceté des hommes, insensibles à ses grosses larmes.

Le chef, le héros du réalisme, est maintenant M. Manet670. Il a des partisans frénétiques et des détracteurs timides. En face de ce paradoxe en peinture, il semble qu'on ait peur, si on ne l'admet pas, de passer pour un philistin, un bourgeois, un Joseph Prudhomme671, un goitreux aimant les miniatures et les copies sur porcelaine, ou pis encore, un retardataire trouvant du mérite à l'Enlèvement des Sabines672 de David. On se tâte avec une sorte d'effroi, on promène sa main sur son ventre et sur son crâne pour savoir si l'on n'est pas devenu obèse ou chauve, incapable de comprendre les audaces de la jeunesse. Car les jeunes, bien que beaucoup d'entre eux aient dépassé depuis longtemps la quarantaine, sont terribles à l'endroit de ceux qui les précèdent dans la vie d'un ou deux lustres. Chacun se dit : « Suis-je vraiment une ganache, une perruque, un être momifié, un fossile antédiluvien ne comprenant plus rien à son siècle et qui ne saurait mieux faire que de se plonger, jusqu'à ce qu'il y soit disparu, dans ce tiède bain de boue liquide dont Michelet fait une si jolie description673 », et l'on pense à l'antipathie, à l'horreur qu'inspiraient, il y a une trentaine d'années, à des gens qui ne manquaient ni d'esprit, ni de talent, ni de goût, ni de largeur d'idées, les premières peintures de Delacroix, de Decamps, de Boulanger, de Scheffer, de Corot, de Rousseau, si longtemps exilés du Salon. Ingres lui-même eut bien de la peine à se faire accepter. On l'accusait de faire remonter l'art à la barbarie gothique du XVIe siècle ! Phrase textuelle d'un article critique de L'Époque674. Et pourtant ces artistes si honnis, si conspués, si persécutés sont devenus des maîtres illustres, reconnus de tous, et ils avaient alors autant de talent qu'ils en eurent jamais, peut-être même davantage, car ils donnaient la fleur de leur génie. Les scrupuleux se demandent, en face de ces exemples frappants et encore tout voisins de nous, si vraiment l'on ne peut comprendre autre chose en art que les œuvres de la génération dont on est contemporain, c'est-à-dire avec laquelle on a eu vingt ans. Il est probable que les tableaux de Courbet, Manet, Monet et tutti quanti renferment des beautés qui nous échappent à nous autres anciennes chevelures romantiques déjà mêlées de fils d'argent, et qui sont particulièrement sensibles aux jeunes gens à vestons courts et à chapeaux écimés. Pour notre part, nous avons fait en conscience tous nos efforts pour nous accoutumer à cette peinture, et quand nous avons eu l'honneur de faire partie du jury, nous ne l'avons pas repoussée. Nous avons tâché d'être juste envers ce qui nous répugnait, et ce sentiment a dû être partagé par beaucoup de personnes à qui leurs études, leurs doctrines, leurs travaux et leurs goûts doivent rendre assurément de telles œuvres insupportables.

Est-ce à dire qu'il n'y ait absolument rien dans la peinture de M. Manet ? Il a une qualité qui donne à sa moindre toile un cachet reconnaissable : l'unité absolue du ton local675, mérite, il est vrai, obtenu par le sacrifice du modelé, du clair-obscur, des nuances intermédiaires et des détails. Ce parti pris prête de loin un certain air magistral aux figures peintes ou plutôt ébauchées par l'artiste. Ce procédé ne lui appartient pas ; il vient de Vélasquez et surtout de Goya, auquel M. Manet emprunte ses lumières plâtreuses et ses ombres couleur de cirage. Mais ce qu'il n'a pas pris au fougueux peintre espagnol, si dangereux modèle d'ailleurs, c'est la verve, l'esprit, l'invention inépuisable et la puissance fantastique qu'il déploie dans Les Caprices, Les Malheurs de la guerre676 et La Tauromachie.

M. Manet a exposé une Jeune Femme et le Portrait de M. Émile Zola. La jeune femme, vêtue d'un long peignoir rose, est debout et respire un petit bouquet de violettes. Près d'elle sur un perchoir est juché un perroquet gris ; au bas du perchoir on voit une orange entamée autour de laquelle se déroule en spirale le zeste de l'écorce. Le fond vague et d'une teinte neutre doit être emprunté à la muraille de l'atelier enduite d'un ton olive ; – rien de plus, et ce serait assez pour faire un beau tableau. Le motif le plus simple suffit à la peinture, et les maîtres ont produit des chefs-d'œuvre dont le sujet n'était pas plus compliqué. Mais quand il n'y a dans une toile ni composition, ni drame, ni poésie, il faut que l'exécution en soit parfaite. Et ici ce n'est pas le cas. Cette jeune femme a, dit-on, été peinte d'après un modèle dont la tête est fine, jolie et spirituelle et ornée de la plus riche chevelure vénitienne qu'un coloriste puisse souhaiter. Sans faire un portrait, l'artiste pouvait profiter de la nature qu'il avait devant lui. C'était même son devoir de réaliste que ne tourmente pas l'idéal, et qui ne cherche pas à peindre, comme Raphaël, d'après un certain type du beau qu'il a en lui. La tête qu'il nous montre est à coup sûr flattée en laid. Sur des traits communs et mal dessinés s'étend une couleur terreuse qui ne représente pas la carnation d'une femme jeune et blonde. La lumière qui devrait pétiller en étincelles d'or dans les cheveux s'y éteint tristement. D'un rose faux et louche, la robe ne laisse pas deviner le corps qu'elle recouvre. Les plis s'y déduisent mal et sont négligemment creusés d'un coup de brosse ; les bâtons du perchoir manquent de perspective, et le perroquet s'y soutient à peine. Nous ne savons pas si une certaine vérité qui nous est inconnue se trouve dans ce cadre qu'admirent les partisans de M. Manet, mais bien certainement le charme n'y est pas. Et cependant une jeune femme en rose respirant un bouquet de violettes est un sujet gracieux et sur lequel le regard devrait s'arrêter avec plaisir.

Nous préférons à la Jeune Femme le portrait de M. Émile Zola, l'auteur de Thérèse Raquin, admirable étude réaliste du remords, et d'une apologie très spécieuse des doctrines et du talent de M. Manet677. M. Zola est assis sur un fauteuil de tapisserie devant une table chargée de papiers, de journaux, de brochures, de plumes aux barbes hérissées trempant leur bec dans l'encrier comme les colombes familières de la critique. L'article de678 Manet doit se trouver parmi ces volumes entrouverts. Un peu en arrière de la table sont placés dans un passe-partout des dessins que nous croyons cacher une signification mystérieuse et symbolique : d'abord une gravure de la Doña Olympia nue sur son lit avec son chat noir et sa négresse qui cache à moitié une autre gravure représentant Los Borrachos679 de Vélasquez, dont l'original est au musée de Madrid ; puis, à côté de la Doña Olympia, une gravure sur bois coloriée du Japon, un guerrier ou un seigneur en grand costume. Faut-il voir là la triplicité phénoménale680 du réalisme : le Japon, Vélasquez et la femme au chat noir présentés, comme source d'inspiration et modèles à suivre ? Nous n'osons pas l'affirmer, mais cette interprétation nous semble assez probable. Quoi qu'il en soit, le portrait de M. Émile Zola, malgré de trop brusques oppositions de blanc et de noir, est peint d'une façon assez large et rentre dans la sphère de l'art d'où les autres productions de l'artiste sortent violemment.

Par un jeu du hasard, M. Manet a un quasi-homonyme dans M. Monet. Cette ressemblance du nom se continue pour le talent, car M. Monet est réaliste comme M. Manet, s'il faut en croire certaine jupe verte rayée de noir exposée à un des derniers Salons681. Cette année, M. Monet nous montre des Navires sortant des jetées du Havre qui sont tout à fait dans les principes du maître. Si M. Manet peignait des marines, il ne s'y prendrait pas autrement que M. Monet. Jadis une telle œuvre eût passé à peine pour une ébauche, une préparation sur laquelle il eût fallu revenir dix fois avant de la livrer aux yeux du public. Mais nos jeunes artistes ont changé tout cela et mis le cœur à droite. L'art en fonctionne-t-il mieux ? c'est ce qu'on verra plus tard. Cette façon volontairement lourde et brutale ne va pas du tout à la représentation des vaisseaux si fins de coupe, si élégants de proportions, si nets et si précis de détails. Nous n'aimons pas beaucoup à voir des noirs de cirage appliqués aux coques des navires ; ces taches bleues ou vertes destinées à reproduire le clapotement de la mer, ce ciel d'un gris opaque si grossièrement brossé, nous déplaisent, et dût-on nous trouver un critique arriéré, nous déclarons préférer à cette peinture d'enseigne les marines si spirituelles et si fines de ton d'Eugène Isabey682. La tache et l'impression, grands mots très employés aujourd'hui683 et qui doivent fermer le bec à toute critique, ne nous suffisent pas. Nous ne voulons pas de la peinture léchée, mais il nous faut de la peinture faite. En art, le difficile est de finir et de substituer à la liberté chercheuse de l'ébauche la forme arrêtée et la signification dernière.

Après le duel, de M. Ricardo de Los Rios, est une vigoureuse peinture qui sent son Vélasquez et fait penser à l'homme mort de l'ancienne galerie Pourtalès684. Le vaincu, habillé d'un riche costume espagnol du commencement du XVIIe siècle, est tombé sur le sol où il se tord dans les convulsions de l'agonie, pressant sa blessure dont le sang rejaillit entre les doigts en filets vermeils. Le vainqueur, craignant les alguazils685, a pris la fuite, laissant sa victime se débattre dans les affres de la mort solitaire, avec l'insouciance d'un duelliste de profession blasé sur ces sortes de scènes. L'impression causée par cette figure est sinistre et terrible. Dans le portrait de Mlle A. de ***, M. de Los Rios que nous venons de voir tout à l'heure employer la palette riche et sombre des coloristes de son pays, se maintient cette fois dans la gamme claire et rappelle la femme en blanc de Whistler, si remarquée au Salon des refusés686. La jeune fille, très pâle de teint, avec des sourcils noirs qui tranchent sur sa blancheur, est coiffée d'une mantille de dentelles blanches qui retombe à longs plis sur son corsage blanc. C'est une espèce de symphonie en blanc majeur687 chantée par la peinture. Dans ce portrait aux teintes plates non rompues, on sent comme une influence de Manet à laquelle M. de Los Rios fera bien de prendre garde.

M. Vollon, qui peignait d'une façon admirable des chaudrons, des casseroles, des fontaines en cuivre que Chardin n'aurait pas dédaignés, et même des cuisinières qui auraient pu acheter du poisson chez Snyders ou des volailles chez Hondekoster688, a représenté sous le titre de Curiosités un trophée d'armes et d'armures d'un caractère superbe et d'un coloris admirable. Les heaumes, les cuirasses, les rondaches, les épées, les masses d'armes, tout ce que peut renfermer de beau le cabinet d'un riche et intelligent amateur se groupe, brille, reluit, se reflète de manière à faire illusion, sous le pinceau de l'habile artiste qui a pris le réalisme du bon côté : sincérité et fidélité absolue à la nature. Outre ces curiosités, M. Vollon a exposé un très bon et très vigoureux portrait de Pierre Plachat, pêcheur à Mers, près du Tréport.

Les Sapeurs, tête de colonne du 2e cuirassiers de la garde, de M. Régamey689, n'ont pas beau temps ; ils s'avancent, fouettés de la pluie et du vent qui s'engouffre sous leurs manteaux rouges, par un chemin défoncé, creusé de profondes ornières où leurs chevaux pataugent péniblement dans l'eau et la boue. Tout n'est pas rose à la guerre, et entre les jours de combat et de victoire, il y a bien des marches fatigantes par des temps abominables. Cependant ils vont résignés et stoïques, assurant leur casque, et la colonne se présentant de front et venant vers le spectateur montre que M. Régamey sait faire plusieurs rangs de chevaux en raccourci – ce qui n'est pas facile. On doit louer dans cette peinture militaire la force, l'énergie et le mouvement de la composition que rehausse une couleur vigoureuse.

N'est-ce pas M. Smits qui, à l'un des derniers Salons, avait exposé une grande toile où se trouvaient réunis les types modernes de la Rome de nos jours690 ? Il y avait du mérite dans ce tableau d'une trop vaste dimension peut-être pour un sujet qui, en somme, n'était que du genre élevé à la proportion historique. Cette fois M. Smits nous envoie une Marche des saisons disposée d'une façon assez originale et dont les figures sont aussi de grandeur naturelle. Le printemps paraît le premier sous la forme d'une jeune femme blonde, toute parés de fleurs ; l'été vient ensuite avec ses gerbes et ses fruits, l'automne avec ses grappes, et l'hiver, pauvre vieille, ne portant rien, presque aveugle et conduite par un enfant. Chaque saison, et c'est là l'idée neuve, correspond à un âge de la femme et fournit au peintre un type différent : la fillette, la femme, la matrone et la grand'mère qui termine, en s'appuyant sur sa béquille, cette procession commencée d'un pied alerte et tout prêt à la danse. Des groupes d'enfants et d'attributs complètent la composition et lui donnent un riche aspect décoratif. Ce tableau inspiré par des souvenirs d'Otto Venius691 et de Rubens se traduirait admirablement en tapisserie. On dirait qu'il a été fait pour cela.

664 En fait Un enterrement à Ornans.

665 Les Demoiselles du village (1851).

666 Joseph Lancrenon (1791-1874), élève de Girodet, peintre de scènes mythologiques.

667 Valentin de Boulogne, peintre français (1590-1632).

668 Refrain d'une des plus célèbres chansons de Béranger.

669 Dans As you like it (Comme il vous plaira, 1600).

670 Édouard Manet, qui a exposé Le Déjeuner sur l'herbe en 1863 et Olympia en 1865, a été, comme Courbet, exclu de l'Exposition universelle de 1867, ce qui a renforcé sa renommée.

671 Voir l'article p. 31. Traiter les bourgeois de « Philistins » (ennemis d'Israël dans l'Ancien Testament) était une des injures favorites en cours dans le monde artistique et littéraire.

672 Ou Les Sabines (1799), grand tableau pris ici comme modèle de la peinture néoclassique.

673 Gautier pense-t-il à un des livres récents de Michelet, La Mer (1861), dont plusieurs passages pourraient correspondre à ce qu'il écrit ici ?

674 Nous n'avons pas retrouvé de « phrase textuelle », mais Gautier restitue bien le sentiment dominant d'un article de James Mackensie, « Exposition de 1836. Étude sur le Salon », dans ce mensuel intéressant qu'était L'Époque ou les Soirées européennes (avril 1836, p. 312-323).

675 Voir p. 190, note 3.

676 Nous disons plutôt Les Désastres de la guerre (1810-1814), série d'eaux-fortes magistrales, de même que les célèbres Caprices (1799) et La Tauromaquia (1815-1816).

677 En 1868, Zola n'a pas commencé à publier les Rougon-Macquart (le premier volume, La Fortune des Rougon, paraîtra en 1871). Thérèse Raquin et l'étude sur Édouard Manet datent de 1867.

678 Sic. On attendrait « sur ».

679 « Les ivrognes » (tableau de 1629 que nous appelons habituellement Le Triomphe de Bacchus).

680 Sous la plume de Gautier (on l'y trouve plusieurs fois), cette expression empruntée à Victor Cousin, adaptant lui-même Kant, est franchement péjorative et moqueuse.

681 Camille à la robe verte, au Salon de 1866, a été le premier franc succès de Claude Monet. Mais l'année suivante, ses Femmes au jardin ont été critiquées.

682 Cet aquarelliste, cité par Gautier dès 1836 parmi les paysagistes selon son goût (voir p. 43-44), s'est en effet rendu célèbre par ses marines, mais les plus tardives d'entre elles – il ne mourut qu'en 1886 – sont proches de la facture impressionniste et démentent donc la préférence passéiste affichée ici.

683 C'est six ans plus tard que le titre d'un tableau de Monet, Impression, soleil levant, exposé chez Nadar en 1874, donna naissance par moquerie au mot « impressionnisme » promis à une telle fortune.

684 Célèbre collection privée du banquier James de Pourtalès (1776-1855), récemment dispersée. L'homme mort évoqué ici est un tableau désigné par le catalogue de la vente comme un Orlando muerto attribué à Vélasquez, mais que Gautier, dans un article du Moniteur universel (28 janvier 1865), estimait être plutôt de Juan de Valdés Léal (1622-1690), dont il avait fait l'éloge dans son Voyage en Espagne. Ricardo de Los Rios, peintre espagnol (1846-1929), fut plus tard auteur, entre autres, d'un portrait de Sarah Bernhardt et de gravures d'après Goya.

685 Les gendarmes.

686 Le peintre américain James Whistler (1834-1903) était l'ami de Courbet et Manet. Son tableau La Jeune Fille en blanc figura en effet en 1863 au « Salon des refusés », ouvert à côté de l'exposition officielle, et où Manet exposa son Déjeuner sur l'herbe.

687 Renvoi souriant et complaisant à la fois au poème d'Émaux et camées auquel Gautier a donné ce titre. Whistler lui-même rebaptisa plus tard son propre tableau Symphonie en blanc.

688 L'Anversois Frans Snyders (1579-1657) et le Néerlandais Melchior d'Hondecoeter (1636-1695) étaient spécialisés dans l'art animalier et la nature morte, comme Antoine Vollon (1833-1900), lui-même peintre de natures mortes et de scènes de pêche.

689 Guillaume Régamey (1837-1875), peintre de batailles.

690 Gautier a loué ce tableau du peintre belge Eugène Smits (1826-1912) dans Le Moniteur universel du 18 juin 1865.

691 Ou Van Veen (voir p. 58, note 3).