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Petite Messe solennelle de Rossini
Si nous n'avons pas encore parlé de la Petite Messe solennelle de Rossini, c'est que des hommages funèbres, qu'il fallait rendre d'abord à Lamartine, ensuite à Hector Berlioz, à une gloire éclatante et à une renommée moins populaire, mais aussi pure, ont depuis deux semaines occupé nos colonnes692. Hélas ! Que de fois déjà, en ces dernières années, la mort s'est chargée de remplir ce feuilleton et de l'encadrer de noir. Nous n'osons nommer tous les illustres, tous les amis dont nous avons fait la nécrologie et à qui nous avons jeté la dernière couronne tantôt sur la dalle de marbre blanc, tantôt sur une humble pierre. Comme le siècle se dépeuple ! et combien de ceux qui se sont mis en marche avec lui sont restés sur le bord du chemin.
Rossini lui-même a cessé de vivre693 ; mais depuis bien longtemps il était rentré volontairement dans l'ombre, si l'ombre peut atteindre un front si rayonnant ; il avait donné sa démission de l'art, trouvant avec raison que son immortalité était désormais assurée, et qu'après un chef-d'œuvre comme Guillaume Tell694, il ne pouvait plus grandir. Ironique et railleur, il assistait à sa postérité et saluait poliment sa statue sous le péristyle de l'Opéra avec un sourire indéfinissable, se moquant in petto de ce dieu qui portait des sous-pieds de marbre : il semblait tout à fait désintéressé de sa musique et n'avoir conservé aucun souvenir de son passé. À l'entendre, il n'était occupé que de macaroni aux pommes d'amour, de polenta avec de petits oiseaux, de zampette695 de Modène, de mortadelle et autres charcuteries italiennes. Mais croyez que sous cette apparence de paresse sensuelle et sceptique, il y avait une blessure inguérissable qui a saigné jusqu'au dernier jour : cet insouciant ne s'est pas consolé du froid accueil fait à Guillaume Tell dans l'origine. Ce long silence, si obstinément gardé, n'est que la noble rancune du génie méconnu après son plus glorieux effort.
Voyant que son plus pur chef-d'œuvre n'était pas compris, Rossini a mis le sceau pour jamais sur ses lèvres harmonieuses ; ni les admirations tardives, ni les louanges après coup, ni les panégyriques et les adorations du lendemain n'ont pu les lui faire rouvrir. Il a eu le courage de s'arrêter au plus beau moment de la vie dans la plénitude de la force, dans tout le jet de l'inspiration, et de renvoyer la Muse qui descendait sur lui, les ailes palpitantes, effleurant de ses beaux pieds le clavier sonore d'où se sont élancées tant de belles mélodies que le monde répète. Heureux l'artiste qui peut briser sa lyre au milieu de sa carrière, sûr d'avoir fait assez pour sa gloire ! Heureux le maître assez riche pour ne chanter qu'à lui seul, avec la voix muette de la pensée, tant d'opéras inédits qui eussent fait la fortune de vingt théâtres s'il avait voulu leur laisser prendre leur vol.
Ce n'est que pour les compositions religieuses que Rossini a rompu ce mutisme désespérant, et on sait avec quel succès ! Le Stabat696 est une page magnifique où la douleur humaine vibre parmi les voix du ciel ; c'est à la fois l'hymne et le drame du Calvaire. Le compositeur, tout en conservant la gravité de la musique d'église, en a renouvelé les formules antiques, et il n'a pas craint de substituer le chant au plain-chant. À l'austérité sacerdotale se mêle la beauté idéale de l'art ; on dirait une Pietà sculptée par un statuaire grec.
La Petite Messe solennelle, déjà si admirée à une exécution chez M. Pillet-Will697, a produit un grand effet. Le Kyrie, chanté par des basses, a une expression de terreur et de souffrance qui cherchent à se rassurer et à se consoler par l'effusion de la prière dont l'âme de l'auditeur est troublée profondément ; on sent s'évanouir comme une fumée les vanités du monde et l'on croit entendre les portes du ciel s'ouvrir. Le Deo gratias agimus pour contralto, ténor et basse, est plein de reconnaissance et d'onction. Rien de plus suave et de plus séraphique que le Qui tollis peccata mundi. Quant à la fugue sur le Cum Spiritu sancto, sa réputation était faite d'avance ; Sébastien Bach pourrait en être jaloux. Les symétries de la fugue avec son sujet et son contre-sujet semblent donner par leurs gênes de nouvelles forces à l'inspiration du maître. La mélodie se joue parmi ces entraves, passant du crescendo au descrescendo avec un art et une aisance incomparables. C'est là de la grande et superbe musique que les maîtres les plus sévères approuveraient. Le Crucifixus etiam pro nobis, chanté par Mlle Krauss avec une passion, une ardeur de foi et un sentiment pathétique qui la placent au rang des plus illustres cantatrices, a soulevé dans la salle des transports d'enthousiasme pour la sublimité du morceau et l'incomparable beauté de l'exécution698. Jamais on ne comprendra ni on ne rendra mieux cette musique, si douloureuse et si éplorée dans sa lamentation, sur la mort d'un Dieu.
Mme Alboni, qui, pour rendre hommage à la mémoire du maître dont elle était aimée et appréciée, a bien voulu sortir un instant du demi-jour de la vie privée, a dit l'O salutaris et l'Agnus Dei avec cette voix merveilleuse dont le timbre, comme l'airain de Corinthe, contient de l'argent et de l'or, et vibre avec une douceur puissante, une grâce profonde et un charme étrange. Cette rentrée temporaire aux Italiens a fait regretter la retraite prématurée de l'admirable contralto, la dernière et la plus exquise interprète du pur chant rossinien699.
Agnesi et Nicolini se sont fait justement applaudir, et Mme Ilma de Murska, avec une déférence respectueuse pour le génie, se contentait modestement de chanter dans les ensembles700. Mais dire une phrase de Rossini, fût-elle unique, c'est là une occasion qu'une vraie artiste ne manque pas.
692 Lamartine est mort le 28 février, Berlioz le 8 mars ; leur éloge occupe les feuilletons des 8 et 16 mars. La Petite Messe de Rossini, composée en 1863, a été créée le 28 février 1869.
693 Le 13 novembre 1868.
694 Créé à l'Opéra le 3 août 1829 ; Rossini avait trente-huit ans.
695 Littéralement « petites pattes » ou « petits pieds » (pieds de porc, d'agneau ou de veau cuisinés).
696 Le Stabat mater de Rossini a été créé au Théâtre-Italien en janvier 1842 (compte rendu de Gautier dans le feuilleton du 17 janvier).
697 Alexis Pillet-Will (1805-1871), banquier né à Lausanne, régent de la Banque de France, avait demandé à Rossini d'écrire cette messe en hommage à sa femme Louise, pour leurs trente ans de mariage ; la création avait eu lieu dans la chapelle privée de leur hôtel particulier le 14 mars 1864.
698 Gabrielle Krauss (1842-1906), cantatrice viennoise, menait une brillante carrière internationale.
699 Marietta Alboni (1826-1894), grande interprète de Rossini et Donizetti, avait pris une demi-retraite après son veuvage en 1866.
700 Louis Agniez (1833-1875), basse belge, et Ernest Nicolas (1834-?), ténor français, avaient pris des noms de scène italiens ; Ema Pukšec, dite Ilma de Murska (1834-1889), est une soprano croate.