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MAX

Le cadavre était nu.

Les bras, amputés de leurs mains, ligotés dans le dos, genoux ramenés sous la poitrine. Figé dans une posture soumise stigmatisant la noirceur et l’horreur du crime, le corps semblait tenir en équilibre, excellemment « disposé » au milieu du lit souillé par une débauche de sang qui avait perdu l’éclat de son rouge, témoignant d’un homicide qui n’était pas récent.

Dans sa bouche, un mors de cuir noir paré à chaque extrémité de fines courroies fixées à une lanière passée autour de la taille, elle-même assujettie par une boucle attachée à l’extrémité d’un phallus gainé lui aussi de cuir enfilé dans l’anus de la victime.

Jana Stucki contemplait l’horrible tableau, pétrifiée.

Son cerveau se refusait à analyser la scène. Il lui fallait du temps pour se rendre à l’évidence. Une longue inspiration silencieuse vint enfin débloquer sa poitrine, permettant à son sens critique de rependre le dessus.

Ses yeux noisette, pétillant d’intelligence, tentaient vainement de déchiffrer le mystère du spectacle sordide qui s’offrait à elle.

Jana enfila lentement une paire de gants et commença à tourner autour du lit, à la recherche des premiers indices.

Le godemiché assorti au harnais de cuir, les anneaux en métal brillant finement ciselé reliés au mors dans un entrelacement subtil de lanières noires autour de cet homme jeune et musculeux, la mettaient mal à l’aise. Elle n’en était pas à son premier crime sexuel. Elle avait été le témoin de scènes écœurantes, suivi des tueurs tordus et examiné des cadavres qui avaient subi les pires sévices. Ces enquêtes avaient profondément modifié sa représentation de l’amour, l’amenant petit à petit à une vision peu amène du plaisir, d’autant que sa propre sexualité était équivoque. Et elle le savait !

Le trouble inattendu qu’elle ressentait à la vue de ce harnais serré, élégant, de ces attributs sexuels – ornement d’un corps asservi et humilié – résonnait en elle comme autant de fantasmes enfouis dans les tréfonds de sa conscience.

– Voilà un joli kit sadomaso que j’offrirais bien à ma femme pour Noël !

– Salut Max.

– Bonjour, inspecteur.

Max Grevel pratiquait la médecine légale depuis cinq ans. Il était jeune, passionné et vouait une grande admiration à l’inspecteur Stucki qui appréciait son humour caustique accompagné d’un sens aigu de l’observation des rituels et des modes opératoires des criminels. Il était grand et ne devait pas être loin des cent vingt kilos ; les cheveux roux coupés en brosse, il portait des lunettes rondes aux verres épais qui lui donnaient l’air d’un intellectuel aux aguets. Habituellement vêtu d’un costume en lin bleu marine, il se déplaçait avec une certaine grâce, malgré sa corpulence.

– Que peux-tu m’apprendre que je ne sache déjà, Max ?

Max fit claquer ses gants en latex et s’approcha du lit, face à Jana.

– Il ne va pas être facile à déplier, lança-t-il en soupirant. Rigidité cadavérique, mais ça vous le savez déjà. La mort doit remonter à une semaine environ. Je vous confirmerai ça dans mon rapport après l’autopsie.

Il s’approcha du cadavre et fit glisser un doigt sur la peau blême.

– Le corps a été enduit d’une espèce d’huile d’embaumement pour ralentir la décomposition, semble-t-il. Je vais faire un prélèvement tout de suite, mais de toute façon l’enduit semble tenace. Style canard laqué à la mode cantonaise !…

Il se saisit d’un coton-tige qu’il passa sur le corps luisant et le rangea dans un sachet ad hoc qu’il ferma avant de continuer son analyse.

– Il n’y a aucune blessure visible pour l’instant, à part les deux mains sectionnées au niveau des articulations radio-carpiennes. Travail net et propre. Sans doute post mortem car le corps…

Il se tourna et jeta un regard circulaire dans la chambre.

– Oui, le corps n’a pas quitté le lit…

– En effet ! lança Jana, l’interrompant, tout s’est passé sur le lit, il faudra le passer au crible, il reste peut-être des indices.

Jana essaya d’imaginer la scène pour tenter d’en comprendre les rouages et de déterminer la chronologie qui avait conduit à la mort.

– On verra ! reprit Max, qui transpirait en auscultant les moignons ; je ne peux pas encore définir le mode opératoire : une grosse pince, ou un genre de machette. Je vais faire des photos avant de le retourner, si vous êtes d’accord.

Jana acquiesça, silencieuse, tournant lentement autour de la chambre, fouillant minutieusement les moindres recoins.

– Ce qui m’étonne, c’est le peu d’indices dans le reste de la pièce. Je suis persuadée que ce sera pareil dans toute la maison. Je vais quand même faire contrôler les poubelles et les salles de bains. Tout a été nettoyé avec soin, semble-t-il, mais on ne sait jamais. Nous avons affaire à quelqu’un de méticuleux.

Alors que le photographe commençait à mitrailler le corps, Max se releva et passa un mouchoir sur son front. Dubitatif, il dodelina de la tête.

– Écoutez inspecteur, je vais avoir du boulot au labo. Cette huile parfumée… J’ai jamais vu ça. S’il est aussi méticuleux que vous le pensez, ça va être coton.

Jana fixa à nouveau son regard sur le lit, cherchant à se situer par rapport aux nombreuses hypothèses de scénarios que lui suggérait son esprit.

– On va le retourner. Bascule-le vers toi.

Max s’exécuta. Il saisit en serrant l’épaule de la victime tout en contrôlant le mouvement avec sa main posée sur le dos du cadavre que l’huile rendait glissant, et l’amena doucement à lui, jusqu’à ce qu’il s’immobilise, dans une position grotesque.

Max Grevel se rapprocha plus près du torse tout en stabilisant le corps afin que celui-ci ne vacille pas à cause des bras qui entravaient son dos.

– Deux coups portés en plein cœur avec un couteau sans doute, dit-il en effleurant la chair meurtrie. Coups mortels ! Le gaillard est efficace et bien équipé. Il faudra casser les jambes de la victime pour faire un examen plus complet.

– Max ?

Max se tourna vers Jana en se relevant, abandonnant le corps après s’être assuré qu’il demeurait stable.

Jana ne quittait pas le cadavre des yeux. Le sang s’était retiré de son visage :

– Son sexe a été tranché !

Max se pencha vers le corps et confirma d’un hochement de tête.

– Ouais ! Ça sent le meurtre de pédé… Toute cette mise en scène hard…

C’était le genre de remarque qui agaçait Jana. Aucune déduction n’était actuellement possible. Le meurtre présentait un mode opératoire trop précis pour permettre de tirer des conclusions aussi hâtives.

– Qui te dit qu’on a affaire à un ou plusieurs homos ? Jana déambulait dans la pièce, tentant de mettre de l’ordre dans ses idées. Pour l’instant on ne sait pas grand-chose et je compte sur ton rapport pour m’en apprendre plus.

Max s’épongea à nouveau le front.

– Renaud ?

L’inspecteur adjoint Pascal Renaud entra dans la chambre.

– Inspecteur ?

– Vous avez des renseignements sur la victime ?

– Les premières informations sont les suivantes. Il se mit à lire les notes sur son calepin : Oleg Kounev, d’origine russe. Installé à Genève depuis cinq ans. Célibataire, pas de casier. Il devait recevoir un ami à déjeuner aujourd’hui, c’est cet homme qui nous a appelés depuis son portable. Voyant qu’on ne lui ouvrait pas, il a téléphoné au bureau de la victime. Son assistante a déclaré que M. Kounev n’avait pas donné de signes de vie depuis dix jours. Personne ne s’est inquiété car il était visiblement coutumier du fait. J’ai eu son assistante au téléphone : Sandra Neff. Elle m’a confirmé que son patron s’absentait souvent, sans prévenir le bureau, avec des filles rencontrées en boîtes de nuit.

– C’est tout ? demanda Jana.

– C’est tout pour l’instant, inspecteur.

– O.K. Vous allez questionner ses collègues de bureau et tâcher d’en savoir plus sur ses fréquentations, ses amis et son style de vie. Ne négligez rien, ça pourrait nous mener quelque part. Aussi, très important : veillez à ce que chaque centimètre de la maison et du jardin soit fouillé. On a deux mains et un sexe masculin à retrouver.

L’inspecteur adjoint la regarda avec des yeux ahuris.

– Il y a peu d’espoir, reprit Jana, mais je ne veux rien négliger. J’attends votre rapport demain matin au bureau. L’invité du déjeuner, vous l’avez interrogé ?

– Oui. Pas grand-chose, lança Pascal Renaud. Banquier, il est visiblement en affaires avec la victime, mais ne souhaite pas en dire plus. Il est bouleversé par cette histoire et demande un maximum de discrétion. Il m’a demandé s’il devait appeler son avocat.

– Il est encore là ?

– Oui, inspecteur.

– Dites-lui que je veux m’entretenir personnellement avec lui dans quelques minutes. Pas d’avocat, pas de journalistes, je veux le silence total sur cette affaire. Faites passer le message.

L’inspecteur adjoint quitta la pièce en acquiesçant, confronté pour la première fois de sa carrière à un meurtre de ce type et à son caractère exceptionnel.

Jana se tourna vers Max. Elle le regarda intensément, se demandant si sa jeunesse et son relatif manque d’expérience ne constituaient pas un frein à l’enquête. Elle connaissait sa sensibilité et sa vision subjective des faits qui, ajoutés à des compétences techniques indiscutables, lui conféraient pourtant une sorte de sixième sens qui impressionnait ses collègues et ses supérieurs.

Le dossier de Max Grevel était très clair : sujet exceptionnel !

– Quelque chose qui cloche, inspecteur ?

Jana retira ses gants et s’approcha du jeune médecin légiste.

– Max, je vais aller voir le juge dans quelques instants. Je vais lui demander de t’affecter à plein temps sur cette enquête ; mais entendons nous bien : j’exige une disponibilité totale, une analyse sans faille des faits et je compte sur ton intuition pour éclairer ce que les éléments en notre possession ne nous donneront jamais. Alors, les remarques du type meurtres de pédés ne cadrent pas avec ce que j’attends de toi.

Max avait blêmi sous les critiques de Jana Stucki. Son autorité naturelle l’avait toujours impressionné. Et voilà qu’elle l’associait à une enquête qui semblait sorti de la routine habituelle. Il était à la fois excité par ces nouvelles responsabilités et inquiet de décevoir son mentor.

– Compris, inspecteur. Vous pouvez compter sur moi.

– Bien. Alors revenons-en aux faits. Le meurtre perpétré par un homo est évidemment une possibilité, même si j’en doute. Ce qui m’intéresse d’abord, c’est le mode opératoire. Je t’écoute.

– D’après les premiers renseignements des gendarmes arrivés sur place vers treize heures, il n’y a pas eu d’effraction. Ça ne signifie pas que l’assassin était un familier de la victime, mais à première vue il a dû la suivre ou la rencontrer au cours d’une soirée.

– Je retiens cette hypothèse.

– D’autre part, tout semble indiquer qu’une intense activité sexuelle a eu lieu avant le meurtre, dont le mobile reste à déterminer. Ce qui pourrait confirmer que la victime et son ou ses meurtriers sont entrés dans la maison ensemble. Il n’y a aucune trace de lutte. C’est un élément tangible.

– Pas forcément. L’assassin aurait très bien pu suivre sa victime jusque chez elle et la menacer d’une arme.

– Peut-être, mais alors que voulait ce type ? Se venger ? Une partie de jambes en l’air sadomaso qui a mal tourné ? Et pourquoi pas une mise en scène ? conclut-il, embrassant la pièce de ses regards excités.

Jana réfléchissait. Quelque chose ne collait pas.

– Non, non ! S’il y a eu rapports sexuels, ça veut probablement dire qu’il a rencontré une femme, dit-elle, polarisant l’ensemble des rares éléments en sa possession autour de l’hypothèse la plus plausible.

Max Grevel, sous le choc de cette vision, frissonna d’effroi. Un crime de ce type était rare dans la République de Genève, même si la ville internationale, à la réputation paisible, était loin de ressembler au paradis vertueux de ses ancêtres réformateurs.

Un crime d’une telle violence, commis, de surcroît, par une femme, risquait de transformer un fait divers sordide en événement médiatique hors du commun. Max saisissait soudain la gravité de la situation ainsi que les réticences de sa patronne à l’égard de la presse et sans doute aussi du juge.

Jana était plongée dans ses pensées. Elle hocha la tête avant de se tourner vers la victime.

– Une femme, Max ! Réfléchis bien. Son assistante confirme que c’était un coureur de jupons invétéré.

– O.K. ! O.K. ! rétorqua Max Grevel en battant des mains ; mais ce gars-là, il doit faire un mètre quatre-vingt-dix, déplié évidemment, et son poids doit se situer entre quatre-vingt-dix et cent kilos ! vous réalisez, inspecteur ? C’était un beau gosse avant de rencontrer son bourreau, certainement pas le genre à se laisser facilement intimider et surtout pas attacher comme ça.

Max se représenta mentalement la scène entre le beau blond russe et une femme brune dont le corps sculptural et pâle comme la mort était entièrement orné de tatouages. Il tenta de contrôler ses fantasmes lorsque Jana reprit :

– De nombreuses informations nous manquent, c’est certain, lâchat-elle en soupirant devant l’ampleur de la tâche. On va essayer d’établir une chronologie des événements et tenter de définir le profil de notre tueuse. Considérons par hypothèse que nous sommes à la recherche d’une femme, tant qu’un élément nouveau ne vient pas contredire les faits.

Max acquiesça en silence alors que Jana ne quittait pas le cadavre des yeux.

– Une fois au labo, je veux que tu analyses ce harnais en cuir. Connaître sa provenance pourrait fournir une piste.

– Très bien, inspecteur.

Un silence glacial se répandit dans la pièce. Max fut pris par une lassitude soudaine, alors que Jana scrutait le cadavre, certaine qu’il avait encore des indications à apporter.

– O.K. Max. Tu peux l’emporter. J’attends ton rapport demain matin et on étudiera avec Renaud les premiers éléments de l’enquête.

Elle quitta rapidement la pièce et sortit son calepin pour y consigner l’interrogatoire du banquier d’Oleg Kounev.

* * *

Gil envoya un nouvel SMS à Karen, mais ne reçut aucune réponse. Le soir de leur rencontre, Karen lui avait indiqué qu’elle devait partir quelques jours à l’étranger et qu’elle la contacterait dès son retour : le treize août, précisant avec un sourire entendu qu’elle ne communiquait que par SMS. Gil, frappée par cette évidence, se souvint de l’émotion qui l’avait submergée à cet instant-là et du baiser qu’elles avaient échangé. Elle lui avait avoué, en souriant, qu’elle l’aimait et qu’elle attendrait son retour. Elles avaient roulé sur le lit, enlacées, se livrant à un rituel de baisers tendres et sans cesse renouvelés.

Gil, depuis, s’était jetée dans le travail avec frénésie. Une semaine avait passé lorsque arriva enfin le jour tant souhaité. Ses dossiers bouclés, le cœur battant, telle une adolescente amoureuse, elle s’enferma chez elle, attendant impatiemment que son portable vibre enfin.

Quelques larmes ponctuèrent une attente de quarante-huit heures, avant qu’elle se décide de réagir. Lassée puis inquiète, elle envisagea les pires scénarios, sous l’empire d’un cœur enflammé, ardent et tourmenté.

N’y tenant plus, elle finit par remuer ciel et terre pour obtenir le numéro privé d’un certain Shaw, demeurant à Cologny, seules informations que Karen lui avait livrées au détour de leurs conversations manuscrites. Gil se heurta à quatre numéro sur listes rouges, mais elle finit par dénicher une société nommée Shaw Petroleum. Les dents serrées, elle le composa.

Le cœur battant, Gil se fit passer pour une vieille amie de Karen, prétextant qu’elle souhaitait lui rendre un bracelet retrouvé chez elle par sa femme de ménage. L’aimable voix, légèrement guindée, de Paul Barthe lui communiqua facilement le numéro privé d’Edwin Shaw.

– Je n’ai pas vu Karen et son père depuis plusieurs jours. Il semblerait que Karen soit légèrement souffrante, déclara Paul, d’où vous connaissez-vous ?

Troublée, Gil maîtrisa son émotion, souhaitant en savoir plus.

– Heu, chez des amis, il y a longtemps, je ne sais plus quand exactement ; mais dites-moi, Karen devait partir à l’étranger pour une semaine…

– Ah bon ? lança Paul, c’est possible, mais je ne suis pas au courant. C’est vrai que l’ambiance est assez tendue entre elle et son père. Peut-être souhaitait-elle s’éloigner de lui quelque temps.

Gil n’en croyait pas ses oreilles ! Son interlocuteur s’était engagé dans cette conversation avec une inconnue d’une manière par trop naïve ; elle perçut dans sa voix une émotion tangible et en conclut qu’il devait peut-être éprouver des sentiments pour Karen. Cela ne faisait qu’ajouter à la confusion générale dans laquelle elle était plongée depuis leur rencontre.

– Merci beaucoup, monsieur, finit-elle par conclure.

– Je vous en prie, j’espère avoir l’occasion de vous rencontrer avec Karen lorsqu’elle se sentira mieux. Au revoir.

– Heu, oui, bien sûr. Au revoir, bafouilla-t-elle.

Dès qu’elle eut raccroché, elle enfila ses bottes, attrapa son sac et se précipita chez Bulgari pour acheter un bracelet.

En chemin, questions et réponses contradictoires tourmentèrent son esprit. Elle imagina le pire, finissant pourtant par trouver un réconfort à l’évocation de leur nuit d’amour. Ce soir-là, la fusion de leurs corps et de leurs âmes avait été si intense qu’elles en étaient restées stupéfaites tant la consécration d’un rêve inavoué et inespéré s’était enfin réalisée.

* * *

– Très bon choix, Gil. Je la connais ?

Henri de Sargeay avait accueilli Gil dans sa boutique de la rue du Rhône avec toute la distinction et l’élégance dont il était coutumier. Il emballait le bracelet en or, entrelacé de tourmalines, de topazes, d’améthystes et de petits diamants entourés de citrines, que Gil avait choisi. Elle resta vague, expliquant qu’il s’agissait d’un cadeau pour une jeune femme récemment rencontrée. Son vieil ami sourit d’un air entendu et l’embrassa avant de lui ouvrir la porte en lui assurant que son amie pourrait le changer, si elle le souhaitait. Gil le remercia et disparut dans la rue du Rhône, le cœur dilaté de bonheur à la pensée de retrouver bientôt Karen.

* * *

Elle n’eut aucun mal à découvrir la somptueuse demeure d’Edwin Shaw. Perchée sur le coteau de Cologny, surplombant la rade de Genève, elle offrait en guise d’accueil un impressionnant portail qui tranchait avec les entrées beaucoup plus classiques des autres villas disséminées sur les alentours : une multitude de crânes aux cornes effilées indiquaient clairement l’origine texane de son propriétaire ; au sommet, un grand « H » doré luisait au soleil. Houston, tel était aujourd’hui le nom d’une des plus anciennes demeures genevoises.

Elle était célèbre dans toute la République, tant par sa situation dominante sur le lac Léman que par l’ampleur des travaux effectués voilà plus de vingt ans par un Américain fraîchement arrivé et dont la famille avait fait fortune dans le pétrole, disait-on. À Genève, ancienne théocratie protestante où le luxe se vivait caché, le Texan avait fait sensation en rénovant cette vieille propriété endormie qu’il avait transformée en chantier monumental, sollicitant des corps de métiers qu’il avait fait venir des quatre coins du monde.

Gil s’annonça à l’interphone et dut attendre deux bonnes minutes avant que les grilles ne s’ouvrent.

Un long chemin de gravier, méticuleusement entretenu, bordé d’ifs majestueux, menait à une cour spacieuse qui cernait une fontaine de marbre clair aux veines noires. L’immense terrain qui entourait le bâtiment principal accueillait une vingtaine de chevaux broutant dans le parc aux barrières blanches immaculées.

Le corps de logis principal datait du dix-huitième siècle, lieu de résidence secondaire d’une des plus aristocratiques familles de Genève, qui venait y passer les mois d’été. Shaw, contre l’avis de ses différents architectes, avait tenu à rajouter plusieurs éléments, notamment un porche à l’américaine qui contrastait furieusement avec l’élégante sobriété de la façade.

D’immenses baies vitrées avaient été aménagées, brisant le style originel, mais permettant un coup d’œil inégalable sur la ville, la colline de Saint-Pierre, les institutions internationales, le Jet d’eau et la courbe du lac en direction de Lausanne, si l’on se déplaçait sur l’une des trois terrasses qui, astucieusement aménagées, donnaient l’impression d’être le seul spectateur d’un panorama parmi les plus beaux du monde. Le résultat était spectaculaire mais laissait au visiteur un sentiment étrange d’irréalisme intemporel.

Tout un réseau d’antennes caché au milieu des cheminées et d’une énorme girouette avec en son milieu un « H » planté se laissait difficilement apercevoir vu les dimensions de la construction.

Les tuiles d’origine toscane distillaient une lumière rosée qui rappelait aux amoureux de l’Italie les teintes chaudes et douces des collines de Sienne. Les volets de chaque fenêtre n’étaient là que pour la décoration car si l’on s’approchait de plus près on pouvait distinguer un petit mécanisme sophistiqué permettant de fermer tous les accès de la maison à l’aide de stores électriques et blindés.

La domotique gérait tel un cerbère la sécurité et le confort du domaine.

Sur les murs grimpaient de magnifiques rosiers venus spécialement de Varangeville où une délicieuse princesse de plus de quatre vingt-quinze printemps continuait d’entretenir sa passion pour une des plus belles roseraies du monde. Shaw avait réussi à amadouer la vieille femme et à acquérir plusieurs dizaines d’arbres et de plantes. Les deux autres bâtiments formaient un « H » avec le corps central : à droite, l’orangerie, réaménagée en salle de sport et de cinéma ; à gauche une annexe offrait aux invités une maison indépendante, équipée d’un hammam et d’un jacuzzi.

L’ensemble, bien qu’impressionnant et spectaculaire, constituait une sorte d’éloge au mauvais goût.

Gil gara sa voiture et fut accueillie très cérémonieusement par un majordome en livrée blanche.

– Monsieur Shaw va vous recevoir mademoiselle. Si vous voulez bien me suivre.

Il la guida vers la terrasse en contournant la maison. Gil put admirer les massifs de roses, les hortensias, les chèvrefeuilles parfumés et un bassin de nymphéas, alimenté par une fontaine en forme de puits de pétrole qui lui arracha une grimace discrète. Il ne manquait vraiment que le derrick et le trépan pour se croire au Texas. C’était sans compter sur la vue magnifique qui plongeait sur le lac. Edwin Shaw était assis dans un large fauteuil. Il portait un polo Lacoste, un pantalon de lin clair et des mocassins légers de couleur rouge. Il se leva dès qu’il l’aperçut et se dirigea vers elle avec un large sourire, la main tendue.

– Bonjour, mademoiselle. Edwin Shaw, se présenta-t-il, les amis de Karen sont toujours les bienvenus à Houston.

– Monsieur Shaw. Ravie de faire votre connaissance.

Elle jeta un coup d’œil vers le jardin qui surplombait le lac : – Une vue pareille, c’est magique, observa-t-elle.

– C’est ce qui fait le charme de cette maison. La vue était comprise dans l’achat aux anciens propriétaires.

– Et les chevaux ?

– Importation directe du Texas. Je ne plaisante pas avec les chevaux. Je vous en prie, prenez place. Souhaitez-vous boire quelque chose ?

– Un jus de pomme, avec plaisir, merci.

– James, pour moi, un verre de sauvignon.

James s’exécuta et s’éclipsa silencieusement.

Gil constata qu’on avait soigneusement évité de la faire passer par l’intérieur, comme si sa présence était une formalité qui ne durerait pas.

– Je n’ai pas très bien saisi votre nom… enchaîna Edwin Shaw avec curiosité.

– Gil Saunders. Je souhaitais voir Karen, mais je crois savoir qu’elle est malade, n’est-ce pas ?

– Oui, je suis désolé. Karen est un peu fragile de naissance. Elle est cyclothymique, précisa-t-il d’un air navré, vous savez ce que cela veut dire ?

– Bien entendu.

Gil n’aimait pas le ton condescendant avec lequel Shaw engageait la conversation. Son charme évident donnait une impression d’artifice. Elle perçut dans son regard un trouble, parfaitement maîtrisé, qui devait probablement se manifester lorsqu’il était en présence d’une femme, d’autant que la beauté latine de Gil ne laissait pas la gent masculine de glace.

– En tant que psychologue, je connais bien les symptômes maniaco-dépressifs, précisa-t-elle, sûre de son effet. Je ne m’occupe que d’enfants.

L’information eut un effet radical sur Shaw, dont les yeux bleus se figèrent l’espace d’un instant. James réapparut avec les boissons qu’il servit discrètement.

– Évidemment, reprit le père de Karen, maîtrisant son léger embarras. Il n’est alors pas nécessaire de vous expliquer à quel point les sautes d’humeur de ma fille sont pour le moins imprévisibles. Je veille sur elle et tâche de lui apporter les soins et le confort dont elle a besoin.

– Je comprends. Pourrais-je la voir ?

– Je suis désolé mademoiselle Saunders, mais elle se repose et, en tant que spécialiste, vous conviendrez qu’il est préférable de ne pas la déranger en ce moment.

– Écoutez, monsieur Shaw, je n’irai pas par quatre chemins. Je pense que vous exagérez une pathologie certes délicate, mais aujourd’hui parfaitement gérable avec un traitement approprié. La dernière fois que j’ai vu Karen, elle se portait parfaitement bien, même si, en effet, un léger sentiment d’inquiétude était perceptible dans ses yeux.

Gil le fixa d’un regard déterminé avant d’ajouter :

– Je ne repartirai pas d’ici sans avoir vu Karen.

Elle regretta aussitôt cet ultimatum intempestif qui provoqua un sourire carnassier chez Edwin Shaw, visiblement à l’aise dans les jeux du pouvoir. Il se leva, déployant avec aisance son corps d’athlète et mit fin à l’entretien.

– Mademoiselle Saunders, je comprends votre inquiétude, mais sachez qu’elle est sans fondement. Je prends soin de Karen depuis longtemps et n’ai pas besoin qu’une psychologue arrogante vienne me faire la leçon chez moi. Vous verrez Karen lorsqu’elle se sentira mieux. Je vais demander à James de vous raccompagner. Si vous voulez bien m’excuser.

Il la quitta sans autres commentaires. Au même moment apparut le majordome qui lui fit signe poliment de le suivre.

Bouillonnant de colère, Gil claqua la porte de sa Mini Cooper qui patina sur le gravier avant de filer vers Genève par la route du bord du lac.

* * *

Lorsque Mickey rejoignit Edwin Shaw dans le salon, celui-ci sirotait son Sauvignon, debout, face à la fenêtre donnant sur le portail qui se refermait sur le départ fracassant de l’impétueuse femelle. Elle correspondait exactement au type de femme qui le crispait : belle, sûre d’elle, persuadée que tous les hommes succombaient à son charme naturel. Le fait qu’elle fût psychologue ne laissait pas de l’inquiéter ! Cela dit, elle avait manqué de discernement en l’agressant aussi brutalement. Il avait pu s’en débarrasser rapidement, mais Shaw savait qu’elle reviendrait. Leur courte conversation lui avait suffi pour comprendre qu’elle ignorait presque tout de Karen.

– Mickey, tu as des renseignements sur cette Gil Saunders ?

En bon soldat, Mickey livra à son maître les informations obtenues grâce à quelques coups de téléphone :

– Célibataire, trente-huit ans, fille unique d’un diplomate américain à la retraite et d’une mère d’origine argentine. Ils se sont retirés en Floride. Gil Saunders est psychothérapeute pour enfants. Elle pratique dans son cabinet, place du Bourg-de-Four, qui fait aussi office d’appartement. Elle s’occupe également d’enfants en difficulté à l’Hôpital cantonal.

– Si cette conne avait été décoratrice, cela eût été plus commode, maugréa Shaw en finissant son verre cul sec. Tu vas la suivre pendant quelque temps, je suis persuadé qu’elle s’imagine des « choses ».

– Et pour Karen ? monsieur.

– On va arrêter les injections dès demain. Elle courra la retrouver, de sorte que tu pourras les surveiller toutes les deux.

Mickey rompit et fila sur les traces de Gil Saunders.

* * *

Gil n’en revenait pas. Cet Edwin Shaw était un psychopathe ! Elle l’avait compris dès le premier regard. Lorsqu’elle avait abordé avec Karen le sujet des parents, celle-ci s’était renfermée, refusant tout échange et Gil n’avait pas souhaité approfondir la question. Elles avaient eu si peu de temps ensemble et les « conversations » n’étaient pas aisées… Elle songea au mutisme de Karen avec une mélancolie inquiète, persuadée que l’origine de ce mal remontait à sa petite enfance.

Elle eut d’instinct l’impression d’être suivie et repéra facilement le personnage qu’elle avait remarqué juste avant d’arriver sur la terrasse de Shaw, qui l’observait entre les massifs de fleurs et les ifs géants. Un garde du corps, à coup sûr. Froid comme une lame, aussi discret qu’un homme lige. Shaw a certainement quelque chose à cacher, se dit-elle.

Arrivé au Bourg-de-Four, ayant laissé sa voiture au parking de Saint-Antoine, Gil posa le paquet-cadeau Bulgari près de l’ordinateur qu’elle fit démarrer pour surfer sur le Web à la recherche d’informations sur Edwin Shaw. En commençant par taper « Shaw Petroleum » sur Google.