L'Illustration,
8 juin 1872
SALON DE 1872
Ceux qui seront connus
Gautier a publié quatre articles sur le Salon de 1872 dans le quotidien Le Bien public ; celui-ci, paru dans L'Illustration, devait servir d'introduction à une autre série, que la maladie l'empêcha de poursuivre – il mourut le 23 octobre. Cette particularité accentue évidemment l'aspect testamentaire du titre choisi par Gautier.
On se représente difficilement le temps, le soin, l'étude, la pratique des hommes et des choses, le voyage incessant aux ateliers, aux expositions, aux ventes publiques, aux vitrines des marchands, qu'il faut pour connaître le personnel de l'art en France : seulement, pour ce qui regarde la sculpture et la peinture, c'est une science qui exige la vie d'un critique. La mémoire, pour se tenir au courant, a besoin d'écrire sur ses tablettes des dénombrements plus longs que ceux d'Homère, car c'est une véritable armée, dont les cadres se remplissent, se vident et se renouvellent, mais selon certaines lois curieuses à étudier.
Chaque période, qu'il serait difficile de délimiter rigoureusement, car elle se rattache au passé et à l'avenir dont le présent n'est que l'intermédiaire, a son mode de formation et d'existence, et au bout d'un certain temps prend une physionomie générale aisément discernable, malgré la différence des individualités, selon les systèmes, les idées et les goûts qui prédominaient alors. Un ou deux maîtres de tempérament souvent opposés, l'un idéaliste, l'autre réaliste, répondant au double besoin des natures, se partagent l'école et le public. Des noms tels que ceux d'Ingres, de Delacroix remplissent toute une époque de leur retentissement. Les premiers ils se présentent à l'esprit et aux lèvres quand on veut citer quelques exemples ; ils reviennent à chaque ligne exaltés ou dénigrés dans les discussions esthétiques. On dirait qu'ils sont à eux seuls toute la peinture. L'humanité est synthétique et elle aime à résumer tout un art dans un petit nombre de personnalités : Béranger, Lamartine, Victor Hugo, Alfred de Musset ont suffi à nommer, pendant plus d'un demi-siècle, la poésie en France, qui pourtant fourmille de poètes et de poètes remarquables.
Autour de ces chefs se groupent des états-majors sur qui tombe parfois une paillette de lumière, qui accrochent un regard, qui font s'accouder et rêver un critique, et sont cités à l'ordre du jour. Puis vient la foule obscure, l'armée anonyme que le livret désigne en vain et dont on ne lit pas la signature rouge en lettres voyantes au coin du tableau. Il faut quelquefois toute la vie pour faire épeler à la foule ces deux brèves syllabes si faciles à retenir pourtant. D'autres fois le hasard heureux d'un sujet, d'une place sur la cimaise, d'un voisinage favorable y suffit. Nous parlons ici du public non des amateurs, non des critiques, non des virtuoses, non de ceux qui cherchent à flairer l'avenir et à débrouiller le talent dans les limbes. Ils ont dans leur tête le catalogue complet. Ils savent, comme ces imperturbables nomenclateurs des patriciens romains, les noms de tous les clients de l'art, même ceux qui se tiennent derrière les autres, collés contre le mur, tout honteux de leur manteau effrangé par le bord, mais dont les yeux caves sont pleins de feu et de génie. Ils se disent : « En voilà un qui a besoin encore d'un an ou deux de pauvreté pour mûrir, comme ces fruits acides qui ne viennent à bien que par l'âpre gelée d'automne. En voilà un autre à qui bientôt il serait temps de jeter quelques pièces d'or, quelques morceaux d'étoiles rayées de couleurs éclatantes pour faire glisser sur la hanche d'une belle fille, et de poser sur une console quelques vases pleins de larges fleurs, car la tristesse des choses et la misère des aspects découragent sa jeunesse, et son talent se perdrait dans la mélancolie. Achetons-lui ce tableau ; cette petite somme, le quart de sa valeur, lui causerait une joie folle, un orgueil à doubler son énergie ; ce serait une bonne action et une bonne affaire ; il n'est pas désagréable d'avoir deviné un grand peintre dans son grenier de vingt ans et d'être un Mécène avant la lettre. » À la trentaine de noms connus, Ingres, Delacroix, Decamps, Flandrin, Delaroche, Meissonier, Gérôme, Fromentin, Corot, Cabanel, Baudry, G. Boulanger, Hébert728, chaque année s'ajoute un nom ou deux ; mais cette agrégation est extrêmement lente. La mémoire humaine est déjà si chargée ! le temps fait des places vides. Des maîtres que nous venons de citer et qui remplissent les conversations et les journaux, combien sont déjà disparus et passés à l'état historique ! À leur cycle s'en est substitué un autre. Des simples soldats confondus dans le gros de l'armée sont montés en grade ; des paladins, vêtus d'or de la tête au talon, piaffent aux premiers rangs, tenant haut leur pennon729 qui était relégué aux bagages.
Il est certain que les maîtres célèbres le sont à juste titre, qu'ils doivent leur réputation à des qualités exceptionnelles, à des travaux opiniâtres, à leur génie, et à ce qu'on appelait autrefois le don, ce talisman déposé dans le berceau par les fées. Celui qui rayonnera jusqu'au fond de la postérité peut rester longtemps obscur pendant sa jeunesse – Ingres n'est arrivé au public que vers cinquante ans, et s'il n'avait vécu presque les jours de Titien730, il aurait ignoré sa gloire et serait mort doutant de son génie. C'est pourquoi l'on devrait bien ne pas se contenter de ramener toujours les mêmes noms, d'encenser les réputations toutes faites, d'analyser et de décrire les variantes du tableau typique où se résume le talent d'un peintre qui depuis longtemps ne se renouvelle plus, et aller curieusement chercher parmi des œuvres que le regard néglige, des tentatives, des essais, des commencements de talent, des germes d'originalité, des manières de voir et de rendre la nature, de comprendre les maîtres anciens et modernes ; ce serait un travail intéressant, par exemple, de voir comment un jeune homme se détache peu à peu des formules de l'école et substitue sa propre individualité à l'imitation de son professeur ; comment tel autre découvre un aspect inattendu de la nature que personne n'avait remarqué et se l'approprie, trouvant pour le rendre des moyens nouveaux. Sans doute il y a dans tout cela beaucoup de tâtonnements, d'imperfections, d'extravagances même, de choses en dehors de la syntaxe et de la grammaire de l'art, qui justifient amplement au dos de la toile l'application de la redoutable lettre R731. Mais il y a aussi des lueurs de génie, des choses bien venues, des nuances heureuses, des promesses qui n'auraient besoin que d'être encouragées. On sent que l'avenir bouillonne dans cette marmite aux ingrédients divers, cuisinés selon des recettes hasardeuses. Il peut en sortir des ragoûts infects ou des mets délicieux.
Ces tableaux d'inconnus cherchant à se frayer une voie, développent en général les théories en vogue et les dernières idées en les poussant à l'excès, car la jeunesse ne doute de rien, et c'est là une de ses qualités. Elle ne craint pas la critique ; elle se plaît même à la provoquer. Choquer paraît être un plaisir pour les jeunes gens et ils ont raison. La platitude est ce qu'il y a de plus redoutable en art, et pour ne pas être en deçà il faut être au-delà. Puis tout s'apaise, tout s'harmonise, tout prend sa proportion. Qui n'a pas été un peu tapageur et n'a pas cassé quelque lanterne à vingt ans court le risque d'être trop tranquille à trente !
La quantité de talent répandue est vraiment surprenante, l'exécution matérielle est poussée aussi loin que possible et qui ferait un peu mieux que les autres ferait admirablement bien. Le même phénomène se reproduit parmi les poètes : il faudrait beaucoup chercher pour en trouver un qui ne versifierait pas en perfection. Aussi l'on s'étonne de voir aujourd'hui rester dans l'ombre des poètes et des peintres qu'un de leurs sonnets ou de leurs tableaux aurait autrefois mis en lumière. Quelques artistes, pour se distinguer des autres, s'exercent à être maladroits, brutaux et volontairement grossiers dans leur exécution, ce n'est pas un mauvais calcul ; la laideur ne nuit pas, – l'horrible est beau, – le beau est horrible ! La théorie des sorcières de Macbeth est mise en action par des gaillards habiles. Regardons leurs ébauches informes, il y a parfois des effets singuliers, de fortes valeurs de ton, une rusticité puissante, une laideur énergique et vraie qui repose de la convention académique et qui plus tard, un peu épurée, pourra devenir de l'art sérieux.
Depuis longtemps nous rêvons de faire quelques promenades au Salon en évitant les tableaux où court la foule et devant lesquels stationnent des groupes compacts attirés par des réputations déjà faites et retenus par des talents constatés et certifiés, que leurs adversaires même acceptent. Ces noms célèbres, que répètent à tous les coins de l'horizon les clairons de la publicité, ne perdraient pas à l'absence de quelques fanfares, et le volume de bruit qui se fait autour d'eux avec justice n'en serait pas beaucoup diminué ; mais peut-être ferait-on descendre, comme une de ces gouttes de soleil qui glissent de feuille en feuille à travers l'épaisseur sombre des bois et illuminent une fleur ignorée, un rayon de clarté sur quelque œuvre charmante perdue dans l'ombre.
Au fond des salles sacrifiées, loin des cadres notoires, près des corniches redoutées732, il est souvent des toiles vers lesquelles les yeux ne se lèvent jamais et qui se demandent pourquoi, car elles valent leurs sœurs médaillées. Il serait d'une belle âme de se planter sur ses jambes et de les scruter à l'heure favorable avec une bonne lorgnette d'Opéra, pour en avoir le cœur net, et de ne rendre compte que d'elles, et de ne peupler ses colonnes que de noms que personne ne sait ou que peu de personnes savent, de noms nageant encore dans les limbes et s'avançant péniblement vers le jour, à travers des pénombres plus ou moins épaisses. Il serait pour une fois intéressant de faire asseoir à la place de ceux qui sont connus, ceux qui seront connus.
728 Cinq noms de cette liste ne sont pas apparus dans notre anthologie : Jean-Louis Meissonier (1815-1891), spécialiste minutieux de la vie militaire ; Jean-Léon Gérôme (1824-1904), peintre de genre proche des « pompiers » ; Eugène Fromentin (1820-1876), peintre orientaliste et critique d'art, auteur du roman Dominique ; Gustave Boulanger (1824-1888), prix de Rome 1849 ; Ernest Hébert (1817-1908), directeur de la Villa Médicis à la date de cet article. Hormis Fromentin, ces peintres ont tous à voir avec l'académisme.
729 Petit étendard du gentilhomme médiéval partant en guerre.
730 Titien, qui passa longtemps pour avoir vécu centenaire, est mort à quatre-vingt-six ans environ, Ingres à quatre-vingt-sept.
731 « Refusé ».
732 Parce qu'un tableau accroché près de la corniche, c'est-à-dire du plafond, devient pratiquement invisible et pâtit d'une perspective déformée.