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LES CADAVRES DE BROWNWOOD

Jana se tenait debout face à l’imposant panneau préparé par son service, conformément à ses instructions.

Une large bande noire le traversait de part en part avec, au centre, en rouge, la date du dimanche 14 août, jour de la découverte par la BCPG (Brigade criminelle de la Police de Genève) du cadavre d’Oleg Kounev, dans sa maison de Jussy.

Autour de ce point de départ figuraient déjà un certain nombre d’informations : photographies de la victime, de la scène de crime, description sommaire du modus operandi ainsi que de la mise en scène dont les détails écœurants circulaient déjà dans tout le service.

Jana craignait que la surface située au-dessous de la date du 14 août ne se remplisse dangereusement, alors que celui qui précédait l’indication ne restât désespérément vide ; l’enquête devrait permettre de combler petit à petit les lacunes actuelles.

Elle se retourna vers son équipe et passa en revue ses collaborateurs en silence, l’un après l’autre, avant de commencer.

– Bien, messieurs. Nous sommes en présence du crime le plus abominable que notre service ait eu à traiter depuis ma nomination. Je me propose de vous soumettre d’ores et déjà ma première hypothèse.

Jana se mit à marcher de long en large, exposant sa théorie :

– Le mode opératoire indique que nous avons affaire à une tueuse. Bien entendu, nous n’avons pas de preuves, mais nous devons absolument garder cet élément en tête afin de mener à bien nos recherches. Renaud, qu’en est-il du profil de la victime ?

L’inspecteur adjoint se leva, légèrement solennel, et livra les résultats de son enquête préliminaire :

– Oleg Kounev était un gars réglo. Trente-huit ans. Il a fait fortune en Russie dans l’exploitation de forêts destinées à la fabrication de pâte à papier. Tous ses collaborateurs l’appréciaient et le respectaient. J’ai ici les bilans de sa société financière portant sur les cinq dernières années ainsi que les statuts d’une fondation qu’il venait de créer afin de financer des centres de formation dans les quartiers déshérités de Moscou. J’ai transmis ces informations au service juridique pour qu’ils fassent quelques recherches. Tout paraît clean au premier abord.

– Son banquier, que j’ai interrogé, m’a par ailleurs confirmé ce que vous venez de dire, précisa Jana. Vu sa position et son désir de discrétion, il a souhaité garder l’anonymat. On verra si on a besoin de lui en fonction de l’évolution de l’enquête. Continuez.

Pascal Renaud consulta ses notes avant de poursuivre :

– Un associé minoritaire vivant à Moscou reste injoignable, on poursuit les recherches à ce sujet. On passe au peigne fin son agenda, ses contacts, ses relations. Vie saine, heu… beaucoup de bateau à voile sur le lac, participation à la dernière régate du Bol d’Or. Oui, c’est ça.

L’inspecteur adjoint s’était débrouillé pour réunir une somme importante d’informations en très peu de temps. Il n’avait pas beaucoup dormi, à l’instar de ses collègues de la BPTSG (Brigade de la Police technique et scientifique de Genève), et bafouillait un peu en énumérant les faits majeurs de son rapport, tout juste terminé. Il reprit :

– Bouffe saine d’après ce qu’on a retrouvé dans son frigo. Armoire à médicaments sans drogues, aspirines, antalgiques banals, un emballage de viagra non entamé. Important, ses virées nocturnes… À l’évidence, il aimait les filles, mais pas les putes. D’après son assistante, c’était le genre chasseur solitaire. Il pouvait lever au cours d’une soirée une fille dans un bar, et disparaître avec elle pendant plusieurs jours. BMW 750 coupé, avion privé personnel… Le mec était plein aux as. Et apparemment sans ennemi connu.

– Et il plaisait aux femmes !

La remarque de Jana, en confirmation des faits, pouvait légitimement renforcer la théorie de la tueuse.

– Inspecteur, enchaîna Renaud, si c’est pas des putes qu’il se tapait, comment va-t-on faire pour remonter une piste ?

– Très juste, Renaud. On va procéder par élimination. Tâchez de savoir s’il s’est rendu à des soirées ou à des dîners privés. Consultez son agenda. Max nous donnera des créneaux « temps » tout à l’heure pour vous permettre de cibler correctement la période de recherche. Par la suite, faites la tournée des bars types « after » et des boîtes de nuit. Un beau gosse comme ça, ça se remarque. Interrogez les serveuses de préférence. Si ça ne donne rien, on élargira.

– O.K., inspecteur, c’est tout pour moi.

Renaud se rassit et alluma une cigarette sur laquelle il tira goulûment. La tension était palpable dans le bureau et la concentration extrême de l’inspecteur Jana Stucki exigeait de chacun une disponibilité parfaite.

– Messieurs, je vous rappelle le mode opératoire présumé. Il est criant de vérité. Cet homme est rentré chez lui avec une femme. Il était certainement tard et je ne pense pas qu’il soit du genre à terminer la soirée avec un homme. La victime, je vous le rappelle, était un homme à femmes !

Jana observa son équipe, souhaitant que le message passe. Cette bande de machos n’était pas prête, malgré les qualités unanimement reconnues de son chef, à admettre qu’une femme ait pu commettre un tel crime et réaliser une mise en scène aussi monstrueuse. Max n’avait pas hésité à lancer dès la découverte du meurtre l’hypothèse absurde du crime homo. C’était évidemment plus rassurant, plus conforme à leur vision traditionnelle du bien et du mal. D’autre part, pour les enquêteurs de sexe masculin, un homme est plus facile à cerner, à comprendre, même s’il s’agit d’un homosexuel.

Jana devait absolument les convaincre de la justesse de ses déductions, quelque hypothétiques qu’elles soient encore. Et elle priait le ciel de ne pas se tromper !

– Max ? Jana invita le jeune médecin légiste à prendre la parole. Elle savait que ses premières constatations seraient capitales et qu’elles pourraient déterminer de façon primordiale le déroulement de l’enquête.

Max était à moitié avachi sur sa chaise et affichait une mine de déterré.

– On a bossé toute la nuit. Voici mon rapport, je vous en livre les éléments les plus importants. On a pratiqué l’autopsie après lui avoir cassé les jambes. Pas une mince affaire. La mort remonte à une semaine. Le crime a dû avoir lieu durant la nuit du dimanche 7 août au lundi 8. Impossible d’en dire plus. Concernant l’heure exacte…

Il laissa sa phrase en suspens indiquant ainsi qu’il n’y aurait jamais « d’heure exacte de la mort ».

– Vous comprenez, inspecteur, cette huile qui recouvrait le corps de la victime, on est en train de l’analyser, il s’agirait plutôt d’un baume d’ailleurs, paradoxalement pas gras du tout. On a encore besoin de quarante-huit heures, mais je peux déjà vous dire, Inspecteur, que c’est un truc vraiment spécial, une molécule toute nouvelle qui ferait le bonheur des vieilles rombières.

– Les faits, Max, s’il te plaît !

– Désolé, inspecteur. Bref l’analyse du baume, ça viendra plus tard, mais on peut déjà en déduire un degré de sophistication extrême chez le meurtrier.

Il se ravisa :

– heu… la meurtrière, bien entendu ! En ce qui concerne les blessures et les amputations, c’est assez troublant. Je m’explique : la mort a été causée par deux coups de lame effilée portés en plein cœur avec une grande précision. L’amputation du sexe est post mortem. Le corps s’est alors vidé de son sang. On a retrouvé quelques pilules de viagra dans la table de nuit ainsi qu’un vibromasseur classique qui n’a pas été utilisé. On l’a analysé, pas la moindre trace d’ADN. L’autopsie révèle des traces de Sildénafil, c’est-à-dire du viagra, ce qui confirme l’érection au moment de l’amputation et explique le sang abondant. Aucune trace d’empreintes, de sang ou de peau d’un tiers, ni dans les draps ni sur le corps de la victime dont le groupe sanguin est O+. Désolé, inspecteur, mais on n’a rien de plus à se mettre sous la dent !

– Donc, pas la moindre piste pour orienter nos recherches, observa Jana.

L’inspecteur adjoint confirma que le reste de la chambre ainsi que les examens approfondis de la cuisine et de la salle de bains étaient vierges de toute trace, de tout indice. Il rajouta que tout avait été minutieusement fouillé : les poubelles, le jardin. Rien !

– Je m’y attendais. Max, tu sous-entends qu’il y a quelque chose de troublant, de quoi s’agit-il ?

– J’y viens, inspecteur, j’y viens. Il s’agit des mains. L’amputation est très nette, effectuée sans doute avec une grosse cisaille. Ce qui est étrange, c’est que cet acte intervient très certainement longtemps après la mort. Combien de temps, je serais incapable de le dire, mais le corps était déjà vidé de son sang lorsque les mains ont été tranchées.

Cette révélation jeta un froid dans le bureau de Jana dont l’atmosphère, déjà lourde à l’évocation des faits, confinait à l’insoutenable.

– Tu es sûr de ce que tu avances, Max ? reprit Jana.

– J’en mettrais ma main à couper… Max apprécia intérieurement son humour noir mais n’en rajouta pas. Jana ne releva pas non plus, absorbée par ses réflexions. Les conclusions du jeune médecin légiste compliquaient la situation à l’envi.

– Je n’ai pas fini ! fit-il de sa grosse voix, le harnais en cuir, seule pièce à conviction avec le godemiché assorti en notre possession, provient vraisemblablement d’un environnement équestre. Il ne comporte aucune empreinte, aucune trace ou poils de chevaux, bien entendu, mais c’est du matériel équestre à coup sûr. Le godemiché, lui, est de fabrication artisanale. Du travail bien fait. On essaye d’identifier actuellement l’origine du cuir et des anneaux métalliques. Si cet examen débouche sur une piste, on le saura vite. Voilà, c’est tout, inspecteur.

Max Grevel posa sur le bureau de Jana le rapport d’autopsie et l’ensemble de ses observations qui se rajoutèrent au dossier de Pascal Renaud, essentiellement composé de procès-verbaux, de constatations, d’auditions, d’enquêtes de voisinage, et du profil de la victime.

À la lueur des premiers éléments fournis par ses enquêteurs, Jana prit quelques instants pour réfléchir. Les hommes l’observaient silencieusement, comptant sur elle pour leur fournir un fil, si ténu soit-il, qui leur permettrait de se lancer sur la piste de la « tueuse ».

Elle se dirigea soudain vers le panneau et prit un feutre noir. Elle traça une longue ligne horizontale, parallèle à celle qui simulait, juste au-dessous, la chronologie des faits. Le trait s’arrêta à la date présumée du meurtre : le 7 août, qu’elle inscrivit en bleu. Puis, à l’aide d’un feutre rouge, Jana tira deux lignes, l’une au-dessus de l’autre, et commençant là ou la précédente, en noir, s’arrêtait. Max et Pascal ouvrirent de grands yeux et se rétablirent sur leurs chaises, intrigués par la simulation qui prenait forme sur le tableau.

Une fois l’exercice terminé, l’inspecteur Stucki se tourna vers eux, habitée par une flamme nouvelle qui brillait dans son regard.

– Alors ? Qui peut m’indiquer ce que je dois inscrire sur ces lignes ? lança Jana, triomphante.

Ses deux enquêteurs se regardèrent ahuris, n’osant comprendre !

– Inspecteur, vous pensez que nous avons affaire à deux individus qui ont agi ensemble ? interrogea Max, se dirigeant vers le panneau, suivi par Pascal Renaud.

– Pas tout à fait, Max. L’hypothèse de la tueuse solitaire tient toujours. En revanche, il y a tellement de choses qui clochent ! Le profil de la victime d’abord : pas le genre à violer une fille. Le roi de la drague, peut-être, mais il respectait les femmes. Même si tout a été soigneusement nettoyé, un viol aurait conduit à une résistance, une lutte et nous aurait fourni au moins un indice, si petit soit-il, or, rien ! Nous avons sûrement affaire à deux amants consentants. D’autre part, tu nous apprends que les mains ont été tranchées plus tard. Pourquoi ? Et cette signature sadomaso, ce sexe tranché… Oui, toute cette putain de mise en scène ?

Le ton de Jana était monté, une sorte de fièvre s’emparait d’elle à mesure que la description virtuelle qu’elle faisait de la scène convergeait vers une évidence.

– Je comprends ! souffla Max, dont la mâchoire s’affaissa.

– Quoi ? Quoi ? Je comprends pas !

– Réfléchissez, Renaud ! On cherche une tueuse dont la signature est l’ablation du sexe après les deux coups mortels portés en plein cœur.

– En revanche, pour le reste, reprit Max, on a affaire à une mise en scène destinée à nous mettre sur une fausse piste. Et là (il pointa le doigt sur une des lignes rouges du panneau), on a affaire à un deuxième individu, c’est pourquoi vous l’avez légèrement décalé dans le temps par rapport à la ligne de la tueuse, car il est intervenu sur les lieux après le meurtre.

– Absolument. C’est notre témoin !

Jana s’arrêta un instant pour que les deux hommes ne perdent pas le fil. Renaud et Max se mirent à déambuler dans la pièce, fascinés par la nouveauté des éléments qu’on leur servait sur un plateau.

– Bien ! reprit Jana calmement, voilà comment je vois les choses : Oleg Kounev est rentré chez lui avec la tueuse qu’il a dû rencontrer au cours de sa virée nocturne du 7 août. Ils ont des rapports sexuels et l’on sait que la victime a pris du viagra. La question qui se pose : pourquoi l’a-t-elle tué ? Y a-t-il eu une dispute ? Un facteur déclencheur ? Était-ce un acte prémédité, préparé longtemps à l’avance ? Dans ce dernier cas, une piste devrait se présenter dans l’entourage de Kounev et nous faciliterait la tâche. Mais je penche plutôt pour le facteur déclencheur. Dans la mesure où il n’y a pas de mobile, quelque chose a dû se produire pour entraîner une réaction aussi violente, un meurtre, signé par l’ablation du sexe de notre victime.

– C’est plausible, dit Renaud, elle fait l’amour… Elle le tue et quitte la maison en laissant derrière elle les traces de son passage.

– Absolument ! Jana claqua dans ses mains.

Tout se tient. Elle reprit :

– C’est alors que le témoin mystérieux entre en scène. Il nettoie chaque indice laissé par la meurtrière et organise la mise en scène finale avec le harnais, le godemiché et l’ablation des deux mains. Qui est ce témoin providentiel, tapi dans l’ombre de la tueuse ? Le baume et le harnais, c’est lui. On cherche certainement une schizophrène dotée d’un ange gardien.

* * *

Karen se regardait dans le miroir de la salle de bains.

Malgré le copieux petit-déjeuner que Suzanne lui avait monté dans sa chambre et servi avec tendresse sur le bord du lit, lui demandant avec un sourire navré si elle se sentait mieux, Karen avait l’impression qu’une horde de mustangs avait piétiné inlassablement son crâne endolori.

Elle était si pâle qu’elle se faisait peur. Son regard lui renvoyait les images d’un cauchemar lancinant qui la terrifiait ; non pas qu’elle eut particulièrement peur, car tout était beaucoup trop confus pour en saisir le sens, mais la nouveauté des faits la terrorisait ! Elle qui, depuis plusieurs d’années, avait mis tant de soin à organiser sa solitude pour domestiquer les tourments de son esprit se trouvait soudain face à un cauchemar inédit. Une circonvolution non encore explorée de son cerveau qui faisait soudain surface.

C’en était trop !

Elle laissa les larmes brouiller ses yeux rougis par la fatigue et glissa lentement le long du miroir, pour s’allonger sur l’épaisse moquette blanche, secouée par des sanglots sans fin. Recroquevillée sur elle-même dans la position du fœtus, elle tentait de se calmer.

– Gil ! murmure-t-elle dans un souffle silencieux.

Son corps de rêve, le souvenir de ses lèvres tièdes, l’évocation de leurs caresses intimes emplirent son cœur et calmèrent son esprit…

Elle se leva tout en séchant ses larmes du revers de la main, et retourna dans la chambre, à la recherche de son mobile. Elle devait envoyer un SMS ! Tout lui revenait petit à petit mais… Depuis quand ? Quel jour était-on ?…

Elle fut submergée par une montée d’angoisse qui s’amplifiait au fur et à mesure qu’elle parcourait la pièce de long en large, incapable de mettre la main sur son cellulaire, constatant que son sac à main avait également disparu. Prise de vertige, elle s’assit un instant sur le bord du lit et tâcha de reprendre son souffle. Elle attrapa le verre de jus d’orange qu’elle vida d’un trait. Son regard fiévreux se posa alors sur la porte qui donnait dans le couloir. La clé n’était plus sur la serrure ! Elle ne pouvait imaginer qu’elle était enfermée à l’intérieur de sa propre chambre, dans sa propre maison !

Karen tituba jusqu’à la poignée de la porte qu’elle saisit, le cœur battant. Malgré son acharnement, la poignée ne bougea pas d’un millimètre, la porte était condamnée. Son sang se glaça, et l’image de son père apparut instantanément dans son esprit.

Il avait dû apprendre sa liaison avec Gil et ne le supportait pas. Il l’avait fait suivre ou Dieu sait quoi, puis il l’avait enfermée à double tour, profitant de son sommeil pour la droguer à l’aide de somnifères.

L’émotion était trop forte. Tout était si embrouillé… Karen tourna de l’œil, mêlant dans sa chute les images de Gil et de son père qui s’entrecroisaient.

Lorsqu’elle ouvrit les yeux, Karen vit les étoiles scintiller dans un ciel noir et limpide. Elle était allongée contre la porte de sa chambre et se rendit compte que la journée avait passé sans que personne ne se souciât d’elle.

Elle en conclut que c’était là un bon signe et cette pensée lui redonna une énergie diffuse qui anima son esprit sans réveiller toutefois ses muscles engourdis.

Elle devait retrouver Gil ! Elle seule pouvait l’aider à sortir du cauchemar dans lequel son père machiavélique l’emprisonnait. Elle devait absolument quitter cette demeure dont le personnel tout entier était au service des démons de son père et dont les sourires lui apparurent soudain comme autant de trahisons sournoises.

Karen se releva en glissant le long de la porte. Elle attrapa machinalement le large sac à dos qu’elle avait acheté dernièrement, pris quelques affaires dans la salle de bains et dans son dressing-room, jeta son tee-shirt, se changea et, prête à partir, dans un silence glacé, elle colla son oreille contre la porte, s’assurant que personne n’était dans les parages.

Elle se dirigea vers la fenêtre et inspecta d’un œil furtif le jardin. Il était passé vingt-deux heures, personne en vue.

Karen ouvrit la fenêtre et repéra les prises qui lui permettraient de descendre le long du mur. Il n’y avait qu’un étage. S’agrippant au support en bois autour duquel s’enroulait le chèvrefeuille, elle parvint sans encombre sur la terrasse et courut sans se retourner en direction du lac, dévalant les larges espaces de gazon qui entouraient la maison, puis disparut dans la nuit.

* * *

Après avoir bu une dizaine de tasses de thé accompagnées de crackers, n’interrompant ses recherches que pour de brèves courses vers les toilettes, Gil commença à réunir quelques informations pour le moins singulières concernant Edwin G. Shaw.

Le Web lui révéla tout d’abord la formidable ascension de la famille Shaw, fermiers texans enrichis de manière incroyable par la découverte du pétrole à la fin des années cinquante.

Google ne donnait que peu de liens sur la Shaw Petroleum Company : un historique et de courtes biographies flatteuses sur l’entreprise et ses fondateurs, des informations stratégiques d’ordre très général, une carte du réseau mondial lié aux multiples diversifications financières développées par la société dans l’immobilier, la finance ainsi qu’une participation importante dans un laboratoire de biotechnologie phare en Suisse.

Le site de Shaw Petroleum ne communiquait aucun chiffre et, même si Edwin Shaw trônait au sommet de l’organigramme d’une holding regroupant toutes ses activités, il était impossible de trouver des informations à son sujet.

En revanche, de nombreux organes de presse locaux s’intéressaient à la vie personnelle du magnat, et c’est en consultant ces documents que Gil découvrit des faits assurément étranges. Le Houston News Chronicle était le plus entreprenant dans la traque, épluchant les moindres faits et gestes de l’illustre mais néanmoins très discret VIP et grand bienfaiteur local, monsieur Edwin G. Shaw. Elle apprit que le père de Karen finançait généreusement des institutions consacrées à la défense des enfants maltraités et des orphelins du Texas, étendant ses prodigalités à travers tous les États-Unis, à grand renfort de fondations, de centres d’accueil et de formation, et, depuis peu, selon certaines coupures, déployant des ramifications jusqu’à Moscou. Gil fut frappée par ces révélations.

Elle se souvint de l’air courtois du père de Karen au premier abord, de son charme glacial et de cette sensation diffuse de malaise qu’il avait montré en la regardant dans les yeux. Elle comprit assez vite la nature obscure de ses relations avec les femmes et s’émut en pensant à Karen, sa fille unique.

Gil ne savait pas ce qu’elle cherchait exactement, mais la simple perception qu’elle avait ressentie de la personnalité de Shaw ne correspondait pas à ce portrait d’homme généreux et compatissant à l’égard d’autrui que les journaux établissaient de lui. La seule personne qui intéressait Shaw était Shaw !

Les sommes attribuées aux actions de bienfaisance semblaient considérables. Elle lut les bilans publiés ainsi que les articles élogieux mais prudents : l’homme avait en effet la réputation d’un personnage redoutable et cruel en affaires – comme tant d’autres – mais bénéficiant visiblement d’un certain respect lié à l’extraordinaire réussite de son groupe qu’il dirigeait en monarque intransigeant.

Le paradoxe était suffisant pour attirer les investigateurs les plus sérieux et les chasseurs de scandales. Ces derniers s’acharnèrent sur Shaw lorsque sa femme fut retrouvée gisant dans son sang, un soir de septembre 1996, le mari et la fille, tout juste âgée de cinq ans, précisait l’article, se trouvant dans la maison !

Les articles traitant de cet épisode dramatique de la famille étaient les seuls documents qui montraient des images précises de Shaw. D’ordinaire, il évitait les flashes et les objectifs, tout comme les honneurs et les médailles, alors que, sur ces photos, on le voyait, pleurant, serrant sa fille dans ses bras, une petite fille qui se tenait droite, le regard brisé et sans larmes.

Quels secrets se cachaient derrière leurs regards ?

Shaw avait déclaré à l’inspecteur Stording que sa fille l’avait rejoint dans son bureau, lui disant qu’elle ne pouvait dormir. Ils s’étaient assoupis l’un dans les bras de l’autre, dans son large Chesterfield et personne n’avait rien entendu.

L’instruction avait conclu au meurtre commis par un cambrioleur en quête d’argent alors que certains évoquaient la piste de la vengeance.

Absurde ! pensa Gil avec dégoût.

Après ce morbide fait divers dont les conclusions, malgré la pression et les interrogations de certains médias n’inquiétèrent jamais Shaw, il s’enferma avec sa fille, érigeant entre lui et le monde un rempart protecteur à la mesure de sa richesse.

La presse se tourna vers d’autres scandales, abandonnant Shaw à ses délires de milliardaire et de père tout-puissant.

Gil eut soudain la nausée : une horrible sensation glaça son sang, la plongeant dans un abîme d’angoisse et dans une sensation de solitude d’une telle ampleur qu’elle sentit son cœur et ses entrailles se crisper.

Des événements de sa propre enfance surgirent de façon désordonnée dans sa mémoire. Elle avait aimé les jeunes filles, puis les jeunes femmes : totalement et sans compromis. L’idée du mariage avec une personne du sexe opposé l’avait terrifiée dès ses douze ans, lorsque Mike Rosting, le fils du voisin, avait tenté de l’embrasser. Le garçon fut projeté contre les bottes de foin de la grange et se réveilla chez le médecin du village qui tentait de le réanimer dans une salle bondée et larmoyante. Il déclara qu’il ne se souvenait de rien et ne tenta plus jamais une approche de Gil. Les gens posèrent sur elle le regard de ceux que la différence effraye et, dès lors, elle grandit en affirmant ses préférences sans se soucier de l’opinion de la haute bourgeoisie bostonienne.

Continuant ses recherches erratiques sur le Web, un nom attira son attention alors qu’elle parcourait un article évoquant une sordide histoire d’enfants : Bob Guccione ! Drôle de nom, pensa-t-elle, mais il lui semblait avoir déjà lu cette histoire quelque part. Les yeux rougis par les heures passées devant l’écran de l’ordinateur, Gil activa un signet de Associated Press qu’elle avait sauvegardé et qui mentionnait ce personnage comme faisant partie de l’entourage de Shaw :

Trois cadavres momifiés de bébés découverts au Texas

Agence AP

22 septembre 2003

BROWNWOOD, Texas (AP) – Un homme qui rénovait la maison de campagne où il vit depuis trois ans a découvert, lors des travaux dans le grenier, un vieux sac-poubelle contenant les cadavres momifiés de trois bébés. La police a pour l’heure ouvert une enquête pour homicide.

« Un bébé était enveloppé dans une serviette, un bébé était dans une couverture, et le bébé que nous avons trouvé en premier était entouré d’un drap dans un sac en papier », a déclaré Steve McGrey du bureau du shérif du comté, précisant que cette découverte macabre avait eu lieu le jeudi dans une maison située près de Brownwood.

Ni l’âge ni le sexe des bébés n’ont pu être déterminés en raison de la détérioration des corps. Les autorités recherchaient désormais les anciens occupants de la maison, mais aucune arrestation n’a été effectuée dans l’immédiat, a ajouté M. McGrey. AP

Un article proposé en lien à cette dépêche mentionnait le témoignage du voisin des lieux du drame qui déclarait, un mois après la macabre découverte, que M. Bob Guccione avait disparu, ne supportant plus, d’après le voisin, les images horribles de ces cadavres d’enfants.

L’article était illustré par une photo qui ressemblait à s’y méprendre à Shaw, prise de loin et assez flou, s’engouffrant dans une limousine sous le regard protecteur de son garde du corps : Bob Guccione, affirmait le journaliste.

Gil tenta de poursuivre, mais le Web n’offrait pas de « suite » au récit ! Scrutant avec attention la photo, elle ressentit une émotion violente. La superposition de ces deux visages évoquait à ses yeux le symbole de la perversité, impulsion primitive du cœur humain. La vision qui prenait lentement forme dans son imagination la terrifiait. Gil ne pouvait évoquer un lien entre ces cadavres d’enfants et Shaw. L’enquête semblait aboutir à une impasse, tout comme celle du meurtre de la mère de Karen.

Shaw communiquait à son entourage une atmosphère trouble que l’argent rendait écœurante.

Au centre de ce désert, Karen errait en silence, liée à son père par un lien funeste.

Gil réfléchit quelques instants, ne sachant quelle suite donner à ses recherches. Débarquer chez Shaw n’avait pas été une réussite. Pour aider Karen, il fallait trouver une autre solution. Contacter la police effleura son esprit, mais sur quelles bases ? C’était ridicule, elle serait éconduite, elle perdrait son temps.

Paul Barthe ! Son interlocuteur téléphonique. Que savait-il de son patron ? Elle se souvint de la naïveté avec laquelle il avait livré les informations qu’elle avait eu à peine besoin de formuler.

Malgré sa discrétion, malgré ses mains faisant écran à son visage lorsque les flashes crépitaient autour de lui, Edwin G. Shaw ne serait peut-être pas à l’abri d’un jeune étourdi porté par une libido d’adolescent.

* * *

Karen était arrivée au bord du lac. Elle sautait d’un bloc de rochers à l’autre, énormes morceaux de granit qui protégeaient les berges, éclairée par un mince filet de lune et quelques maigres réverbères jalonnant le quai qui menait à Genève-Plage et au centre-ville. Elle n’avait qu’un but, se rendre chez Gil le plus rapidement possible, mais par un itinéraire détourné, dans la crainte que Mickey, sur l’ordre de son père ayant découvert sa fugue, ne se lance sur ses traces.

Marchant d’un bon pas, malgré sa fatigue, elle atteignit le parc des Eaux-Vives, contourna le parc Lagrange, fermé dès la tombée de la nuit, rejoignant l’avenue de Frontenex et les premiers immeubles de la ville, espérant rallier le Bourg-de-Four au plus vite. Elle avait emporté avec elle la torche qui l’accompagnait le plus souvent lors de ses séances de boxe nocturnes dans la grange. Le sourire rassurant de Gil éclaira le trou noir dans lequel elle se trouvait. Elle se souvint de ses lèvres posées sur sa peau tiède, avant qu’elle se décide à affronter son père pour exiger qu’il reparte aux États-Unis dans les plus brefs délais. Elle s’était donné une semaine pour le convaincre, sinon elle lui avait annoncé qu’elle disparaîtrait pour toujours de sa vie !

Malheureusement Karen n’était pas de taille à faire face à Edwin Shaw. Il adorait, il vénérait sa fille, certes, mais il lui avait suffi de murmurer quelques menaces en caressant sa joue glacée pour que celle-ci s’écroule en larmes dans sa chambre après avoir fui l’horreur qu’il lui inspirait. Désespérée, Karen se souvint d’avoir marché, secoué par les sanglots, jusqu’à la Pierre Byron, ce point de vue qui dominait le lac et où les jeunes amoureux passaient leurs soirées les yeux dans les yeux, contemplant la rade qui sculptait la nuit de lumière.

L’image floue d’un homme lui vantant les beautés de la ville s’étendant à leurs pieds, promesse d’un avenir lumineux, ondulait dans sa mémoire. Il lui avait proposé une cigarette, elle s’en souvenait, car c’était une Kent. Elle avait accepté, inhalé une ou deux bouffées, puis, d’un coup, le monde avait tourné, l’emportant dans une vague qui déferlait vers le ciel en sifflant.