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OMBRE ET LUMIÈRE

Hier, pour la première fois depuis une éternité, il avait pu sortir.

Le vieux lui avait d’abord ôté les chaînes des pieds, les remplaçant par une fine lanière de cuir. Les nœuds n’étaient pas trop serrés et lui permettaient de marcher par petits pas. Puis ce fut au tour des poignets d’être libérés.

Son geôlier lui avait fait un clin d’œil édifiant : si jamais l’envie lui prenait de s’échapper…

L’enfant n’y pensait même plus.

Les sévices et les viols qu’il endurait lors des rares visites de l’homme, bien qu’il s’y habituât plus ou moins, avaient laissé encore intacte une parcelle d’espoir que la perspective d’une sortie inattendue ranimait, apportant même un semblant d’excitation.

De toute façon, il était désormais trop faible pour se révolter.

L’orphelinat l’avait habitué aux coups de triques, aux gifles et aux partouzes orchestrées par le directeur. Ces beuveries au champagne réunissaient pour chaque séance, autour de quatre ou cinq enfants, une dizaine d’adultes, hommes et femmes d’âges très divers, qui utilisaient leurs innocentes victimes à titre d’objets sexuels.

Né de père inconnu, le garçon, à l’instar de la plupart de ses petits camarades, n’avait jamais connu la chaleur d’un foyer, les câlins d’une mère, la complicité d’un père, le bien-être minimal qu’apporte toute forme d’appartenance à un groupe constitué.

L’orphelinat avait été, dès sa naissance, son foyer, son école de vie, son seul horizon.

Humiliations et jeux sexuels faisaient partie intégrante de son quotidien, constituant son paysage habituel, même s’il avait confusément conscience que les relations qu’il entretenait avec le monde adulte ne devaient pas répondre au cursus normal des choses. La simple faculté de se poser des questions n’existait pas chez les pensionnaires de l’orphelinat, faute de situations ou d’objets comparables. Les atrocités quasi quotidiennes représentaient leurs seules normes, leur unique cadre de vie.

La lumière devenait plus vive dans la grotte, à mesure qu’il approchait de la sortie. Le soleil au zénith l’éblouit violemment pendant les premières secondes avant qu’il ne s’accoutume à l’extraordinaire luminosité qui tranchait sur la pénombre ou le noir profond auxquels l’avait habitué sa vie monacale dans l’antre de la terre.

*

Au volant de son 4 × 4 noir, Mickey tirait tranquillement sur la Camel fichée entre ses lèvres tout en filant Gil Saunders. Conduisant à vive allure, ils roulaient l’un derrière l’autre sur l’autoroute depuis une heure déjà. Quelle mouche avait donc piqué cette belle brune qui slalomait dangereusement devant lui, comme si elle réalisait qu’elle était suivie et qu’elle cherchait à échapper à son poursuivant ? Il avait pris soin de garder ses distances mais la Mini Cooper avançait en trombe vers une destination qui lui semblait toujours obscure.

– Bah, on verra bien ! pensa-t-il.

Il avait tenté de joindre Shaw au téléphone, mais personne ne répondait sur son portable. En revanche, James lui avait précisé que celui-ci avait quitté « Houston » après avoir préparé une petite valise et donné des consignes afin que chacun quitte Genève au plus vite pour rejoindre le Texas. L’évêque, quant à lui, était également sur le départ.

– Quelqu’un a-t-il des nouvelles de Karen ? s’enquit-il auprès du majordome.

– Non. Rien. Je pense que le patron est parti à sa recherche.

Mickey ne put s’empêcher de frissonner malgré la moiteur de l’été. Il eut l’impression qu’un étau se resserrait autour de Shaw et qu’il était temps de mettre les voiles. Il lui restait cette dernière mission à accomplir : éliminer celle par qui tous les problèmes de ces derniers jours étaient survenus. Il gardait aussi en lui l’espoir que Saunders le mènerait à Karen.

Une fois la besogne terminée, il ne resterait plus qu’à se rendre à la cabane et y récupérer les faux papiers et la liasse de billets de banque préparés de tout temps, procédure prévue en cas de problème majeur, ainsi que le billet d’avion pour Bangkok. Un aller simple.

De là, il rejoindrait à pied la France, avant de se rendre en Espagne d’où il prendrait un avion pour la Thaïlande.

En pensant à la cabane, Mickey se rendit soudain compte, à la hauteur de la bifurcation de l’autoroute Genève-Berne-Neuchâtel, que Gil prenait sur la gauche, en direction du Jura, précisément la route habituelle pour rejoindre les petits chemins qui conduisaient à l’antre du Réseau.

Il refusa systématiquement cette idée tout en secouant la tête. De toute façon, il verrait bien où cette filature le conduirait. Si jamais la cabane était la destination finale, après tout, cela lui ferait gagner du temps.

Tout compte fait, Mickey n’était pas mécontent de quitter la Suisse. Il n’avait jamais apprécié ce pays, trop calme à son goût, et trop petit pour s’y perdre à jamais en cas de coup dur. La perspective de retourner en Asie l’excitait et il fredonnait un refrain de Bob Dilan tout en battant le rythme sur son volant.

C’était à Bangkok qu’il avait rencontré Shaw, il y a vingt ans.

Ancien légionnaire, Mickey s’était installé en Thaïlande, surfant sur la nouvelle vague touristique en vogue, les sex-tours. Il fournissait de jeunes garçons et de jeunes filles à des touristes allemands ou français, suisses ou américains… se forgeant petit à petit une spécialité dans le trafic de garçons pour pédophiles et pervers de tout genre.

Shaw était rapidement devenu un bon client et son esprit visionnaire, son sens aigu des affaires, sa facilité à envisager des coups profitables l’avaient séduit. Les deux hommes s’étaient compris dans le silence de leurs secrets communs. Ils avaient uni leurs talents pour développer le Réseau né au États-Unis. La fortune de l’Américain alimentait la filière asiatique de Mickey qui régnait désormais sans partage sur le trafic d’enfants dans toute l’Asie du Sud-Est.

Les mafias locales furent neutralisées à coups de millions de dollars. Les politiciens et hommes d’affaires, ainsi que d’éminents membres du clergé, sans oublier la cohorte des « people » décadents et partouzeurs, formaient la base de leur clientèle fidèle et généreuse, attirée par l’efficacité et la qualité des services offerts par le Réseau. L’influence exercée par monseigneur Wythbread sur l’église locale parachevait l’immense pouvoir de persuasion et de corruption mis en place par les deux hommes.

Mickey avait ajouté une touche supplémentaire à l’édifice par la mise en place d’une filière d’opium lucrative. S’il ne touchait pas lui-même à la drogue, il n’en fut pas de même de Shaw qui devint rapidement un fervent consommateur. Les délices des paradis artificiels de l’Orient l’aidèrent à occulter les problèmes insolubles de son enfance, et l’ancien légionnaire devint une pièce maîtresse de l’organisation.

La Mini décéléra devant lui, empruntant la sortie au sud de Bienne.

C’était bien le chemin de la cabane ! et Gil Saunders n’était pas le genre à fréquenter la société jurassienne.

Mickey se concentra, s’appliquant à garder ses distances sans se faire repérer, maintenant qu’il la suivait sur les routes cantonales qui menaient à Courtemaîche, avant d’emprunter les chemins qui devaient se perdre dans les bois.

Gil avait adopté une conduite moins fluide, hésitant sur la direction à prendre à certains carrefours.

Lorsque Mickey fut définitivement convaincu que la destination finale de Gil était la cabane, il attrapa son portable et contacta le Moine afin de le prévenir.

À n’en pas croire ses yeux ! C’était l’endroit idéal pour lui régler son compte. La garce venait se jeter elle-même dans la gueule du loup. Mickey sourit en songeant que c’était vraiment trop facile.

Gil Saunders était prudente. Elle avait garé sa voiture à bonne distance de la cabane. Mickey l’observait à l’aide de ses jumelles depuis un point de vue dégagé qu’il avait rejoint, en coupant au plus court et en précédant sa proie, afin de suivre en toute tranquillité son arrivée sur les lieux.

Il emprunta un raccourci et pénétra dans la cabane par une porte dérobée, creusée directement dans les flancs de la montagne.

*

Le cœur de Gil battait la chamade. Elle tâchait de suivre les indications que Paul avait reportées avec précision sur la carte.

Elle identifia immédiatement un petit tas de pierre, formant une colonne discrète, à l’entrée du chemin de terre qui devait mener vers la fameuse cabane. La Mini se trouvait à l’écart, dans un renfoncement du chemin, entourée de sapins aux longues branches basses qui caressaient le sol.

Prenant son courage à deux mains, elle progressa lentement et précautionneusement sur le sentier à peine tracé dont les contours se perdaient entre les arbres serrés, au milieu d’un silence oppressant rendu plus angoissant par les trouées de lumière diffuse entre les conifères.

Gil espérait que la police avait découvert les indices qu’elle lui avait fournis et que l’inspecteur Stucki s’était lancée sur sa piste avec le plus de renforts possible.

Si elle n’avait pas été prise au sérieux, elle allait se retrouver isolée, totalement démunie pour une mission désespérée et au-delà de ses propres forces. Elle ne savait pas ce qui l’attendait au bout du chemin, et cette pensée provoqua une montée d’angoisse incoercible. Il fallait vraiment être inconsciente, ardente et… amoureuse pour se lancer seule dans une telle aventure.

Gil s’arrêta devant une barrière cadenassée qui condamnait le chemin. Un imposant panneau portant la mention « Propriété privée – Entrée interdite » figurait bien sur la carte de Paul, confirmant qu’elle ne s’était pas trompée de direction. Elle contourna l’obstacle et s’enfonça dans le bois de plus en plus sombre, les sens aux aguets et la peur grandissante.

Après quelques centaines de mètres, elle aperçut, au détour d’un virage, derrière les arbres, un espace légèrement dégagé dans lequel se nichait, en contrebas, une cabane de petite taille. Gil s’accroupit quelques instants sur le bord du chemin pour graver la topographie des lieux dans son esprit puis se glissa entre les arbres pour s’approcher en silence, se demandant ce qu’elle pourrait bien trouver dans un lieu aussi modeste.

Elle finit par s’arrêter à quelques mètres de la cabane, encore à couvert, pour s’assurer que l’endroit était désert.

Un calme absolu régnait.

On pouvait voir, un peu plus loin, deux sortes de huttes, une réserve de bois rangée sous une tonnelle qui devait visiblement servir aussi de garage improvisé, de nombreuses traces de pneus sur le sol en témoignaient. En revanche, aucune voiture sur place.

Peut-être n’y avait-il personne ! Et surtout pas d’enfants prisonniers dans ce lieu calme et tranquille, les dimensions de la cabane excluant toute possibilité de séquestration organisée. Et si tout ça n’était que le fruit de son imagination et de celle de Paul ! Il fallait en avoir le cœur net et savoir si la présence souhaitée des flics n’était pas une absurdité de son esprit. Mon Dieu, de quoi aurait-elle l’air ?

Elle quitta son point d’observation et se dirigea vers l’entrée de la cabane. La porte était entrouverte ; tout en la poussant lentement elle glissa la tête à l’intérieur. Les gonds, en se mettant soudain à grincer, la firent sursauter. Elle se faufila rapidement à l’intérieur et la porte se referma derrière elle en claquant violemment, la faisant frissonner de peur.

On ne pouvait faire mieux dans la discrétion, songea-t-elle et, si quelqu’un était présent, il devait maintenant être prévenu de son arrivée. Elle pesta contre elle-même, tout en examinant attentivement les lieux.

Une cuisine de fortune, un lit au matelas éventré, un énorme bahut renfermant des provisions, une table et des chaises éparpillées, un fauteuil rongé par le temps, et quelques tapis jonchant le sol formaient le décor de la pièce. Une vraie cabane d’homme des bois.

Une douzaine de trophées de cerfs ornaient les murs, ainsi que deux fusils pendus entre les bois. Un ventilateur tournait silencieusement, dénotant la présence d’une installation électrique que l’extérieur de la maisonnette démentait. Sur la table en bois, près de la cuisinière, une boîte de cartouches éventrées côtoyait une assiette avec des restes de repas, un verre vide et une bouteille de vin largement entamée.

À l’évidence, rien n’indiquait que l’on se trouvait sur les lieux de détention d’enfants kidnappés.

Elle déambula dans la pièce unique, incommodée par une odeur âcre qui flottait dans l’air, malgré la fraîcheur des sous-bois proches. Tout ce chemin parcouru pour découvrir une paisible hutte à moitié abandonnée et décrépite, manifeste refuge de bergers ou d’ermites à la recherche de solitude.

Brusquement, en revenant sur elle-même, elle sentit comme un léger vide sous ses pas et se mit à taper du talon sur le tapis éculé qui, visiblement, dissimulait quelque chose. Gil le souleva et découvrit alors une trappe.

Immobile, elle demeura quelques instants les yeux fixés sur le panneau de bois agrémenté d’un large anneau en fer sur l’un de ses côtés. Résolue à ne pas reculer, elle prit une grande inspiration et releva la trappe : un escalier disparaissait à pic dans le noir.

Une angoisse irrépressible la saisit à l’idée de plonger dans ce trou qui se refermerait peut-être sur elle comme un piège. Il était encore temps de rebrousser chemin. Oublier ce cauchemar, laisser tomber toute l’affaire et rejoindre ses parents qui se prélassaient sûrement sur les plages des Keys en Floride.

Gil regarda autour d’elle, s’assurant qu’elle était bien seule, et s’engagea sur les premières marches de l’escalier avec prudence, comme si celles-ci allaient se dérober sous ses pieds, l’entraînant dans une chute sans fin, telle Alice, emportée vers son pays des merveilles.

Une torche était ancrée dans un anneau scellé dans le mur à sa gauche, à côté d’une grosse boîte d’allumettes. Elle se hâta d’en gratter une pour se donner un peu de lumière, se rassurer quelque peu.

La flamme de la torche, après quelques hésitations, prit de la consistance, révélant une sorte de tunnel à forte déclivité, dont le fond demeurait invisible. Gil, balayant ses appréhensions, se saisit du flambeau et entama la descente, se souvenant du train fantôme du jardin d’attraction de la plaine de Plainpalais, à la différence qu’elle était aujourd’hui seule et que personne ne l’attendait à l’arrêt des wagonnets dans le vacarme des flonflons des carrousels.

Gil dodelina de la tête, s’arrêta une fraction de seconde sur une marche plus large que les autres, réalisant que pour creuser aussi profondément il faut avoir quelque chose d’important à cacher ! Il n’y avait plus de doute possible, la cabane n’était qu’une entrée camouflée donnant accès à… mais à quoi ? Une sensation de claustrophobie envahit la jeune femme, l’amenant au seuil de la paralysie.

Des gouttes de transpiration perlèrent sur son front. Elle se retourna et constata que le haut de l’escalier était à son tour invisible. Elle se trouvait au milieu de nulle part. Sous le coup d’une frayeur grandissante, et comme pour conjurer le sort, elle accéléra sa descente, alors qu’une lumière diffuse apparaissait, annonçant le terme de l’interminable suite de degrés.

La dernière marche franchie, elle se retrouva dans un espace réduit, que deux torches devaient pouvoir éclairer, face à une énorme porte en bois. Un système de sécurité numérique en contrôlait apparemment l’ouverture. Elle ne s’était pas attendue à voir son chemin barré mais, à son grand étonnement, en effleurant les boutons du petit tableau, la porte s’ouvrit largement, pour se refermer lentement dès qu’elle l’eut franchie, sans qu’elle puisse intervenir, surprise par le déroulement du processus. Elle tenta d’actionner à nouveau les boutons du panneau qui se trouvait à sa droite, mais en pure perte, la porte ne bougeait plus. Elle ne pourrait pas repartir par ce chemin, si jamais elle arrivait à quitter les lieux, ce qui lui paraissait maintenant des plus problématiques. Elle était prise au piège ! Obligée d’avancer, sans espoir de retour.

Il ne restait plus qu’à aller de l’avant et explorer l’espace qui s’ouvrait devant elle.

Gil se trouvait dans un long couloir en béton. Une froide lumière halogène remplaçait la flamme grésillante des torches ; des caméras disposées bien visiblement au plafond, à espaces réguliers, surveillaient les lieux. Elle se dirigea vers la seule et unique porte qui se présentait devant elle et qui offrait l’avantage d’être entrouverte. Elle était immense et ronde, sans doute en acier blindé.

Gil trouvait étrange que ce passage soit ouvert. Mais toute hésitation était maintenant exclue et elle passa de l’autre côté.

Sur sa gauche, au début d’un long couloir, un rideau de velours noir cachait une porte en bois sculpté. Elle pénétra dans un salon confortable, présentant tous les agréments d’un lieu de détente et de réception. La pièce était vaste : bureau massif, bar bien fourni, canapés profonds et bouquets de roses.

Un large écran plasma était encastré dans une des bibliothèques. Un lecteur voisinait avec une bonne dizaine de DVD empilés sur une table basse, accompagnés d’une télécommande. Pressentant qu’elle allait pouvoir vérifier si ses craintes étaient justifiées, elle enfila le premier DVD de la pile dans le lecteur : un menu interactif apparut sur l’écran, indiquant « garçon » ou « fille », suivi de l’âge. Gil fut saisie de tremblements en parcourant des yeux ce catalogue et cliqua sur le premier de la liste : « garçon : 12 ans » !

Gil ne put retenir une nausée et vomit à la vue de la scène sordide qui se déroulait devant ses yeux. Le jeune garçon était abusé par un couple au comble de l’excitation, l’homme sodomisant de son engin monstrueux le garçonnet au bord de l’évanouissement, alors que la femme tentait une fellation impossible en labourant le corps de l’enfant de ses ongles exagérément longs et coupés en forme de pointe.

Coupant brutalement le déroulement de la scène, elle enfouit le DVD dans son sac, pièce à conviction implacable si elle parvenait jamais à ressortir du souterrain.

Les enfants devaient bien être là, quelque part, enfermés. Il fallait les trouver !

Elle quitta la pièce et partit à leur recherche, s’engouffrant dans un dédale de couloirs dont toutes les portes étaient fermées. C’était comme errer dans un labyrinthe sans fin qui se refermait un peu plus à chaque pas, à chaque virage, à gauche, à droite.

Finalement elle se retrouva face à une grille entrouverte qu’elle franchit sans hésiter.

La lumière était maintenant plus faible. Un nouveau couloir présentant une série de six portes parfaitement identiques de chaque côté s’ouvrait devant elle. Les parois de pierre suintaient l’humidité, en violent contraste avec la partie précédente destinée aux utilisateurs du complexe. Une moiteur pénétrante rendait l’atmosphère pesante et délétère.

Gil avait le sentiment de se trouver au milieu d’une prison qui lui rappelait les cachots d’un musée de l’Inquisition qu’elle avait visité dans le sud de l’Espagne. L’une des portes était légèrement ouverte. Gil s’approcha et l’ouvrit complètement.

– Quelqu’un est là, chuchota-t-elle en frissonnant ?

La pièce était sombre. Elle ne distinguait rien.

Ses yeux s’habituant à l’obscurité, elle crut percevoir un léger mouvement au fond de la cellule. Sur ses gardes, elle entra et se dirigea lentement vers ce qui ressemblait à une forme humaine. La blancheur de la peau luisait faiblement dans le noir. C’était une petite fille, nue et terrorisée. Elle ne devait pas avoir plus de huit ans.

– N’aie pas peur ! Je viens te chercher. Comment t’appelles-tu ?

– Pauline, répondit-elle, se protégeant le visage des deux bras. Pourquoi t’es pas habillée en infirmière ?

– En infirmière ?

– Oui. Elle a une robe blanche, la dame, comme une infirmière et elle me donne un jus d’orange avant de mettre de la crème sur ma peau pour qu’elle soit belle. Et, si je suis sage, maman va venir me chercher.

Gil bloqua les sanglots qui montaient dans sa gorge.

– Toi t’es la maman de qui ?

– Je ne suis pas une infirmière, Pauline, et la maman de personne. Je suis venue pour vous délivrer tous.

Une lueur passa dans les yeux de l’enfant, comme si elle voulait croire à une affirmation que l’horrible réalité de son existence actuelle démentait jour après jour.

Elle se jeta dans les bras de Gil et se mit à pleurer doucement tout en se blottissant contre son épaule.

– C’est pas une vraie infirmière, murmura-t-elle. Les vraies infirmières sont gentilles avec les enfants !

– C’est fini. C’est fini. On va retrouver ta maman.

Soudain l’enfant se dégagea et recula lentement vers le mur, le regard fixe.

Se retournant brusquement, Gil vit deux énormes mains fondre sur son visage. Elle étouffa et se débattit mais rien ne put la dégager de l’emprise de cette brute. Elle entendit seulement l’homme grogner, ses deux énormes pognes aussi rêches que du papier de verre l’empêchant de respirer, sa vue se brouillant peu à peu. La panique la tétanisait lorsqu’elle sentit tout à coup ses pieds décoller du sol. Juste avant de perdre connaissance, elle crut que sa tête allait se séparer du reste de son corps.

*

Karen venait juste d’allumer une Kent lorsque le cortège des voitures de la brigade passa en trombe dans la rue descendant vers le lac. Elle reconnut l’inspecteur Stucky dans la VW de tête, suivie de deux autres, gyrophares allumés et sirènes hurlantes.

Elle pensa que la police avait rapidement pris la décision d’intervenir. Les indications contenues dans la lettre, ajoutées aux indices volontairement mis en évidence dans l’appartement de Gil, avaient visiblement convaincu l’inspecteur qui, avec son équipe, travaillait sur l’affaire du double meurtre d’Oleg Kounev et de Paul Barthe, de prendre ces informations comme crédibles.

Gil lui avait bien expliqué que, si tout se passait comme prévu, si les indices étaient assez pertinents, l’inspecteur et ses hommes n’hésiteraient pas à bouger.

C’était chose faite.

Elle était désormais libre d’abandonner son poste d’observation et de se rendre chez Oleg Kounev. Tatiana lui avait en effet envoyé, quelques minutes auparavant, un message sur son portable, lui demandant de pouvoir la rencontrer car elle souhaitait absolument faire sa connaissance. Elle fut surprise par cette invitation inattendue, mais Oleg lui avait tant parlé de sa sœur qu’elle se réjouissait de la rencontrer enfin.

Karen se rendit au Cour de Rive où elle était certaine de trouver un taxi et écrivit sur son carnet, à l’attention du chauffeur, l’adresse de la propriété de son ancien ami.

En longeant le lac, Karen ne cessait de penser à Gil, se demandant ce qu’elle avait en tête. Son amie n’avait pas voulu lui exposer ses intentions, lui révéler son plan, échafaudé la vieille dans son appartement. Karen ne comprenait pas grand-chose à ce qui se passait. Gil lui avait demandé de lui faire confiance mais, depuis la mort de Paul Barthe, elle était passablement nerveuse et Karen avait le sentiment d’être tenue à l’écart.

Bien sûr, elles avaient échangé leurs impressions sur le déroulement des événements tragiques qui venaient de se dérouler. Gil lui avait même confié une mission dont elle venait de s’acquitter avec facilité, après tout. Elle aurait souhaité jouer un rôle plus important, mais Gil la surprotégeait à l’évidence. C’était du moins l’impression qu’elle avait.

La mort de Paul les avait bouleversées. La découverte du corps par Gil faisait d’elle une suspecte au premier degré ! Comme elle avait dû quitter à la hâte les lieux du crime, elle avait laissé des empreintes qui s’ajoutaient aux indices que la brigade criminelle ne manquerait pas de relever.

Gil avait alors décidé de précipiter les choses. C’était le seul moyen, avait-elle expliqué à Karen, de se disculper : confondre les coupables en prenant l’initiative.

Karen contemplait les voiliers désespérément immobiles sur le lac que pas un souffle de brise ne ridait, se demandant comment cette histoire allait se terminer. Son seul désir, depuis sa rencontre inespérée avec Gil et le développement de leurs sentiments réciproques, était que son père disparaisse définitivement de sa vie.