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MELISSA

La piste de danse dégageait un air de chaudron satanique chauffé à blanc. Les stroboscopes rythmaient le ballet convulsif de centaines de corps inondés de sueur. Sans discontinuer, depuis deux heures, Karen dansait seule au milieu de la foule.

Elle portait une chemise noire en soie évanescente, un fuseau rehaussé d’une boucle en argent frappée de signes cabalistiques et des bottes à lacets épousant le galbe de ses jambes interminables. Ses longs gants de cuir noir renvoyaient des flash de lumières au gré des ondulations de son corps vibrant de mille sensations.

Les basses s’estompèrent, un air jazzy se mit à couler sur la piste où les couples s’unirent pour danser langoureusement.

Karen regagna la table, légèrement à l’écart, qui lui était réservée chaque soir. Elle but quelques gorgées d’eau avant d’allumer une longue Kent et reprit peu à peu son calme et ses esprits en observant d’un œil distrait le manège des danseurs pour séduire leur partenaire.

Dans cette cave réservée presque exclusivement aux amazones qui s’adonnaient en douceur aux caresses et aux baisers sans fin, lèvres contre lèvres, s’enivrant de leurs parfums mutuels, Karen se sentait en sécurité.

Quelques rares hommes étaient présents, des homos surtout, un ou deux bisexuels opportunistes, une faune connue des videurs et tolérée par les femmes, tant qu’elle faisait preuve de discrétion.

Karen ne supportait plus la présence de son père.

Ils étaient installés à Genève depuis quinze ans déjà – pour que tu reçoives la bonne éducation que ta mère t’aurait donnée si elle était toujours parmi nous… Paix à son âme – avait-il coutume de préciser, sans plus d’explications. En fait, Shaw vivait à Houston, au Texas, pour gérer la société que son grand-père avait fondée : la Shaw Petroleum Inc, la Suisse lui apportant de nombreux avantages sur le plan fiscal et facilitant sa relation obsessionnelle à l’argent.

Il venait régulièrement passer les fêtes de Noël avec Karen dans sa luxueuse demeure genevoise, sur les hauts de Cologny, l’une des communes les plus huppées du canton, aux portes de Genève, et effectuait également de brefs crochets par la Suisse lors de ses voyages d’affaires en Europe.

Les relations entre père et fille étaient cependant difficiles, à la limite de la rupture parfois. Karen lui avait bien fait comprendre que ses visites étaient tolérées pour autant qu’elles restent de courte durée.

Pourtant, au début de l’été, il avait soudainement débarqué avec ses valises, prétextant qu’il était grand temps pour lui de prendre un peu de vacances et de s’occuper enfin de sa fille.

Karen, mal à l’aise, se trouvait en porte à faux, redoutant les motivations obscures de son père.

Elle rallumait une cigarette lorsqu’elle prit conscience de l’intérêt manifeste d’une femme assise deux tables plus loin, à côté d’un couple étroitement enlacé, qui la regardait intensément. Les cheveux de l’inconnue retombaient sur ses épaules en ondulant, lui rappelant une actrice de cinéma – Rita Hayworth… – qu’elle avait admirée dès son plus jeune âge.

La jeune femme se leva, prit son verre et marcha sur Karen qui fut saisie par sa taille élancée et sa démarche féline.

Elle était brune, le teint mat, un rouge à lèvre lumineux mettant en valeur ses lèvres charnues. Son Diesel moulant laissait apparaître un percing au nombril, son torse avantageux habillé d’une chemise blanche nouée sur le haut du ventre.

En proie à une tension exacerbée depuis l’arrivée de son père, Karen, qui vivait dans une sorte de mutisme émotionnel, sentit des picotements parcourir sa peau et altérer légèrement sa respiration.

La brune aux longs cheveux s’assit en face d’elle et plongea son regard dans le sien.

– Ça fait trois semaines que je te vois ici tous les soirs, commença-t-elle d’une voix douce, tu cherches de la compagnie ?

Karen tira sur sa cigarette, laissant le saxo suave se mêler à leurs regards.

– Tu as perdu ta langue ? lança son interlocutrice en fronçant les sourcils, peut-être que tu n’en as pas ! rajouta-t-elle en souriant, léchant sensuellement les bords de la coupe de champagne qu’elle buvait à petites gorgées gourmandes.

Karen ne répondait toujours pas, se contentant de la fixer droit dans les yeux.

– Je m’appelle Gil, et… je te trouve pas mal, dans le genre mystérieuse…

Karen lui répondit par un sourire entendu.

– Et toi, ton nom, c’est… ?

Karen écrasa sa cigarette, fouilla dans son sac et en sortit un calepin de cuir noir équipé d’un porte-mine. Elle écrivit un mot sur une page blanche et le présenta à Gil, intriguée.

Karen, lut-elle.

Karen posa son calepin et alluma une nouvelle cigarette.

– Tu es muette ? lança Gil, surprise.

En guise de réponse, Karen acquiesça de la tête.

* * *

Installé sur la terrasse qui prolongeait sa chambre, Edwin Shaw contemplait le lac qui luisait dans la nuit finissante. Depuis le départ de Paul, environ une heure après que Karen se fut esquivée comme à son habitude, son cerveau en ébullition ne le laissait pas en paix, foisonnant de pensées et d’idées qui se succédaient à un rythme infernal. Il fallait impérativement qu’il se calme.

Le Texas et certains Etats américains n’étaient plus assez sûrs pour lui et ses amis. Il avait envoyé un e-mail sécurisé à l’un de ses contacts du Réseau. Celui-ci avait répondu en utilisant un code qui signifiait la mise en place automatique d’une procédure d’urgence. Visiblement l’enquête de la police de Houston sur ses activités progressait et il avait tout intérêt à se faire discret pendant quelques temps.

Et puis Shaw se sentait bien en Suisse où il pouvait agir à sa guise, dans un strict incognito, à l’abri d’un passé sulfureux. Il avait d’ailleurs développé dernièrement de nouvelles stratégies, en solitaire, qui semblaient efficaces. Certes, il y avait plus de risques, mais moins d’intermédiaires.

Le problème, c’était Karen !

Le fait qu’elle se soit enfermée dans un strict et complet mutisme depuis tant d’années ne signifiait pas qu’il pouvait être sûr de son « silence », d’autant plus qu’il lui était évident qu’elle vivait mal son irruption de longue durée dans son exil habituel.

Shaw estimait que le moment était venu pour lui d’en savoir plus, d’apprécier de manière précise ce que sa fille connaissait de lui et de ses activités, pour pouvoir se prémunir au cas où leurs relations tendues la pousseraient à se confier au premier venu.

Oui, il fallait en finir, faire en sorte que Karen se découvre. Raison majeure et subsidiaire pour rester tranquillement en Suisse, loin des remous texans.

Quittant la terrasse, il retourna à l’intérieur de sa chambre, s’installa confortablement dans son fauteuil et se saisit de la seringue et de la dose d’héroïne que Mickey lui avait procurées comme d’habitude.

Mickey, qui était dorénavant chargé de la surveillance de Karen et qui lui rapporterait ses moindres faits et gestes. Pendant qu’il préparait son « fixe », il échafauda la prochaine étape de son plan.

* * *

La pièce est circulaire et entièrement blanche. Les parois, sans fin apparente, se fondent dans de lourds nuages qui roulent continuellement. Parfois, le mur immaculé se transforme en volcan dont les éruptions silencieuses inondent la pièce d’une clarté rouge sang.

Une petite fille, assise sur le carrelage froid, joue à la poupée. Elle ne remarque pas les hommes sans visage qui se croisent autour d’elle. Ils marchent tous dans une direction mystérieuse et disparaissent dans le mur de marbre clair incrusté de nervures écarlates.

Un homme nu est penché au-dessus d’elle.

Elle le regarde, interloquée par cette nouvelle poupée qui se mêle à son jeu. Il est bien trop grand pour tenir compagnie à Melissa, sa poupée aux longs cheveux blonds, songe-t-elle.

Elle fronce doucement les sourcils en direction de l’homme immobile et écrasant. La petite fille le trouve bizarre : au bas du ventre, il a un large trou et l’on peut voir au travers. Son visage, sans yeux, possède une grande bouche qui lui sourit. Elle lui rend son sourire. Elle prend la main qu’il lui tend et le mur, d’une pâleur létale, est soudain envahi de nervures qui le recouvrent entièrement, d’un voile sanguin d’où émergent des milliers de lèvres qui chuchotent des mots qu’elle ne comprend pas.

La petite fille se lève et regarde à travers le bas-ventre de l’homme qui lui caresse doucement les cheveux.

Une sensation étrange la pénètre, tout son corps est assailli progressivement par un froid glacial qui lui mord le cœur. Ses yeux se ferment, son esprit se fige, elle se transforme en poupée aux longs cheveux blonds et au regard de porcelaine que l’inconnu recouvre peu à peu de son corps jusqu’à ce qu’elle disparaisse complètement.

* * *

Karen ouvre les yeux.

Un cri d’effroi résonne encore dans les lambeaux de son cauchemar.

Cette scène lancinante hante ses nuits depuis si longtemps. Encore récemment elle se réveillait en sueur, la poitrine oppressée par la crainte et la gorge sèche, incapable de reprendre ses esprits. Maintenant, elle arrive à déclencher son réveil lorsque la tension émotionnelle devient trop forte.

C’est en vain qu’elle fouille ses rêves à la recherche du secret qui serait à même de lui révéler le pourquoi de son silence. Son passé est comme un lac boueux, tapi dans les circonvolutions de son inconscient. Il y a là des horreurs indescriptibles que l’ambiguïté rendent encore plus effrayantes.

Des plages entières de son enfance ont disparu de sa mémoire en même temps que la petite fille qu’elle a été. Il lui faut trouver des réponses pour se libérer enfin de ce poids qui l’étouffe, de ce père caché au cœur du mystère.

Exercice d’autant plus douloureux que la découverte de la vérité rend cette perspective effrayante.

La lune découpe son croissant dans le ciel étoilé.

Karen se tourne vers Gil qui dort. Elle posa délicatement ses lèvres sur son épaule avant de se lever.

Après s’être habillée, elle griffonne quelques mots sur son calepin et pose le feuillet sur la table de nuit avant de quitter l’appartement pour disparaître dans la douceur du jour naissant.