Shaw se dirigeait vers la grange. Les mains dans les poches, il déambulait le long du sentier, écoutant le son caractéristique des gants de boxe qui frappait dans le sac de cuir. Rien qu’à l’entendre il reconnaissait le rythme de Karen, son pas léger, ses frappes pures qui claquaient dans la nuit chaude du mois d’août. Il lui avait souvent amené, par le passé, d’affûtés sparing partners qui repartaient la queue entre les jambes, après avoir goûté la morsure des gants de Karen.
Elle s’est fait un cocon agréable dans ce coin de Suisse, songeait-il !
Dommage que leur relation soit devenue si lointaine au fil des années. Pourtant, il avait tout tenté pour reconquérir son cœur, son affection, mais en vain. Il y avait bien eu une période, lorsqu’il avait démarré ses projets en faveur des enfants déshérités, où le regard qu’elle portait sur lui avait changé. Il laissait transparaître une lueur d’étonnement, plus que de respect et de considération d’ailleurs. Elle l’avait d’abord accompagné dans certains orphelinats du Texas avant de sombrer dans une profonde mélancolie, confrontée à l’ampleur de cette misère infantile à laquelle elle ne s’identifiait pas.
Shaw avait compris que ses efforts ne serviraient à rien.
Il devait composer entre ses pulsions profondes et son amour pour sa fille. Mais l’exercice relevant de l’utopie, il capitula sans grands efforts et se consacra à l’assouvissement de ses désirs tout en restant sur ses gardes par rapport à Karen qui représentait un danger permanent pour lui.
Il eût été relativement facile de l’enfermer dans un asile luxueux, préservant ainsi sa propre sécurité, mais Karen était le seul être au monde pour lequel il éprouvait un sentiment réel (si tant est que ce mot pût avoir un sens pour lui) et il avait accédé à toutes ses demandes, notamment à cet exil en Suisse qui se révélait en définitive plus profitable que prévu sur bien des plans.
Il savait qu’il surfait sur une déferlante dangereuse depuis quelques mois et que seule son absence totale de sens moral l’avait préservé.
Certains de ses amis texans, malgré la position influente dont ils jouissaient au sein de la société, avaient été mis en examen pour « tentative d’abus sexuel sur mineurs ». Cette affaire l’avait profondément déstabilisé, et il n’avait eu de cesse d’être assuré que son nom ne figurait sur aucune liste de suspects, qu’aucune enquête ne le visait.
Dans ce cercle restreint composé de milliardaires et de politiciens peu scrupuleux qui s’adonnaient dans la discrétion la plus totale aux pires exactions, on l’appelait « Edgar J. », en référence aux nombreux dossiers brûlants que Hoover avait accumulés durant son règne à la tête du FBI. Il avait eu vent de ce surnom et s’en était plaisamment amusé !
Edwin avait laissé ses comparses se débrouiller avec les apôtres de la pudibonderie texane et avait rejoint tranquillement Genève pour une période indéterminée. Le temps que ça se calme.
Mais ne voilà-t-il pas que Karen exigeait son départ… la situation avait dégénéré depuis soixante-douze heures !
Sa fille ne semblait plus sous contrôle et sa rencontre avec cette psychologue pour enfants le rendait nerveux. Mickey avait suggéré d’attendre un peu avant de l’éliminer. Il avait visiblement son idée, pensa-t-il en haussant les épaules !
La fuite de Karen avait provoqué la panique dans la maison, et Shaw s’était demandé s’il la reverrait un jour car, lors de sa dernière crise, elle l’avait menacé de disparaître à tout jamais !
Karen aimait les femmes ! Cette révélation lui apparut de façon brutale. Il ne s’était certes jamais soucié de la sexualité de sa fille et cette découverte semait le trouble en lui ; il chassa cette pensée de son esprit, elle le renvoyait à de trop douloureux secrets.
Sans un bruit, il pénétra dans la grange, le regard fixé sur la silhouette de Karen qui menait la vie dure au sac qui balançait ses cent kilos dans la lumière ; et s’assit sur le banc au pied du ring.
– Il y a un championnat du monde la semaine prochaine à Paris. Tyson fait un come-back désespéré, commença-t-il, on pourrait y aller ensemble et, de là, je rentrerai au Texas.
Karen s’arrêta d’un coup, laissant un silence incertain s’installer, suspendu entre la poussière de la grange et les non-dits. Elle maîtrisa le sac et se tourna lentement vers son père, le regard méfiant.
– Oui, je sais, ça a été un peu difficile entre nous ces derniers temps, reprit-il d’un ton calme, mais je ne sais jamais comment m’y prendre avec toi ! Tu as mis de telles barrières entre nous ! J’ai compris aujourd’hui que tu me haïssais et tu ne peux pas savoir à quel point ça m’est insupportable.
Karen ne cilla pas. Elle observait son père dans son nouveau rôle !
– Oublie tout ce que je t’ai dit l’autre soir, j’étais excessif, je le reconnais.
Il se leva, porté par un ultime mouvement d’espoir :
– Karen, je ne veux que ton bien, je sais que j’ai beaucoup de choses à me faire pardonner, mais je t’en prie, laisse-moi encore une chance !
Karen était prête à lui offrir l’illusion de sa mansuétude en échange de son départ immédiat et définitif. Néanmoins, pour accéder à cette promesse inattendue, elle sentit qu’un effort de sa part était indispensable. Alors, elle enjamba les cordes, descendit du ring et lui tendit ses gants.
Shaw les retira comme il le faisait autrefois, puis il défit lentement les bandes, les enroulant au fur et à mesure et lui massa légèrement les doigts.
– Tu devrais plonger tes mains dans un seau de glace, tu as vraiment frappé comme une brute.
Il leva ses yeux de marbre vers Karen qui lui renvoya son regard.
– Alors ? Tyson à Paris : c’est d’accord ?
Elle esquissa un timide sourire en guise d’acquiescement. Satisfait, Shaw tourna les talons en lui souhaitant bonne nuit.
*
Karen descendit en direction de la piscine située au bord du lac et plongea nue dans l’eau fraîche du soir. Elle fit quelques longueurs afin d’apaiser ses muscles soumis à rude épreuve au cours de ses retrouvailles avec la grange et « Shaw », nom qu’elle avait donné à son punching-ball : indestructible et insensible à la douleur.
Gil avait raison.
La situation avait atteint un paroxysme tel, qu’elle avait convaincu Karen de retourner chez elle, lui intimant l’ordre d’éviter un quelconque affrontement avec son père. C’était sa seule chance pour éviter qu’il ne bascule dans la violence.
Elle apprit, avec surprise, que Paul Barthe s’était rallié à leur cause, prenant la mesure de l’efficacité de Gil lors de sa rencontre en vieille ville avec lui.
Karen était stupéfaite du discernement dont Gil faisait preuve dans l’analyse du caractère et de la personnalité de son père. Le temps d’avaler une tasse de café, bienvenue après de tendres caresses, Gil s’était lancée dans un portrait précis et détaillé d’Edwin, portrait dont la justesse frappa Karen de plein fouet. Gil exposa les résultats de ses recherches sans omettre les révélations concernant ses hypothèses à propos des enfants, hypothèses que Karen, malgré les doutes qui la hantaient depuis si longtemps, se refusait d’affronter.
Puis Gil s’était approchée, avant de s’agenouiller devant elle et, tout en lui prenant les mains, elle lui parla de sa mère. Karen l’avait écoutée docilement, des larmes glissant sans fin sur son visage pâle.
– Karen, si Mélissa est le nom de ta poupée, c’est aussi le prénom de ta mère !
Elle posa un baiser sur ses yeux humides et continua :
– Tu as plein de chose à révéler, je le sais, et je peux t’aider. Mais pour cela, il faut que tu me fasses confiance.
Karen hocha la tête avant de plonger dans les bras de Gil, respirant le parfum que dégageaient ses cheveux.
Tout en effectuant ses longueurs, Karen réfléchit au projet de son père. La perspective d’un voyage à Paris en compagnie de l’incontournable Mickey, qui les suivrait comme une ombre, l’angoissait au plus profond d’elle-même. Gil n’avait pas envisagé cette possibilité et Karen avait appris à ses dépens que chaque parole que prononçait Shaw avait un but caché, souvent de sens contraire, stratégie qu’il avait mise minutieusement au point et qui le rendait systématiquement maître de la situation.
Elle allait envoyer un sms à Gil pour l’informer et elles conviendraient ensemble de la façon d’agir.
Karen sortit de l’eau et se sécha avant de retourner dans sa chambre le sourire aux lèvres.
Pour la première fois de sa vie, elle se sentait presque en sécurité. Elle était amoureuse et l’amour était porteur d’une puissance que son père ne pouvait pas imaginer.
*
Lorsqu’il poussa la porte, l’éclat de la lumière du jour l’aveugla.
Combien de temps s’était-il écoulé depuis qu’il avait été jeté dans cette cellule sombre et humide ? Il n’en avait aucune idée ! La notion du temps avait disparu au même titre que les larmes s’étaient taries malgré la douleur.
Le garçon se précipita vers le bois et entama, le cœur battant, le ventre crispé, une course illusoire censée abolir le cauchemar qu’il vivait. Il savait pourtant inconsciemment que sa fuite serait vite découverte. Il sollicita son corps blessé, martyrisé, poussa sur ses jambes couvertes d’ecchymoses et, alors que les arbres et les branches hostiles défilaient autour de lui, les larmes inondèrent à nouveau son visage.
Les deux bergers allemands aboyaient sans relâche. Ils avaient retrouvé la trace du fuyard et Mickey tentait de les suivre, agrippé aux laisses de cuir tendues par l’effort des molosses, excités par la traque inexorable et la folle course-poursuite.
Il savait que le garçon n’irait pas loin. L’enfermement et les sévices qu’il avait subis depuis plusieurs mois l’avaient affaibli et ce coin perdu du Jura était parfaitement isolé. Il lui faudrait parcourir plusieurs kilomètres avant de rencontrer la moindre ferme et les chiens l’auraient rattrapé d’ici là.
Mickey s’en voulait d’avoir été surpris par l’adolescent qui l’avait assommé à l’aide d’une cruche alors qu’il avait à peine ouvert la porte de sa cellule. Ce sale gosse est vraiment résistant, songea Mickey, il faudra dorénavant le surveiller d’un peu plus près.
Stimulant les chiens, sautant tant bien que mal les obstacles, repoussant les branches de sa main libre, Mickey était à bout de souffle lorsque soudain, au détour d’un bosquet, il découvrit le garçon, allongé sur le sol, gémissant de douleur et de fatigue.
Il tenta de calmer les fauves surexcités et les attacha à un arbre. Puis il se dirigea posément vers le fugitif, noyé dans un concert d’aboiements, jetant un coup d’œil alentour, par précaution.
Le gosse était étendu au pied d’un muret de pierre qui faisait obstacle à sa course désespérée. Il pleurait en se tenant la cheville.
Mickey s’adressa à lui calmement, d’une voix profonde et autoritaire :
– Tu vas pas recommencer avec tes bêtises ?
– Non m’sieur ! j’vous jure, j’ai mal à la cheville. Ne me faites pas mal. Pitié ! lança le garçon terrorisé.
– Tu me laisses regarder ?
Il hocha la tête, les yeux suppliants.
Mickey saisit la cheville du garçon et la massa légèrement, s’appliquant, par ce geste, à le rassurer. Son passé de mercenaire lui avait enseigné bien plus que les rudiments de premiers soins dispensés à des garnements en culottes courtes. Il profitait de cet instant de répit pour reprendre son souffle ; le petit salopard avait parcouru une sacrée distance durant son évanouissement ; il avait frappé fort, sans hésiter. Il doit être neutralisé !
Mickey accentua soudain la pression et tordit la cheville d’un coup sec.
Le cri que l’enfant laissa échapper avant de perdre connaissance déchira le silence, les petits murets de pierres élevés traditionnellement par les bergers jurassiens renvoyant un faible écho qui se perdit vite dans l’immensité des pâturages.
Les chiens, excités, se remirent à aboyer. Mickey se releva et composa un numéro sur son mobile.
– Je l’ai ! rejoins-moi au petit mur, près de la nouvelle pinède.
*
Le numéro du portable de Mickey s’inscrivit sur l’ordinateur de bord de la Porsche. Edwin était sur la route de la cabane et conduisait prudemment.
– On a eu un problème, monsieur.
– Quel genre de problème ?
– C’est le « 1 », monsieur, il s’est échappé, mais maintenant tout est rentré dans l’ordre.
Après avoir pris connaissance en détail de l’équipée du gamin, rapportée avec précision par Mickey, Shaw appuya sensiblement sur l’accélérateur, sentant monter en lui une poussée d’adrénaline symptomatique d’événements contrariants ses promesses de plaisirs.
Tout cela commençait à l’agacer sérieusement ! La récurrence des imprévus, ces derniers temps, perturbait l’implacable organisation mise en place depuis tant d’années.
Le succès de l’entreprise reposait sur une discrétion absolue et il n’y avait place ni pour l’improvisation, ni pour les manifestations érectiles de l’évêque.
Il faut dire que Wythbread avait toujours été un enfant gâté et que, malgré l’âge et le poids de sa charge, sous son masque de glace, il en avait conservé les travers les plus insupportables.
Monseigneur Wythbread était le grand argentier de l’organisation. Il puisait dans sa fortune personnelle pour se garantir plaisir et sécurité. Et cette sécurité engloutissait des sommes considérables.
Shaw ruminait en fixant la route.
Sa fille ! la psy ! Oleg Kounev… Bien que d’importance très différente, chacun de ces éléments constituait un grain de sable qui venait perturber l’implacable mécanisme du Réseau.
Pour ce qui concernait Karen, tant qu’elle était sous contrôle, la situation resterait stable. D’ailleurs, la petite séance de réconciliation de la nuit dernière avait plutôt bien marché et il sourit à l’évocation de ce moment privilégié et trop rare qui avait vu naître un sourire sur les lèvres de la jeune femme.
Shaw fronça les sourcils en pensant que, si la fuite de sa fille était à classer au chapitre des imprévus, son retour inopiné l’était d’autant plus. Il se rassura rapidement, songeant à la personnalité de Karen : l’honnêteté de ses sentiments, son innocence lui interdisaient de feindre, de tricher. Pour Shaw, les qualités naturelles de sa fille constituaient un matériel qu’il pouvait sculpter à sa guise.
Résultat d’un façonnage long et douloureux, macabre et subtil, entrepris bien avant la disparition tragique de la mère de l’enfant et qui était le garant de sa sécurité à lui, avant tout ! Mais le prix à payer était lourd : Karen ne l’aimait pas et il en était parfaitement conscient !
Qu’y avait-il de pire pour un père que d’être rejeté par sa fille ?
Élevés dans l’indifférence d’un tyran dont les yeux – aussi noir que son « saint » pétrole – s’étaient à peine posés sur la silhouette insignifiante de son fils, il devait aujourd’hui payer le tribut d’un père abhorré : être haï à son tour par l’unique être qu’il aimait !
L’ironie de son destin lui arracha un sourire crispé.
Son cœur s’était consumé depuis bien longtemps, et, même si la naissance de Karen avait redonné vie aux cendres de son âme tourmentée et malade, il connaissait l’issue fatale sans la redouter vraiment !
Cette certitude lui conférait une force, une puissance nihiliste à la mesure de ses désillusions d’enfance.
Le numéro de Mickey apparut à nouveau, l’arrachant à ses souvenirs. Il répondit en contenant la colère qui montait imperceptiblement en lui :
– Quoi encore ?
– Je voulais vous informer que nous avions reçu un message de monseigneur. Mickey avait le souffle court mais enchaîna d’une traite. Nous avons été obligés de hâter les préparatifs.
– Comment ça ? Où est-il ?
– Il a atterri à l’aéroport de Genève, incognito, il y a une heure environ. Il est en route… avec vingt-quatre heures d’avance sur l’horaire prévu.
– J’arrive ! lança Shaw en raccrochant.
Ça pour un imprévu ! C’était le bouquet !
Toute l’opération était avancée de quarante-huit heures à cause de l’impatience infantile de l’évêque qui se croyait décidément tout permis.
Grâce à Dieu Mickey était là !
Shaw accéléra, lâchant les chevaux de son bolide sur la route sinueuse du Jura, au mépris de la vie de ceux qui auraient le malheur de se trouver en face.