théâtre de l'ambigu-comique

Richelieu à Fontainebleau,

drame en cinq actes de MM. Jules Dornay et Maurice Coste

Malgré la température de four à plâtre qui règne depuis quelques jours, l'Ambigu-Comique n'a pas craint de donner une première représentation : Richelieu à Fontainebleau717. Cela n'était peut-être pas bien urgent. Comme le public d'été se compose presque entièrement d'étrangers et de provinciaux, il vaudrait mieux, ce nous semble, lui jouer les bonnes pièces d'hiver, qu'il ne connaît pas et qu'il désire connaître, que de représenter devant lui des ouvrages nouveaux, toujours sacrifiés d'avance.

Certes, l'écrivain est libre de choisir son sujet et les personnages qu'il veut mettre en scène. Richelieu n'est interdit à personne. Mais cependant on pourrait laisser reposer, pour quelque temps du moins, cette figure tant de fois peinte, et ne pas décrocher du vestiaire historique sa pourpre un peu défraîchie. Le Cinq-Mars de M. Alfred de Vigny contient un portrait du cardinal-ministre qui n'est pas oublié, et si dans la Marion de Lorme de Victor Hugo l'homme rouge ne fait que passer en soulevant le rideau de sa litière pour crier : « Pas de grâce718 ! » il n'en est pas moins présent dans tout le drame par la terreur qu'il inspire et les passions qu'il soulève. Chaque personnage de la pièce donne sa touche à ce portrait, qui se trouve achevé sans que l'original ait posé devant le spectateur. Plus récemment, M. Émile Augier a fait une Diane que jouait Mme Rachel, et qui montrait un Richelieu en pied copié, d'après la toile de Philippe de Champaigne, par l'excellent artiste et comédien Geffroy, de manière à produire une illusion complète719.

Les acteurs qui se mêlent aux drames de cette époque ont fourni le sujet de nombreuses compositions et donné lieu à de savantes recherches. Il n'y a plus rien à dire ni à trouver sur leur compte. Chalais720, la duchesse de Chevreuse, Gaston d'Orléans, sont connus comme s'ils vivaient de nos jours, et l'on est tenté de chercher leurs biographies dans le Dictionnaire des contemporains, de Vapereau721. Nous savons bien que les trois grands tragiques grecs, Eschyle, Sophocle, Euripide, s'inquiétaient peu de la nouveauté du sujet, et ils traitaient l'un après l'autre le même thème. Mais, dans le théâtre moderne, la curiosité est un élément indispensable, et MM. Jules Dornay et Maurice Coste722, pour donner à leur pièce un peu d'inconnu, ont ajouté aux personnages historiques un personnage, sinon tout à fait d'invention, du moins accomplissant des faits imaginaires : un fils du maréchal d'Ancre, qu'ils appellent le comte de Pène, veut venger sur Louis XIII la mort de Concini723 assassiné. Le fils, il est vrai, mourut en Italie à treize ans, et ne put tenter cette vendetta. Nous n'en faisons pas un reproche aux auteurs. Le droit du poète et du dramaturge est d'imaginer à côté de l'histoire, d'aller chercher dans l'ombre une tête à peine indiquée, de l'amener au premier plan et de lui donner un plein relief. Ce n'est même qu'à ce prix que le drame historique peut exister. Absolument exact, il ne causerait plus aucune surprise, et le dénouement serait prévu dès le premier mot. Seulement, le comte de Pène rappelle un peu trop Mordaunt des Trois Mousquetaires724, avec son opiniâtre rage de vengeance. Les moyens qu'il emploie sont peut-être trop subtils, et les ficelles du drame arrivent parfois à n'être plus que des fils d'araignée.

Richelieu à Fontainebleau n'est pas une œuvre sans mérite et, jouée dans des conditions plus favorables, elle eût obtenu un succès productif. On y sent l'intelligence du théâtre et une honnête ambition littéraire qu'il faut encourager.

En feuilletant les journaux pour y chercher quelque nouvelle, nous sommes tombé sur un spirituel article de Monselet dans LeMonde illustré, où il est dit, d'après l'opinion d'un vieux prote, que lorsqu'un feuilleton est trop court, il se trouve toujours bien une anecdote sur Talma pour combler le vide et éviter que la colonne commencée ne fasse pantalon, c'est-à-dire n'atteigne pas le bas de la page725. Comme c'était notre cas aujourd'hui, et que nous ne trouvions rien à dire sur Talma, nous allions taxer d'inexact l'axiome du vieux prote726, quand de l'arrière-fond de notre mémoire, secouant la poussière de bien des années, un souvenir a jailli.

C'était à une Saint-Charlemagne, et notre collège avait demandé aux Français727 pour le soir de congé qui suit l'agape traditionnelle une représentation d'Andromaque, où Talma jouait Oreste. Pour ces jeunes têtes échauffées par une abondance d'une pourpre un peu moins claire que d'habitude, c'était une joie tournant au délire que d'avoir obtenu cet acteur illustre ; et dès l'ouverture des bureaux, nous étions tous assis au parterre, sous la garde de nos pions. Nous devons avouer qu'Andromaque ne nous amusa pas beaucoup. Sans doute, quoique nous ne fussions encore qu'en sixième, la nature avait déposé en nous de funestes germes romantiques ; mais ce qui nous ravit, ce fut le cothurne de Talma, fait de bandelettes rouges entrecroisées, qui passaient entre l'orteil et le premier doigt du pied. Son maillot de soie couleur de chair avait des doigts comme un gant, et cela nous émerveillait bien plus que la manière sublime dont il faisait vibrer les s lorsqu'il croit voir les Furies. Hélas ! déjà chez nous éclatait la passion de la couleur locale !

717 Création le 10 juillet 1869.

718 C'est la dernière réplique du drame de Hugo.

719 Ce drame en vers a été créé le 19 février 1852 à la Comédie-Française, dont Edmond Geffroy (1804-1895) est sociétaire depuis 1835. Philippe de Champagne ou Champaigne (1602-1674) a peint le portrait de Richelieu vers 1639 (musée du Louvre).

720 Henri de Chalais (1599-1626) conspira contre Richelieu à l'instigation de sa maîtresse Marie de Chevreuse (1600-1679), et fut exécuté.

721 Gustave Vapereau (1819-1906) publia en 1858 la première édition de son Dictionnaire universel des contemporains, et ne cessa de le modifier au fil des rééditions et compléments jusqu'en 1895.

722 Jules Dornay (1835-ap. 1900) écrivit en collaboration de nombreux drames populaires, dont la fameuse Porteuse de pain avec Xavier de Montépin (1889). Maurice Coste (?-1876) n'est connu que comme acolyte de Dornay pour quelques pièces.

723 Concino Concini (1579-1617) avait été fait maréchal d'Ancre sous la régence de Marie de Médicis.

724 Mordaunt, fils de Milady et âme damnée de Cromwell, apparaît en fait dans Vingt ans après, la suite des Trois Mousquetaires.

725 L'image peut surprendre aujourd'hui, sauf si l'on songe que le pantalon est ici le vêtement de dessous féminin, qui s'arrêtait aux environs du genou ou juste dessous. Charles Monselet (1825-1888), chroniqueur infatigable, tenait à l'époque la rubrique théâtrale de l'hebdomadaire Le Monde illustré (fondé en 1857 pour concurrencer L'Illustration) ; le mot : « Bah ! vous avez bien une anecdote sur Talma » figure dans le numéro du samedi précédent (17 juillet 1869)... en conclusion d'une anecdote sur Talma, justement.

726 Chef d'une équipe d'ouvriers d'imprimerie, ici par métonymie au sens de « journaliste ».

727 Aux comédiens-français.