comédie-française
Mérope
L'Été a retardé tant qu'il a pu son entrée sur le théâtre des saisons. En vain l'avertisseur faisant tinter sa sonnette, l'Été ne se décidait pas à sortir de sa loge ; il a enfin pris sa résolution, et on dirait qu'il a hâte de rattraper le temps perdu. La chaleur est versée à grosses doses, et l'on est passé subitement de la Sibérie au Sénégal ; tous ceux qui se plaignaient d'être gelés se plaignent de cuire, car les mortels ne sont jamais contents. Les hommes en vestons blancs ouvrent leurs parasols doublés de bleu sans crainte de paraître efféminés. Les femmes revêtent leurs plus aériennes toilettes, robes de mousseline, chapeaux de paille, casaques en gaze rayée algérienne712, et tous ceux qui le peuvent se réfugient dans quelque villa ombreuse, pour jouir du frigus opacum dont parle Virgile713 ; la journée se passe sous quelque véranda aux stores en nacre de Chine, à causer, à fumer, à rêver, à parcourir un journal qui bientôt échappe à la main ; car l'après-midi, par cette température tropicale, conseille volontiers la sieste, et les fauteuils américains vous bercent comme des hamacs. Quand le soir fait s'allonger sur le lac l'ombre des grands arbres, il faudrait une vertu stoïque pour retourner à Paris et se plonger dans la fournaise d'un spectacle. Une légère brise balance contre son poteau d'amarre le canot ou l'yole ; il est si simple de délier la corde et de s'en aller à la dérive le long des îles, suivi par des cygnes qui semblent demander à remorquer votre barque comme le cygne du Lohengrin714.
Le reflet submergé des peupliers, des frênes et des saules du rivage ferait croire qu'on nage sur la cime d'une forêt, si le saut de quelque carpe ne vous avertissait que les poissons, ordinairement, n'habitent pas les branches. L'on rentre pour dîner, et le sifflet du train qui passe éveille vos remords, mais ne vous détermine pas à aller voir Mérope à la Comédie-Française. Ce bon tyran Polyphonte a pourtant bien du charme, et cette tragédie est, à coup sûr, une des meilleures de Voltaire. Mais il fait si chaud : d'ailleurs, un critique de plus ou de moins ne changera rien à la chose.
L'excellente troupe dirigée par Édouard Thierry715 s'acquittera consciencieusement de sa tâche. Les vers auront le nombre de pieds voulu ; on s'arrêtera le temps qu'il faut à l'hémistiche ; et si l'on fait sonner un peu fortement la rime, il n'y aura pas grand mal, car ce grelot de l'alexandrin n'a pas le timbre bien fort chez le poète de LaHenriade. Ensuite, qui de nous, dans sa carrière de feuilletoniste ou de lundiste, comme on dit maintenant, n'a pas fait huit ou dix analyses de Mérope716 ? Est-il bien nécessaire au bonheur du genre humain de reprendre un de ces clichés couverts depuis longtemps de poussière et de toiles d'araignée ? Nous ne le pensons pas.
De loin en loin l'on reprend une tragédie de Voltaire, ne fût-ce que pour justifier la présence au foyer de la Comédie-Française de cette admirable statue du patriarche de Ferney, par Houdon, d'une décrépitude si pleine de vie et d'immortalité.
712 En ce sens (étoffe rayée multicolore), « algérienne » est plutôt substantif.
713 Dans la première des Bucoliques (v. 52).
714 Gautier pense à la légende médiévale dans laquelle le chevalier Lohengrin apparaît dans une nacelle tirée par un cygne. Il en va de même dans l'opéra qu'en a tiré Wagner en 1850, mais que Gautier ne connaît pas (la création française eut lieu seulement en 1877).
715 Critique de théâtre et littérateur, Édouard Thierry (1813-1894) administra la Comédie-Française de 1859 à 1871.
716 Pas Gautier lui-même en tout cas, même si la boutade renvoie au fait, réel, que cette tragédie voltairienne de 1743 n'a pas cessé d'être jouée à la Comédie-Française au XIXe siècle, surtout sous la Restauration (près de quatre-vingts représentations) mais aussi après (treize fois depuis 1863).