Grégory était fasciné par les explosions multicolores qui illuminaient le ciel – baignant la rade d’un scintillement sans fin – issues du brouhaha de la fête comme un jaillissement fantastique de gouttelettes s’échappant d’une vertigineuse chute d’eau. Émerveillé par ce dessin animé nocturne, le jeune garçon serra la main de sa mère lorsque le bouquet final gronda encore plus fort que Godzilla, pour être finalement transpercé de part en part par le Jet d’eau qui s’éleva majestueusement à plus de cent quarante mètres, dans toute sa verticalité, annonçant la fin du feu d’artifice.
Alors que la fumée envahissait le ciel avant de s’évanouir lentement pour laisser place à un ciel noir constellé d’étoiles, la foule compacte, agglutinée autour de la rade comme un essaim sauvage sur le haut d’un toit, délaissa la contemplation céleste pour revenir vers la réalité terre à terre des attractions et des stands de forains bruyants, s’engouffrant en riant dans les manèges qui tournaient et s’élevaient dans la nuit avant de redescendre à pleine vitesse, provoquant des montées d’adrénaline vertigineuses ponctuées de cris et de rires qui se répondaient au-dessus des têtes.
Grégory courait d’une attraction à l’autre, tenant fermement sa barbe à papa. Sa mère le surveillait, lui enjoignant de ne pas trop s’éloigner. Elle déambulait sur les quais bondés, étrangère à la fête, le cœur lourd, songeant à son mari qui venait de la quitter. Elle lutta contre les sanglots qui saisirent sa gorge et s’arrêta un instant pour fouiller son sac à la recherche d’une cigarette. Elle l’alluma, fébrile, et chercha Grégory des yeux.
Un instant d’inattention avait suffi pour qu’il échappe à sa vigilance.
Elle tourna son regard dans toutes les directions, l’appelant, hurlant son nom sous l’œil indifférent des badauds. Devant le train fantôme, elle remarqua une barbe à papa gisant sur le sol. Elle en saisit le petit support en bois, l’observa tel un objet insolite qui lui révélerait la cachette de son enfant. Murmurant son nom, un torrent de larmes coula sur sa joue pâle. Était-ce bien à elle qu’arrivait l’inimaginable ?
Elle ne le reverrait jamais !
*
Paul Barthe avait enfilé sa robe de chambre, se demandant qui pouvait bien le déranger à une heure pareille !
– Qui est là ? demanda t-il, en fronçant les sourcils.
– Monsieur Barthe ? C’est Gil Saunders. Nous nous sommes parlé au téléphone à propos de Karen. Je suis désolée de vous déranger si tard, mais c’est urgent, je vous en prie !
Rassuré d’entendre une voix féminine qui implorait son aide, Paul ouvrit la porte et fut conquis par la silhouette de cette femme dont les grands yeux suppliants étaient surmontés d’une chevelure brune à la Rita Hayworth. Elle était enveloppée d’un parfum capiteux qui éveillait en lui des désirs qui le firent rougir.
Il se reprit rapidement et l’invita à entrer, s’excusant du désordre, assez relatif, qui régnait dans son loft spacieux, traversé de poutres apparentes. Malgré la chaleur du mois d’août, un feu crépitait dans la cheminée, et le parfum d’une bougie à la lavande accueillit Gil dans une ambiance feutrée, presque féminine.
Elle se tourna vers le jeune homme, le détaillant du regard. Il devait avoir vingt-cinq ans et rendait au moins quinze centimètres à Gil qui imposait pourtant, il est vrai, avec son mètre quatre-vingt.
– Mademoiselle Saunders, puis-je vous offrir un verre, une grappa du val d’Aoste, ou un doigt de muscat de Provence ? ou autre chose, par exemple une tasse de thé dont je possède une impressionnante variété, comme vous pouvez le constater.
Gil le remercia en souriant et opta pour un thé au miel.
Pendant qu’il s’affairait dans son espace cuisine dont la baie vitrée offrait une vue imprenable sur la cathédrale Saint-Pierre, Gil se détendit et déambula entre les canapés profonds, les tables basses en verre et les meubles anciens en acajou brillant dans leur patine aux reflets rouges. Le choix des tissus, les tapis et les kilims qui recouvraient le parquet blond, les objets précieux, dont une impressionnante collection de boîtes à priser du dix-huitième siècle, indiquaient un goût sûr et raffiné. Dans une petite bibliothèque, encadrée par deux superbes vues de Genève de Brun de Versoix, avec le cheval caractéristique au premier plan, une rangée d’almanachs royaux en maroquin rouge aux armes renvoyaient la lumière d’une lampe coiffée d’un abat-jour carré. Gil fut agréablement surprise par cette atmosphère où chaque élément se répondait dans un agencement parfait pour créer une sensation esthétique révélant une personnalité subtile.
– Asseyez-vous près du feu, je vous en prie, lança Paul Barthe, je suis à vous tout de suite.
Gil s’installa sur le canapé, le plus loin possible de ce feu incongru pour la saison, alors que Paul arrivait avec un plateau qu’il posa sur la table. La théière en argent était accompagnée d’un pot et d’un vase à sucre. Les corps circulaires du service datant du dix-huitième siècle étaient ciselés et le couvercle à charnière de la théière surmontée d’un fleuron en forme de casque.
Paul avait joint quelques « Digestives » qu’il proposa à Gil.
– Pour patienter pendant que le thé infuse, dit-il en souriant.
Gil refusa poliment.
Dégustant son biscuit, il enchaîna :
– Je sais, le feu de cheminée, c’est stupide en plein mois d’août, mais que voulez-vous ? Je ne peux pas m’en passer. Petite manie de célibataire ! Seriez-vous apparentée à monsieur Stuart Saunders ?
– Oui. C’est mon père, répondit Gil, intriguée.
– Splendide ! J’ai suivi ses cours à Harward. Je suis très honoré de rencontrer la fille d’un illustre penseur, malgré l’heure tardive, heu… et les circonstances particulières, conclut-il, gêné, se rappelant qu’il était en robe de chambre.
– Je suis confuse d’avoir forcé votre porte monsieur Barthe, s’excusa Gil, mais j’ai vraiment le sentiment que Karen est en danger et je ne sais pas vers qui me tourner.
– En danger dites-vous ? Mais pourquoi ? Je vous écoute !
Alors que Paul Barthe servait le thé, Gil se lança dans le récit de sa visite chez Shaw l’après-midi même.
*
Épuisée par sa fuite, les muscles tétanisés par l’acide lactique, Karen arriva enfin au Bourg-de-Four. Les Fêtes de Genève avaient drainé une foule agitée et grouillante dans laquelle elle put se fondre aisément.
Elle grimpa l’escalier qui menait à l’appartement de Gil et sonna, le cœur battant.
Malgré plusieurs tentatives, la porte demeurait désespérément close.
Karen voulut crier mais aucun son ne sortit de sa gorge. Une lourde sensation de solitude l’envahit avant de laisser place à la montée d’une angoisse insidieuse, à des sanglots irrépressibles. À bout de force, le corps meurtri, elle s’écroula sur le paillasson.
*
L’inspecteur Stucki relisait le dossier de l’affaire Oleg Kounev.
Max avait fourni quelques réponses complémentaires concernant le fameux baume : celui-ci était composé d’une molécule de camphre additionné d’ambre. Ce produit révolutionnaire, selon le légiste, permettait de ralentir le principe naturel de décomposition d’un cadavre tout en diffusant un parfum à base de musc qui annihilait l’odeur de putréfaction des chairs.
Elle se souvint d’une question qu’elle avait posée à l’inspecteur ukrainien qui avait pour mission de la former, lors de sa première enquête criminelle à Kiev, alors qu’ils se rendaient ensemble sur une scène de crime.
– À quoi ressemble l’odeur de la mort ? avait-elle demandé.
– Tu verras ça assez tôt !
– Comment ça, je verrai ?
– Quand tu sentiras son odeur, tu sauras que c’est celle de la mort ! avait conclu le vieil inspecteur blasé en bougonnant.
Elle comprit le sens de la réponse en arrivant sur les lieux avant même d’avoir découvert le cadavre.
Le corps outragé d’Oleg Kounev, quant à lui, ne sentait rien !
Il y avait quelque chose de blasphématoire dans cet acte qui modifiait l’ordre des choses, pensa Jana.
Max interrogeait les labos européens pour tenter d’en savoir plus, mais rien n’indiquait qu’une piste pourrait se dessiner sur la base de cette technique sans équivalent. Tout comme le harnais, les sangles et le mors, gainé de cuir, personne dans les manèges équestres du canton n’avait pu identifier ce matériel. Tous remarquaient néanmoins la qualité du cuir et du tressage.
Pascal Renaud orientait désormais ses recherches du côté des écuries privées et des éleveurs.
Jana avançait ses maigres pions sur un échiquier sans pourtour défini. Quant à sa théorie de la tueuse et de son « ange gardien », elle n’avait pas plu au juge d’instruction qui avait exigé des résultats solides et non des élucubrations pour le moins farfelues !
Il y avait pourtant un lien entre les deux protagonistes du crime d’Oleg Kounev ; l’un conduirait à l’autre, indéniablement.
Mais, pour l’instant, elle n’avait rien à offrir au juge qui se permit de lui demander, d’un air pincé, si elle avait fait des recherches auprès des centres psychiatriques. Jana le rassura sèchement, assurant qu’aucune piste n’avait été négligée.
L’ouverture de l’instruction lui avait permis d’entreprendre des recherches sur le plan international. Les services et les bases de données américaines et européennes étaient sollicités, d’autant qu’elle s’était aperçue que les fichiers de la Police criminelle de l’État de Genève ne proposaient que des individus « farfelus », précisa-t-elle à l’attention du juge, au regard du profil recherché.
Les Fêtes de Genève résonnaient au loin. Seule dans son bureau, Jana se concentrait sur le profil de sa tueuse : elle se la représentait athlétique, pourvue d’une sensualité certaine inscrite au creux d’une fêlure de sa personnalité, et générant des conflits émotionnels permanents. Alors qu’aucun mobile ne justifiait visiblement ce crime, il était impensable qu’il fût totalement gratuit. Elle écarta l’hypothèse d’une « serial killeuse » libérant ses démons intérieurs, et espérait que les prochaines heures lui donneraient raison, pour privilégier la piste d’une femme solitaire dont le traumatisme profondément ancré faisait soudain surface. C’est là que devait intervenir le facteur déclencheur. Si rien n’indiquait qu’elle pourrait recommencer, elle frémit en songeant que le contraire n’était pas à écarter et cette perspective faisait froid dans le dos. Il faudrait en parler avec Max. Enquêter sur un profil de femme aussi singulier exigeait une sensibilité et une compréhension de la psychologie féminine dont seul le jeune légiste faisait preuve au sein du service.
Depuis qu’il s’était rallié à son audacieuse hypothèse, Jana savait qu’elle pouvait compter sur lui.
Quittant finalement le bureau au terme d’une éprouvante soirée d’intenses réflexions, elle prit connaissance d’un fax qui venait d’arriver. C’était un avis de recherche concernant un garçon de huit ans qui avait disparu dans la soirée.
*
Dans la grande pièce blanche, la jeune femme observe la poupée de son enfance, gisant sans tête sur le carrelage glacé. Un mur invisible l’empêche de s’approcher alors qu’elle aurait tant voulu la prendre dans ses bras pour la consoler ! L’un après l’autre, les petits membres de la poupée s’estompent dans le vide éclatant pour finalement disparaître dans une lenteur cruelle, tel un souvenir qui s’efface malgré les larmes qui tentent en vain de le retenir.
La jeune femme se promène dans sa tour d’ivoire, affichant une assurance tendue, prête à bondir si les hommes sans visage et leurs murmures hypnotiques avaient l’audace de se montrer.
Depuis qu’elle savait comment les combattre, le mur circulaire et sans fin qu’était sa maison avait cessé de se transformer en volcan cracheur de sang et de lèvres sifflantes.
Quelques fenêtres laissent percer les rayons d’un soleil qu’elle ne voit jamais car elles sont hors d’atteinte.
Une ombre rampe sur le sol d’ivoire et recouvre le mur d’un voile gris alors que des milliers de têtes de poupées, telle une pluie de grêle, se répandent autour de la jeune femme qui observe, impuissante, l’inexorable évidence. À quoi bon fuir ? Sa prison blanche n’offre aucune issue. Elle sent en elle le poids d’une liberté qui lui a été confisquée et qu’elle ne sait comment reconquérir. Elle va mourir étouffée par une multitude de têtes blondes en chiffon. Le goût des larmes dans la gorge, elle lève les yeux vers le ciel, prenant une dernière respiration avant de disparaître dans les ténèbres.
Soudain une cohorte de lèvres venimeuses engloutit la pluie de petits visages, déferlant telle une vague autour de la jeune femme qui hurle d’horreur. Son cri résonne dans la cage de marbre alors que la vague rouge la submerge pour l’emmener dans une chute sans fin. Elle finit par fermer les yeux, le corps insensible au contact de ces lèvres qui lui sucent son âme, songeant à sa vengeance prochaine et ultime.
Un jour viendra ! Ce jour sera celui du châtiment et les coupables paieront de leurs vies !
Une lueur émeraude jaillit de ses yeux telle une arme impitoyable, tranchant soudain les adipeuses babines qui disparaissent comme une flaque aspirée par le soleil.
Karen ouvre brusquement les yeux en inspirant profondément.
Le regard bleu et pénétrant de Gil plonge en elle, accompagné d’un doux sourire et d’une main qui tendrement effleure sa joue fiévreuse. Karen s’empare de sa bouche dans un long baiser immobile qui embrase son cœur. Elles ferment les yeux et s’abandonnent à leurs retrouvailles, blotties l’une contre l’autre sur le lit de Gil.
En revenant de chez Paul Barthe, Gil avait retrouvé Karen inconsciente sur le palier de son appartement. Un ami médecin, mandé d’urgence, l’aida à la transporter et lui prodigua quelques soins. Il lui fit une prise de sang et promit à Gil de l’informer dès qu’il aurait les résultats.
– Qui est Melissa ? murmura Gil.
Karen la regarda durant quelques instants, surprise par la question, et mima celle qui dorlote quelque chose de précieux.
– Une amie d’enfance ?
Elle secoua la tête.
– Une poupée ? renchérit Gil, alors que Karen acquiesçait vivement, la poupée de ton enfance sans doute. Tu te souviens bien d’elle ?
Karen hocha la tête puis son regard s’égara, emporté dans les replis de ses souvenirs.
Alors elle leva les yeux vers Gil avec une expression inquiète, les sourcils froncés, dans l’attente d’une réponse impossible.
Gil calma son anxiété en embrassant ses paupières et lui dit :
– Chhhhut. Calme-toi ! Tu parles Karen ! Tu parles ! Je t’ai entendue cette nuit. C’est une bonne nouvelle, non ?