La nuit tombait sur Genève.
La canicule qui couvrait l’Europe de sa chape de plomb avait transformé les soirées habituellement fraîches en étuve.
La surface du lac, immobile, ne présentait pas la moindre ride. Un calme inhabituel régnait sur la ville et ses habitants, comme figés par l’atmosphère étouffante.
Dans son appartement du Bourg-de-Four, Gil apportait les dernières touches au plan qu’elle avait mis au point avec l’aide de Karen.
La découverte du cadavre de Paul, le matin même, ajouté aux événements tragiques des derniers jours, lui avait causé un tel choc émotionnel, qu’elle crut que son esprit allait basculer dans les ténèbres.
Après avoir eu la force de prévenir la police, Gil s’était écroulée chez elle, passant les heures qui suivirent à tenter de maîtriser les spasmes qui secouaient son corps.
Un sentiment d’intense culpabilité, qui se transformait sournoisement en aveu d’impuissance, s’emparait d’elle.
C’est dans ces moments-là que les pensées insidieuses jaillissent comme une multitude de petites paranoïas qui s’enchevêtrent, pèsent sur l’estomac, le brûlent à petit feu, avant de porter leurs interprétations délirantes au cœur du cerveau.
Les images de sa jeune patiente qui lui avait valu un exil forcé et l’opprobre de ses pairs submergèrent sa mémoire trop précise. Elle tenta de les chasser, laissant la colère émerger et la peur disparaître progressivement.
Le désir de venger Paul prit forme, et, lentement, les bases d’un plan de travail, le seul envisageable, se mirent peu à peu en place. Tout le processus dévoilait dangers et risques, mais l’inéluctabilité de l’action ne laissait place à aucune alternative. Au fur et à mesure que les décisions à prendre prenaient forme, les larmes séchèrent et un calme inespéré envahit son corps et son esprit.
Dès qu’elle eut ouvert la porte à Karen qui venait de sonner, elle l’embrassa passionnément et l’entraîna avec force sur le lit.
Karen fut surprise par la passion mordante de son amante et par la lueur fiévreuse qui brillait dans ses yeux.
Elle se laissa guider par les gestes enflammés de Gil, gémissant parfois sous la violence de certaines caresses. Un sentiment inexplicable de fin, d’adieu flotta dans leurs regards et les saisit toutes les deux alors qu’elle s’embrassaient et se caressaient avec une intensité qui n’avait d’explication que dans le refus de l’abominable.
Gil raconta par le menu son horrible découverte à Karen qui fondit à son tour en larmes, avant de se calmer et d’écouter avec une attention stupéfaite les explications de Gil qui avait manifestement décidé d’agir avec elle, en dehors des voies officielles, et de remonter la seule piste en sa possession. Sans se douter que sur la place, sous le regard sombre de la sculpture du roi Gondebaud, Mickey surveillait discrètement les alentours en fumant cigarette sur cigarette.
Il avait décidé de passer à l’action.
*
Vingt-deux heures trente à la brigade criminelle.
Dans le bureau de Jana, les nouveaux événements étaient venus s’inscrire et compléter le tableau : un nouveau meurtre, une scène de crime offrant enfin des indices et un ensemble de faits qui menaient tous vers Shaw.
Max s’était enfermé dans son labo et analysait les divers éléments recueillis chez Paul Barthe. L’autopsie était prévue pour vingt-trois heures trente ; Jana avait demandé à ce qu’on la prévienne avant de commencer.
Tout en scrutant la chronologie des faits sur le panneau, Jana Stucki écoutait Pascal Renaud qui résumait les procès-verbaux et comptes rendus de l’enquête de proximité effectuée chez les voisins. Certains avaient bien entendu des cris étouffés ainsi que des bruits sourds venant du dernier étage, mais personne ne s’en était inquiété, attribuant à la télévision la responsabilité de ce fracas assourdi. À l’évidence, aucun voisin ne savait que Paul Barthe n’avait pas de téléviseur !
En revanche, sa discothèque de musique classique était impressionnante et ses goûts en matière de lecture l’étaient tout autant, à voir le nombre d’enregistrements et de livres qui remplissaient les rayonnages de plusieurs étagères et bibliothèques complétant l’agencement de la pièce centrale.
Le jeune directeur de Shaw Petroleum présentait une personnalité cultivée, raffinée, faite de touches légères et subtiles, haut en couleur, dans des tons pastel et lumineux.
Comment avait-il pu se retrouver mêlé à cette affaire ?
La question semblait superflue car « Shaw » était pour l’instant le seul élément de réponse plausible, et tout en lui était à l’opposé de son directeur. Pour l’instant, aucune preuve de quoi que ce soit, aucun mobile pour expliquer les meurtres, la piste des enfants abusés, évoquée dans le mystérieux message, étant bien mince.
Max avait retrouvé dans les braises de la cheminée les restes d’un bâillon. Un premier examen effectué sur place révélait des traces de tissus dans la bouche de la victime, ce qui indiquait que le meurtrier avait pris ses précautions pour le torturer en toute quiétude.
Jana revoyait la journée défiler devant elle, journée qui avait commencé par un enterrement pour se terminer par la découverte d’un second cadavre. Le mode opératoire, et surtout la signature présentaient de notables similitudes avec le premier meurtre, celui d’Oleg.
L’enquête n’avançait guère, distillant tranquillement ses horreurs, passant de l’ombre la plus épaisse à un léger clair-obscur.
La visite dans les bureaux de Shaw n’avait pas donné grand-chose. Aucun fait connu ne pouvait justifier un interrogatoire plus poussé de l’Américain. Sandra Neff remit à la police l’agenda de son patron, établit la liste des appels entrants et sortants, fournit l’ensemble des échanges par e-mails qui furent l’objet d’une attentive analyse. A contre-cœur, elle établit la liste des anciennes maîtresses de Shaw, pour autant qu’elle les connaissait, aux fins d’interrogatoires, mais le tout en vain.
La partie qui s’était jouée entre Shaw et son chaperon d’évêque n’était que le premier acte avorté d’une pièce dont personne ne connaissait encore le dénouement. Mais l’étau que Jana resserrait discrètement autour de Shaw ne demandait qu’à être conforté par les analyses qu’elle avait demandées et qui devrait confirmer certaines hypothèses qui étaient, pour l’instant, très aléatoires.
Alors que son esprit vagabondait entre suppositions et interrogations, le téléphone sonna.
– Inspecteur Stucki.
– Hi Jana ! Je peux vous appeler Jana ?
Elle fut légèrement surprise, mais reconnut immédiatement le timbre grave du lieutenant Kurtz.
– Hello, Steve. Quelles sont les nouvelles ?
– Vous n’allez pas me croire !
– Dites toujours. Je vous promets de faire un effort.
Kurtz avait l’air surexcité. Jana mit le haut-parleur afin que son inspecteur adjoint puisse profiter de la conversation.
– Il y a deux jours, la police de Manhattan a arrêté un clochard. Il était en possession d’un caméscope volé. Je vous passe les détails mais, ce qu’il y a d’incroyable, c’est que depuis sa planque du Lower East-side il a filmé, sans se faire repérer, des allées et venues très intéressantes. On a visionné la cassette à Quantico, il y a trois heures, et on y découvre un ballet de limousines durant plusieurs nuits. Bien sûr c’est un peu sombre mais on a à peu près quatre-vingt-dix minutes d’images que nos techniciens sont en train de retravailler… et…
– O.K., Steve, mais qu’y a-t-il sur ces images pour que vous m’en fassiez part ?
– Je n’arrive toujours pas à y croire ! D’après les premières informations, les images montrent un évêque texan…
– Wythbread ? s’exclama Jana.
– Vous le connaissez ? demanda le lieutenant interloqué.
– J’ai fait sa connaissance aujourd’hui, lâcha-t-elle, ravie de son effet. Il est en séjour chez Shaw.
Un crissement de pneu résonna dans le téléphone avant de faire place au silence.
– Lieutenant ? Ça va ?
Renaud était aux anges, un sourire crispé sur le visage.
– Oui, oui ça va, mais… Il soupira avant de reprendre : le secrétariat de Wythbread nous a informés que Son Excellence était partie pour Rome depuis quelques jours pour raisons privées. J’ai contacté les collègues italiens mais aucune trace de lui. Malgré cela j’ai quand même décidé de me rendre à Rome… et…
– Calmez-vous, lieutenant. Je vous confirme qu’il est ici à Genève. Mais ce qui importe, c’est ce que vous ne m’avez toujours pas dit…
– Désolé, Jana, vous avez raison. Mais apprendre de votre bouche que Wythbread est à Genève, bien au chaud, ça me la coupe, pardonnez-moi l’expression.
– Je vous en prie lieutenant.
– Le film du clochard montre clairement Wythbread qui se rend dans un immeuble désaffecté. Celui-ci a été passé au crible par nos services à Manhattan. C’est bourré d’indices, d’empreintes et de traces diverses. On a retrouvé du sang, du matériel sadomaso, j’en passe et des meilleures. Nos spécialistes sont en train d’effectuer les tests d’ADN. J’aurai les résultats dans huit heures. Bref tout porte à croire que ce lieu était utilisé par l’évêque et ses sbires pour violer des enfants. Il devait se sentir à l’abri dans ce coin pourri et aucune mesure de camouflage n’a été prise. On n’a que peu de temps pour réagir. J’ai demandé à ce que le NYPD (New York Police Department) surveille les lieux. Je serai prévenu en cas de mouvement suspect. Dernière chose Jana : les deux cadavres d’enfants, enduits de ce fameux baume, et dont je vous ai parlé la dernière fois…
– Oui et bien ?
– On les avait retrouvés à deux blocs de l’immeuble désaffecté dont je vous parle…
Un silence glacial se mêlait subrepticement à la chaleur étouffante qui régnait dans la pièce.
– Vous avez une commission rogatoire, Steve ?
– Elle m’a été délivrée il y a une heure par le procureur.
– Alors filez à l’aéroport. Oubliez Rome. Je vous attends demain matin à Genève.
*
À huit heures trente, mercredi matin, un jeune garçon quitta le 14 du Bourg-de-Four pour se rendre à la brigade criminelle qui se trouvait de l’autre côté de la place. Il tenait à la main une enveloppe blanche. L’enfant pénétra dans les bureaux et s’approcha de la réception, déposa son enveloppe sur le comptoir et alla tranquillement s’asseoir dans l’espace accueil situé près de l’entrée, sans perdre de vue l’agent de service qui répondait au téléphone.
Lorsque celui-ci raccrocha et finit par découvrir l’enveloppe, le garçon quitta prestement les lieux.
Le temps que le fonctionnaire lève les yeux, il avait disparu.
Personne n’avait remarqué quoi que ce soit !
Sur l’enveloppe, une écriture multicolore indiquait : « Affaire Oleg Kounev & Paul Barthe ! »
*
Installé à la Clémence, un des cafés branchés de la vieille ville, particulièrement apprécié pour sa vaste terrasse, Mickey buvait son quatrième café. Il n’avait pas prêté attention à l’enfant qui sortait de l’immeuble qu’il surveillait depuis la veille. En revanche, il fronça les sourcils lorsqu’il le vit pénétrer dans les bureaux de la Criminelle et en ressortir aussi rapidement.
Son cerveau, engourdi par une longue nuit de planque, ne réagit pas assez vite, le gamin avait déjà disparu dans les Rues-Basses.
Mickey n’eut pas le temps de se poser d’autres questions.
Gil venait d’apparaître sous le porche de l’immeuble et s’engouffrait rapidement dans la rue Verdaine.
Mickey adorait les filatures. Sa longue attente nocturne l’avait porté sur les nerfs et la perspective d’éliminer une proie facile le ragaillardissait.
Pour l’heure, il s’agissait de ne pas la perdre de vue.
*
Jana Stucki avait passé la nuit au bureau, plongée dans les dossiers de plus en plus consistants de son double homicide.
Elle prit connaissance des derniers rapports rédigés par son adjoint qui signalaient la disparition de deux enfants, âgés respectivement de huit et douze ans, depuis le mois de juin.
Les comptes rendus reçus régulièrement indiquaient une nette augmentation des avis de recherches, depuis huit mois, concernant un groupe de garçons de six à quinze ans sur l’ensemble du territoire suisse.
Les enquêtes suivaient leur cours mais aucune piste n’avait été clairement identifiée et les dossiers demeuraient désespérément vides.
D’autre part, une note précisait qu’un témoin s’était spontanément présenté à la brigade, affirmant avoir vu Oleg Kounev la nuit présumée du meurtre. Le témoin, une jeune femme âgée de dix-sept ans, avait reconnu la victime grâce à la photo parue dans la presse. D’après ses déclarations, il était monté dans une voiture, accompagné d’une femme qui semblait sur le point de s’évanouir.
Les faits s’étaient déroulés à Cologny, sur un lieux mythique qui offre une vue imprenable sur la ville, la rade, le Jet d’eau, et que nombre d’amoureux fréquentent régulièrement, la nuit tombante, profitant du spectacle féerique pour s’enlacer et se susurrer de doux mots, prélude d’une nuit d’amour.
Le témoin précisait qu’elle n’avait vu la jeune femme que de dos et qu’elle n’avait, sur le coup, pas prêté attention à un événement qui lui était apparu comme parfaitement banal.
Le rapport de Renaud mentionnait que le témoin faisait partie d’une bande de copains qui pratiquait le voyeurisme. Si ce témoignage se révélait important, il risquait néanmoins d’avoir peu de valeur lors d’un éventuel procès, dans la mesure où le petit groupe avait passé la soirée à boire des bières et à fumer de l’herbe.
Jana déambulait dans la brigade désertée, buvant du café noir pour essayer d’éclaircir ses idées. Elle sirotait un fond de tasse tiède alors que les premières lueurs du jour perçaient du côté du Mont-Blanc.
Le témoignage tardif recueilli par son adjoint confirmait l’hypothèse selon laquelle Oleg Kounev était rentré chez lui accompagné. La piste de la meurtrière se précisait ainsi que la date de la mort de la victime : dimanche 7 août.
Le mobile restait énigmatique. Quant à l’identité de la meurtrière, l’inspecteur Stucki commençait à avoir sa petite idée.
La nuit allait lui être propice : elle était prête à accueillir le lieutenant Kurtz.
*
Le goût saumâtre de l’eau se faisait de plus en plus net.
Cela faisait trois jours qu’il n’avait vu son geôlier. À son dernier passage, celui-ci avait apporté une énorme corbeille de fruits sur lesquels l’enfant s’était aussitôt jeté. La carapace de l’ananas avait rendu son dépeçage difficile, mais la faim avait été plus forte que la douleur causée à ses doigts.
Il regrettait de ne pas avoir rationné ces quelques vivres comme il le faisait depuis peu avec l’eau, mais comment imaginer qu’il resterait à croupir de la sorte pendant si longtemps.
Les premiers temps, malgré les chaînes qui entravaient ses poignets, il avait réussi à lécher un mince filet d’eau qui suintait de la roche humide. Les bras tendus vers l’arrière, la tête et le buste en avant, les yeux fixés sur le faible écoulement, les chaînes mordant ses poignets, du bout de la langue il parvenait à assouvir sa soif permanente.
Mais le vieux avait récemment raccourci la longueur des liens pour lui permettre de mieux contrôler les soubresauts et la résistance de ce garçon de quatorze ans.
Immobile, épuisé, terrorisé, dans une obscurité quasi totale, l’adolescent commençait à douter de jamais pouvoir survivre à ce cauchemar. Il se demandait si quelqu’un, quelque part, le recherchait, lui qui n’avait ni famille ni ami.
Une lettre mystérieuse, en provenance de Moscou, lui avait fait espérer de rejoindre bientôt une famille d’accueil en Russie. C’étaient là les termes de la brève conversation qu’il avait eue avec le directeur de l’orphelinat, un soir d’automne.
Il avait été convoqué dans son bureau, après le dîner. On lui avait brandi sous le nez un billet d’avion à son nom, précisant que son départ était prévu pour le lendemain.
Bien sûr, il pouvait rester à l’orphelinat, s’il le voulait, mais jamais, disait son interlocuteur, ne se représenterait une pareille opportunité d’accéder à une vie meilleure. On l’avait encouragé, lui vantant les charmes de Moscou et les avantages d’un changement radical de vie.
Une famille d’accueil en Russie ? Une vie dans un vrai foyer familial, avec la possibilité de fréquenter une école, de faire du sport, d’aller parfois au cinéma, le dimanche ? Il n’en croyait pas ses oreilles et son cœur battait au rythme d’un espoir fou.
Il se souvenait bien d’être parti pour l’aéroport, le lendemain. En revanche, il ne se souvenait de rien d’autre depuis son réveil, si ce n’est de s’être retrouvé enchaîné dans cette grotte, réduit à la dernière extrémité.
Ce rêve de liberté, c’était il y a si longtemps.