16
Au nom du père

Un hélicoptère déposa l’inspecteur Jana Stucki à onze heures seize à Genève, sur le toit de l’hôpital, lieu d’atterrissage le plus proche de la brigade, ce qui évitait les bouchons éventuels de la rue de la Servette et du centre-ville.

Pascal Renaud l’attendait et, cinq minutes plus tard, ils arrivèrent à la brigade.

Jana réunit tout le monde dans son bureau où le panneau avait été complété au fur et à mesure des derniers événements : le mystérieux informateur était identifié, le trafic d’enfants découvert et les complices de Shaw arrêtés.

– Dans la grotte où on a trouvé l’enfant, nous avons saisi beaucoup de documents, déclara Jana, des cahiers, des e-mails imprimés, de l’argent, des notes manuscrites ainsi que des procédures très claires indiquant le fonctionnement d’un réseau pédophile. Je pense que l’analyse des empreintes confirmera que Zuerger était le seul adulte à pénétrer dans ce lieu. Ce malade y faisait régner sa propre tyrannie. Je ne sais pas combien d’enfants sont morts là-bas, mais on a découvert des ossements entassés et formant une sorte d’autel surmonté d’une planche en bois. Des bougies, de l’encens, des bijoux et des montres, tout un bric-à-brac d’objets certainement volés étaient éparpillés sur cette planche. Les crânes et les os des membres, les dents de ces enfants composaient la structure de l’ensemble. J’ai vite compris que le racloir et la brosse étaient utilisés pour nettoyer et faire briller ce qui restait des corps dont il mangeait sans doute la chair. Je dis sans doute, car, à l’heure actuelle, nous n’en avons pas la preuve formelle. Les techniciens ont réalisé un superboulot sur place. On aura les résultats très vite.

La voix de Jana n’était plus qu’un murmure.

Le regard fixé sur le vide, le visage pâle révélant des cernes sombres, son silence semblait figer la pièce entière.

Son adjoint affichait une mine identique, celle d’un homme perdu pour qui l’horizon n’est plus qu’une ligne où tout prend fin.

Le lieutenant Kurtz, qui se tenait légèrement à l’écart, s’approcha de Jana et s’assit en face d’elle.

– Je sais ce que vous ressentez. Vous êtes sous le choc de ce que vous avez vu. C’est votre enquête et on a tous besoin de vous ici. Si vous voulez prendre quelques minutes, je ne suis pas contre. Mais on doit absolument avancer ce soir. La nuit va être longue.

Jana leva les yeux vers l’officier qui l’observait d’un regard compréhensif.

Ça n’était vraiment pas le moment de flancher !

– J’ai juste besoin d’un bon café bien fort.

Max prépara une capsule de café Roma avec la toute nouvelle machine dont le Département de justice et police avait doté l’ensemble de ses locaux. Il apporta la tasse fumante à Jana.

Kurtz s’était absenté quelques instants.

Quant à l’inspecteur adjoint Renaud, vautré sur une chaise, il fumait cigarette sur cigarette avec une lenteur extrême.

Un silence lourd, nourri par la succession d’abominations vécues dans la journée, régnait dans les bureaux de la brigade. Seuls quelques rires, venant de la rue, perçaient cette chape de plomb qui s’était emparée des cœurs et des esprits de ceux qui avaient assisté à l’horreur et n’osaient en parler.

Jana revoyait le film de la journée qui lui apparut soudain comme une lente plongée vers l’enfer. Le vide. Le néant !

Son âme resterait marquée à jamais par la vision des corps profanés. Désormais plus rien ne serait pareil.

Jana vit Kurtz qui s’avançait vers elle. Elle lâcha un faible sourire alors qu’il sortait son tabac.

– Ne me demandez pas de vous en rouler une !

Ils échangèrent un sourire.

– J’étais avec Max dans son labo. C’est un bon légiste. Un technicien subtil, très intuitif, ce qui est rare chez un scientifique.

– Oui. J’ai de la chance. Je peux compter sur lui.

– Concernant les empreintes relevées dans la grotte, il vient de me communiquer les résultats. Il était un peu gêné de vous déranger en ce moment mais je lui ai assuré que je vous parlerai sans vous brusquer !

Ils échangèrent un sourire.

– Zuerger, on est d’accord, mais l’autre, c’est un certain Mick Strantz, ça vous dit quelque chose ?

Jana hocha négativement de la tête.

– Moi je le connais. C’est l’homme de main de Shaw. Ca fait dix ans que je lui cours après.

– Mais de quel autre parlez-vous ? Aurait-il fui avec Shaw ?

– Non. Il est ici. Dans la salle d’interrogatoire numéro deux.

Jana écarquilla les yeux, sonnée par la nouvelle.

– Confondre Mickey, c’est ainsi qu’on l’appelle, reprit l’Américain, nous rapproche de Shaw. Je viens d’appeler le bureau. Mon enquête ne s’arrête pas à l’arrestation de Wythbread mais au démantèlement de l’ensemble du Réseau. J’ai obtenu l’autorisation de continuer. Bien entendu, sous votre autorité, Jana, si vous me donnez votre approbation.

Il posa son regard dans les yeux de Jana qui sentit en elle, pour la première fois depuis longtemps, un peu de chaleur envahir son corps. Elle eut un sourire hésitant avant de terminer son café.

Dans les couloirs vides de la brigade criminelle, les douze coups de minuit venaient de résonner.

L’inspecteur Jana Stucki et son adjoint Pascal Renaud, le médecin légiste, Max Grevel, les agents Lovet et Kauffman et enfin l’officier du FBI, le lieutenant Steve Kurtz, étaient réunis face au tableau qui témoignait de la progression de l’enquête.

Les traits noirs horizontaux se transformaient, à partir du nom de Karen Shaw, en arborescence qui refluait vers son père, Edwin Shaw.

Kurtz fournit des informations détaillées relatives au réseau de pédophiles sur lequel il enquêtait depuis cinq ans et dont le milliardaire et l’évêque texans étaient à l’origine. Il livra leur profil socio-psychologique, et permit ainsi à son auditoire de comprendre à qui ils avaient affaire. Il insista sur l’importance des événements de la journée, qui apportaient enfin des preuves qui avaient fait défaut jusqu’à ce jour.

– Grâce à vous tous, nous concrétisons aujourd’hui cinq années d’investigations, cinq années de planques fondées sur un mince faisceau de présomptions et que, jamais, durant tout ce temps, le moindre élément de preuve, si minime soit-il, n’est venu confirmer. J’ai appelé mes supérieurs à Quantico pour leur exposer la situation et vous êtes tous sincèrement remerciés.

– Que pouvez-vous nous dire sur la fille de Shaw, Steve, demanda Jana ?

– Malheureusement, très peu de choses. Tout ce que l’on sait, c’est que sa mère a été assassinée dans la maison de famille à Houston. Shaw a été soupçonné mais l’enquête n’a rien donné. Depuis ce jour, le père s’est retiré avec sa fille, rompant tout contact avec les médias et n’apparaissant quasiment jamais en public. Il y a quelques années, j’avais enquêté sur le meurtre de deux enfants qu’on a retrouvés momifiés dans le grenier d’une petite villa dont Mick Strantz était le propriétaire. À l’époque il était connu de nos services sous le nom de Bob Gucionne. Là aussi, la piste n’a rien donné, mais je suis persuadé que nous assistions là aux prémices du réseau de pédophiles et d’enlèvements d’enfants. Ils avaient commis une erreur et, depuis, étaient devenus extrêmement prudents.

– Vous saviez que la fille était muette ?

– On ne l’a appris que très récemment. Mais elle ne nous intéresse pas. Nous n’avons jamais enquêté sur Karen Shaw. Pourquoi cette question ?

– Je suis persuadée qu’elle n’est pas muette de naissance, renchérit Jana. Il y a peut-être une relation entre son mutisme et le meurtre de sa mère. Mais c’est une simple hypothèse de ma part.

– Possible. Et ça mène où ?

– Steve, pour ce qui vous concerne, vous avez quasiment bouclé votre enquête. Mais moi, j’ai toujours deux meurtres sur les bras. Et le panneau qui se trouve derrière vous ne nous apporte guère d’éléments nouveaux sur ce plan.

Kurtz se retourna et jeta un coup d’œil au tableau de la brigade, comme s’il le voyait pour la première fois. Il mit ses mains dans les poches tout en observant les indications concernant les investigations de sa consœur suisse dont il appréciait de plus en plus le charme de son accent slave. Il se racla la gorge avant de faire quelques pas en arrière, lentement, tournant autour de la pièce.

– Je ne connais pas tous les éléments de votre enquête, reprit-il, mais je pense qu’il est pour l’heure primordial d’interroger les trois prévenus.

Le lieutenant jeta un coup d’œil vers Jana, Max et Pascal afin de s’assurer qu’il se faisait bien comprendre.

– Mickey et le vieux dingue sont à vous, Jana. Je souhaiterais assister à l’interrogatoire, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.

– Aucun, bien sûr.

Le consentement de Jana était un peu sec. Kurtz perçut ce changement de ton et reprit d’une voix ferme :

– Entendez-moi bien, je comprends votre problème et si je peux vous aider, croyez-moi, je n’hésiterai pas. Mais un interrogatoire long et serré nous attend. Il n’est pas impossible d’ailleurs que vous obteniez des informations intéressantes pour votre enquête.

Les membres de l’équipe de la Brigade criminelle échangèrent des regards entendus, approuvant en quelque sorte la prise de pouvoir du lieutenant Kurtz.

Jana s’en remettait à lui, à son indéniable expérience en tant qu’officier du FBI rompu à ce type d’affaire, et à sa connaissance du dossier Shaw.

L’ambiance se détendit et il leur exposa sa stratégie, distribua les rôles et la longue quête de la vérité commença.

Roger Zuerger semblant le plus faible, il passa sur le gril en premier.

Malgré ses incohérences, le vieil homme s’effondra rapidement, révélant pour finir un esprit réceptif. Il comprit rapidement que les faits étaient accablants. Meurtres au premier degré, abus sexuels, tortures, association de malfaiteurs, rétentions de preuves…

Bien sûr, tout cela devait être confirmé, mais ce n’était qu’une question de temps.

Ayant exposé la liste des charges, Kurtz négocia son récit contre de la gnôle qui libéra la conscience du Moine.

Zuerger raconta, dans un français hésitant, comment Mick Strantz, en repérage dans la région pour le compte du Réseau, il y a de nombreuses années, l’avait recruté. Il confirma la mise en place de la structure souterraine de la cabane, face immergée de l’iceberg : des cellules pour les enfants, des chambres pour les invités, bureaux, bibliothèque, cuisine et salle à manger, sans oublier un système de sécurité sophistiqué, des caméras de surveillance, des écrans vidéos, bref, tout une infrastructure informatique qui permettait notamment de diffuser les séances de jeux sexuels en ligne, sur le Web.

Le vieil homme eut plus de mal en revanche à livrer les secrets de la grotte.

Lorsqu’il apprit que celle-ci avait été découverte, il se referma comme une huître, refusant d’admettre l’évidence.

C’était son jardin secret, l’endroit où il s’abandonnait à ses phantasmes les plus obscurs, stimulés par les événements qui se déroulaient dans les entrailles de sa cabane et dont il était à la fois le geôlier et le témoin discret. Il avait à son tour, avec le soutien désinvolte et perfide de Strantz, mis en place sa propre organisation, si l’on peut dire, pour assouvir ses phantasmes pervers.

L’alcool aidant, il révéla la fortune abjecte des enfants que Mick Strantz lui abandonnait, comme on offre un os à un chien afin de se garantir sa totale soumission.

Kurtz et Jana, souvent au bord de la nausée, l’écoutaient sans l’interrompre. C’était écœurant, ignoble, répugnant.

Le regard vitreux, exorcisant l’horreur de ses aveux en vidant, cul sec, chacun des verres que Kurtz remplissait inlassablement, il confessait la mort lente et successive de chaque enfant (uniquement des garçons !) qui lui avaient été confiés, pour des raisons aussi diverses qu’une maladie inopportune, des blessures dues aux excès de mauvais traitements ou tout simplement le rejet de l’intéressé par les membres du Réseau.

Les détails concernant l’élimination des corps par la consommation de la chair et le nettoyage méticuleux des os, ceux-ci une fois immaculés et lisses servant de matériaux de construction d’un petit autel qui servait de justification pseudoreligieuses à ses pulsions, obligèrent Jana à quitter la salle pour aller vomir.

Au moment de quitter le lieu d’interrogatoire, elle surprit dans l’œil terne de Zuerger une lueur de folie incantatoire, alors qu’il évoquait son rituel macabre.

Après son passage aux toilettes, où elle ne resta que le temps nécessaire pour soulager son estomac, refusant de se lamenter plus longtemps sur la perversité humaine, elle rejoignit Max dans la petite pièce sombre qui permettait, grâce à une vitre sans tain, d’assister aux dépositions des prévenus.

– Je ne sais pas si celui-la va finir en tôle ou chez les dingues, observa Max.

Il était déjà deux heures quinze, et la fatigue s’inscrivait en larges coups de pinceaux sur les visages des enquêteurs.

Pascal Renaud ouvrit la porte avec un plateau chargé de café noir et fumant.

– Alors ? Qu’est-ce que ça donne, demanda-t-il ?

– Aveux complets, répondit Max, cerise sur le gâteau, il confirme que Mickey, c’est le surnom de Strantz, dirigeait les opérations sur place et qu’il fréquentait l’endroit une à deux fois par an, précédant systématiquement le Texan, comme il l’appelle. Il a aussi donné des détails sur les enlèvements auxquels il a participé quelquefois.

– Il faut reconnaître qu’il est vraiment costaud, Kurtz, observa l’inspecteur adjoint, on n’a plus qu’à cueillir Strantz comme un fruit mûr.

– Peut-être, mais ce vieux fou ne sait apparemment ni lire, ni écrire. Ça fera le bonheur du jeu de la défense lors du procès.

– Aucune importance ! Ses aveux suffiront, intervint Jana sur un ton glacial, de toute façon, les documents trouvés dans la grotte portent les empreintes de Shaw et de Wythbread.

Tous acquiescèrent en silence, buvant leur café à petites gorgées, pour lutter contre la fatigue de plus en plus pesante.

Du coin de l’œil, Max scrutait le profil pâle de Jana, tandis qu’il observait, de l’autre côté du miroir, le lieutenant Kurtz qui se levait et qui, avant de sortir, posait une main sur l’épaule du Moine qui, contre toute attente, grâce à sa déposition assortie d’une multitude de détails précis et précieux, venait de livrer les pièces manquantes d’un puzzle macabre que le FBI tentait de reconstituer depuis plus de cinq ans.

Kurtz les rejoignit dans le poste d’observation.

Pascal Renaud lui tendit une tasse de café encore chaud qu’il accompagna d’un signe de la tête. Kurtz but en silence, observant Roger Zuerger qui, de son côté, vidait consciencieusement la bouteille d’absinthe sciemment laissée à sa disposition.

*

Wythbread, interrogé à son tour, craqua rapidement, révélant par là son peu de caractère et de fierté. Il tenta vainement de négocier sa confession, mais les charges retenues contre lui ne permettaient pas d’autre choix que celui de la confession absolue, sans la moindre concession ou le moindre atermoiement.

Kurz l’amena habilement à prendre conscience des conséquences inéluctables de ses actes et l’évêque, soudain soucieux de son âme, raconta l’histoire de sa vie et livra les secrets du Réseau.

John F. Wythbread était le dernier rejeton d’une famille originaire de Detroit. Son père, ingénieur, avait été un compagnon de route de Howard Hugues. Il avait bâti sa fortune en exploitant certaines des inventions qu’ils avaient développées ensemble, dans la frénésie d’une époque où tout était possible. Il avait eu la chance d’être emporté dans le sillage d’un visionnaire, un pionnier qui allait changer sa vie et faire de lui un homme riche. Alors que son mentor commençait à sombrer dans la paranoïa, Walter Wythbread traça judicieusement sa route. Il épousa Verna, jeune femme fragile d’origine autrichienne, et ils eurent un seul enfant, John Fitzgerald.

John fut élevé dans l’amour exclusif de sa mère. Il vécut une enfance heureuse au sein d’une famille aimante.

Il découvrit très tôt qu’il aimait les garçons. Dès l’âge de huit ans, au lieu de jouer avec ses cousines, John jouait avec ses cousins. Et, alors qu’il grandissait, ses goûts sexuels n’évoluaient pas quant à l’âge de ses partenaires sexuels.

Le séminaire lui offrit son premier terrain de chasse et il comprit rapidement qu’au sein de l’église, et fort de la fortune qui allait bientôt lui revenir, il pourrait s’adonner aux activités de son choix.

Il aimait la douceur de l’épiderme encore imberbe des corps prépubères, l’innocence souvent intacte des âmes tournées vers le rêve et l’illusion d’une humanité non corrompue, la satisfaction d’amener pour la première fois de jeunes enfants à l’orgasme – qui faisait de lui un Pygmalion élevé au rang des dieux – le plaisir morbide de passer de la jouissance à la souffrance en infligeant à ses jeunes élèves et petites victimes des sévices d’une cruauté sans égale qui l’amenaient lui à la jouissance suprême.

La rencontre avec Edwin Shaw fut un signe supplémentaire que le destin mettait sur sa route. Aujourd’hui encore il ne se repentait de rien, heureux d’avoir pu satisfaire ses pulsions les plus secrètes, son seul regret étant d’avoir dû jouer la comédie de la morale bourgeoise étriquée et d’avoir été contraint de se cacher pour vivre selon ses goûts sexuels.

Le Lieutenant Kurtz et l’inspecteur Stucki se sentaient salis par les détails sordides que Wythbread prenait plaisir à livrer, fier de raconter le bonheur que les souffrances qu’il infligeait lui prodiguaient.

On ne pouvait rêver meilleur témoin pour révéler les plus obscurs secrets du Réseau.

*

À six heures huit du matin, anéantie de fatigue mais portée par la dynamique de l’enquête, l’inspecteur Stucki contacta le procureur de la République.

Elle l’informa en détail du déroulement des événements de la nuit.

Il la félicita et lui proposa d’organiser une conférence de presse dès qu’il aurait reçu son rapport, et cela le plus rapidement possible.

– Et pour ce qui concerne nos deux meurtres ?

– Lors de sa déposition, Wythbread a affirmé que Karen Shaw était l’auteur du meurtre de Kounev et que Mick Strantz avait maquillé la scène du crime afin de brouiller les pistes et de protéger surtout la meurtrière présumée. Ces déclarations restent à vérifier. Il est possible qu’il essaie de couvrir Mickey Strantz en accablant Karen. Il n’a rien apporté de probant concernant le mobile du meurtre, mais il a précisé, en revanche, que Karen était sous l’emprise de médicament au moment des faits, du GHB, apparemment. Tout cela me semble contradictoire et aucune preuve ne nous a été donnée.

– Mais comment se fait-il que notre ecclésiastique ait pu être au courant de cela puisqu’il n’était pas sur le territoire suisse lorsque le meurtre a eu lieu !

– En effet, mais il affirme que Shaw lui aurait tout raconté avant de quitter la propriété de Cologny.

– Sornettes que ces allégations ! Shaw accuserait sa propre fille, en violation de ses sentiments les plus sincères ? Wythbread a-t-il pu vous dire où Shaw comptait se rendre ?

– Tout à fait. Il a précisé qu’il voulait voir Tatiana Kounev.

– Tiens donc !

– Monsieur, je pense qu’il est urgent de rendre visite à mademoiselle Kounev. Elle en sait certainement plus qu’elle a bien voulu nous laisser croire. J’aurai besoin d’un mandat.

– Vous l’avez.

– Merci, monsieur.

– À propos de Paul Barthe, vous a-t-il aussi apporté des précisions quant à son meurtre ?

– Non, malheureusement. Il affirme ne pas connaître le personnage et ne rien savoir de lui et de son destin tragique.

– Vous avez une piste ?

– Rien de précis pour l’instant. Nous avons seulement relevé les empreintes de Gil Saunders dans son appartement.

– Ah oui, votre pourvoyeuse d’indices. Serait-elle impliquée ?

– Je ne pense pas, Monsieur. Elle et Barthe enquêtaient d’un commun accord sur le trafic d’enfants. Le meurtre de Barthe est peut-être le fait de Karen Shaw ou de Mickey Strantz. Nous avons retrouvé ce qui pourrait être l’arme du meurtre de Kounev chez Saunders. Mais le mobile nous manque, les preuves absentes pour l’instant, à part l’arme du crime, et les faits confus. Nous devons impérativement éviter de tirer des conclusions hâtives.

– Je comprends.

– Si je puis me permettre, monsieur, nous devrions attendre avant d’informer la presse. Interroger Tatiana Kounev nous mènera peut-être sur une piste tangible.

Le procureur n’appréciait généralement pas les suggestions de Jana pour ce qui concernait ses relations avec les médias. Néanmoins, pour l’instant, il pensa qu’il était effectivement préférable de la laisser faire à sa guise.

– Très bien, inspecteur. Tenez-moi au courant et apportez-moi des résultats. Vite !

Il raccrocha.

Jana se rendit immédiatement au café qui se trouvait en face de la brigade et qui faisait office de quartier général relais, afin d’y déjeuner et de reprendre des forces en compagnie des rescapés de la nuit : Kurtz, Grevel et Renaud. Son adjoint et l’Américain fumaient tranquillement, observant Max engloutir une omelette avec du bacon.

Elle sourit pour la première fois depuis vingt quatre heures à la vue du spectacle qui confirmait que rien ne pourrait jamais perturber l’appétit gargantuesque et insatiable du légiste.

Jana prit place parmi eux et commanda un express accompagné d’un jus d’orange et de croissants.

L’endroit était encore désert, les premiers clients matinaux n’arrivant pas avant sept heures, et les coups de couteau et de fourchette de Max étaient seuls à résonner dans la salle habituellement bruissante de conversations.

– Vous avez eu le procureur ? demanda Renaud.

– Oui. Je viens de raccrocher. Il nous délivre le mandat pour perquisitionner chez Tatiana Kounev. Je propose de nous y rendre dans une petite heure. J’ai envoyé deux agents pour surveiller la maison.

Renaud acquiesça.

– Et de votre côté, Steve, j’imagine que votre enquête est close ?

– Wythbread sera extradé vers les États-Unis dans la journée, le feu vert des autorités helvétiques nous a immédiatement été donné. J’ai eu mon bureau au téléphone et, si vous n’y voyez pas d’inconvénients, j’aimerais vous accompagner pour voir si on peut coincer Shaw ensemble.

– J’en serais ravie. Votre aide pourra d’ailleurs nous être précieuse.

Après un léger silence, Kurtz reprit :

– Concernant Strantz, le procureur vous a-t-il posé des questions ?

Elle haussa les épaules avant de répondre :

– Pensez-vous ! Il n’a même pas réalisé que je ne lui en avais pas parlé. Il est fasciné par ce qui le concerne et les déclarations qu’il pourra faire à la presse en posant pour les photographes.

Kurtz hocha la tête.

– Je suis désolée, Steve, qu’on n’ait pas fait preuve de plus de vigilance à son égard. C’est une faute grave que nos services ont commise.

Strantz avait été retrouvé mort dans sa cellule, juste avant son interrogatoire. La fin typique du baroudeur.

La vie n’avait pas de valeur intrinsèque pour cette race d’homme, même si la sienne comptait un peu plus que celle des autres.

– C’était difficile à prévoir, Jana. Une dent creuse qui cache une capsule de cyanure, ça ne se fouille pas automatiquement comme le trou de balle d’un dealer. La déposition de l’évêque devrait vous suffire pour coincer Karen Shaw.

– Mouais, intervint Max en avalant la dernière bouchée de son omelette, le seul problème, c’est que toute la famille Shaw semble avoir disparu. Au fait, inspecteur, je viens d’avoir au téléphone le médecin qui s’est occupé de Gil Saunders et du gosse retrouvé agonisant dans la grotte. Le gamin est toujours mal en point, entre la vie et la mort. Mais Saunders s’est réveillée. J’ai demandé à ce qu’on la transfère chez nous. Elle devrait arriver à l’hôpital en milieu d’après-midi. Vous pourrez l’interroger.

– Bien joué, Max. Je l’avais presque oubliée. Elle a certainement pas mal de chose à raconter et nous éclaircirons peut-être le mystère de la mort d’Oleg.

*

Lorsque Karen ouvrit les yeux, elle dut immédiatement faire face à une réalité incompréhensible, sans avoir le temps de se poser les questions qu’un réveil dans un lieu inconnu et sans souvenir du passé récent ne pouvaient que faire surgir à son esprit. De vagues réminiscences de son rendez-vous avec Tatiana, de sa conversation entre filles et de l’émoi suscité par leur étreinte au bord de la piscine se mélangeaient aux effets encore sensibles du sédatif qu’elle avait probablement ingurgité à son insu, lui laissant l’impression obscure d’avoir été piégée.

Son père était assis en face d’elle, à même le sol ; il l’observait d’un regard à la fois anxieux et suppliant. Le bâillon qui lui recouvrait la moitié du visage l’empêchait de parler et elle constata que ses mains et ses jambes étaient entravées de chaînes qui l’immobilisaient contre un radiateur.

Cette vision l’affola.

Elle se rendit compte qu’elle était également ligotée à une chaise. En revanche, on n’avait pas jugé utile de la bâillonner.

En proie à une angoisse grandissante, Karen tenta de se souvenir des derniers instants précédents sa perte de connaissance, et la première image qui surgit avec force dans son esprit fut celle du baiser traître échangé avec Tatiana. Un énorme sentiment de culpabilité s’empara d’elle, surtout en se remémorant les heures qu’elle avait passées avec Gil, dont elle se demandait où elle pouvait bien se trouver maintenant, si ses recherches avaient abouti ou si elle avait subi le sort d’Oleg et de Paul.

Son regard se posa à nouveau sur celui de son père qu’elle n’avait jamais vu aussi vulnérable et, dans le silence absolu, les yeux dans les yeux, les siens se mirent à verser des larmes de rage.

La porte s’ouvrit et Tatiana pénétra dans la pièce, accompagnée de Boris.

Elle observa ses prisonniers d’un air satisfait.

– Voilà une belle réunion de famille, lança-t-elle en déambulant d’un air désinvolte, le père, la maîtresse répudiée… Elle gifla Edwin Shaw en prononçant ces dernières paroles.

Karen sursauta sur sa chaise, les liens qui l’entravaient mordant sa chair.

Tatiana se tourna alors vers elle et cracha d’une voix tranchante, essayant pourtant de se maîtriser :

– Sans oublier la bâtarde !

Karen ne comprit pas le sens de ces mots et Tatiana prit immédiatement conscience de son étonnement.

– Oh ! mais bien sûr, tu n’es pas au courant des secrets de la famille Shaw !

Elle s’approcha lentement de Karen avant de s’accroupir devant elle, posant ses mains sur les cuisses tremblantes de la jeune femme. Karen était en maillot de bain et cette quasi-nudité, dans ce contexte humiliant, la mettait à rude épreuve.

– Je suis navrée de t’apprendre, ma petite Karen, que tu n’es pas la fille de ton père… désolant, mais c’est la vérité. Tu vois, ton père et moi avons été très liés à une époque. En fait nous étions fous amoureux l’un et l’autre. De cette union, sache-le, est née une petite fille, ma fille. La vraie fille de ton pseudopère.

L’univers entier parut basculer devant Karen. Sa raison sombra. Elle aurait voulu hurler mais le cri restait bloqué dans sa gorge. Elle réalisa subitement l’ampleur du piège, la traîtrise de son père, la cruauté de son handicap.

Face au sourire perfide de Tatiana, Edwin Shaw s’agitait lamentablement dans un cliquetis de chaînes, tentant en vain de se détacher, essayant d’articuler des mots qui ne pouvaient franchir la barrière de son bâillon.

– Boris, demande à monsieur Shaw de se calmer.

La brute aux cheveux gominés envoya son poing dans l’estomac de Shaw avec une telle violence qu’il en eut le souffle coupé et perdit presque conscience.

Karen sursauta à nouveau, tentant de faire la part des choses : son père n’était pas son père ! C’était aussi simple que cela et sa haine à son égard se renforça encore sous l’effet du mensonge dans lequel elle avait vécu depuis la mort de sa mère. Elle s’en voulait presque d’avoir essayé malgré tout d’aimer un père qui se révélait soudain être un imposteur.

Était-ce une délivrance ?

Et sa mère ? Était-elle partie prenante de cette tromperie ?

La confusion de son esprit, la détresse qui l’assaillait étaient telles qu’elle ne voyait plus ni Tatiana, ni son « père ». Elle était désespérément seule, en proie à des délires qu’elle ne parvenait pas à contrôler, prisonnière d’un passé qu’elle n’aurait jamais imaginé, une bâtarde !

– C’est dur à encaisser, hein ?

Tatiana n’avait pas bougé. Elle se délectait du spectacle de la détresse de Karen. Elle se releva lentement, déambulant à nouveau dans la pièce, savourant la situation, épiant leurs regards qui se croisaient entre larmes et terreur, scrupules et rancœur.

Mais elle ne devait surtout pas perdre de vue son objectif. Il était plus qu’évident que Shaw n’accepterait pas d’assumer la responsabilité de sa paternité, même si la vie de Karen en dépendait. De toute façon, il n’était plus possible de l’épargner, elle en savait trop. Quant à Edwin, sa haine à son égard et le danger qu’il représentait pour elle ne lui permettaient aucune faiblesse. Il devait impérativement être éliminé.

Sans transition, d’un seul coup, le jeu perdit de son intérêt. Ils étaient tous deux à sa merci et cette réalité suffisait à sa jouissance intérieure.

Désormais riche grâce à la disparition de son frère qui lui avait légué tous ses biens, elle pouvait tranquillement retourner à Moscou où les protections ne manquaient pas ! Il ne fallait que se débarrasser de Shaw, de cette petite peste de Karen bien sûr, et l’affaire serait réglée.

– Afin que les choses soient bien claires entre nous tous, je poserai la question une seule fois et j’attends une réponse par oui ou par non. De cette réponse, mon cher Edwin, dépend la vie de ta petite bâtarde.

Karen perçut dans la voix de Tatiana la détermination de la jeune femme et l’horreur de sa situation. Elle accrocha le regard de Shaw qui la fixait de son côté. Ils ne se quittaient pas des yeux, se communiquant en silence leur perplexité et leurs peurs mutuelles. Paradoxalement, ils n’avaient jamais été aussi proches l’un de l’autre et leurs cœurs semblaient battre à l’unisson face à la fatale perspective qui les attendait.

– Boris, tu peux enlever le bâillon de monsieur Shaw.

Boris s’exécuta.

Libéré, Shaw ne prononça pas un mot.

Il observait Karen et formula un « je t’aime » muet à son attention.

Tatiana remarqua son manège et le gifla.

– Tsss, tsss, tu me déçois Edwin. Après tout, elle n’est rien pour toi.

Karen pleurait en silence. Shaw restait de marbre, réalisant que la partie était désormais perdue pour lui.

– Je vais me débarrasser de toi sous les yeux de ta soi-disant fille puisqu’il en est ainsi. Après quoi Boris se chargera d’elle. Il pourra s’amuser un peu avec elle comme tu ne t’es jamais privé de le faire avec tes petits garçons.

Un sourire cruel et libidineux se dessina sur les lèvres de Boris.

Tatiana lui fit un signe et le colosse sortit de sa poche un revolver muni d’un silencieux qu’il pointa sur la tempe de Shaw.

– Vous pouvez vous dire adieu, si vous en avez envie !

Karen aurait voulu hurler, supplier, mais aucun son ne sortait de sa gorge.

La balle traversa le crâne de Shaw qui s’écroula, retenu par les chaînes qui l’attachaient au radiateur, le laissant dans une position de pantin grotesque.

C’est à ce moment qu’un cri jaillit de la bouche de Karen.

– Nooooooon !

Tatiana en resta pétrifiée. Des années de mutisme contraint avaient libéré un cri de rage, un son strident et pathétique.

– Eh bien tu vois, lança-t-elle à Karen, tu as retrouvé la parole, grâce à moi. Dommage que se soit pour si peu de temps. Elle est à toi Boris. Rejoins-moi quand tu en auras fini avec elle. Dépêche-toi, nous avons peu de temps.

Puis elle quitta la pièce.

Boris s’approcha de Karen et lui caressa la joue du revers de la main. Elle lui cracha au visage.

– Ne me touche pas, ordure !

Il la gifla sèchement.

*

Les agents qui surveillaient la propriété de Kounev s’étaient discrètement installés dans le petit chemin qui menait vers un champ de tournesols dont les têtes jaunes et noires, toutes tournées du côté du soleil levant, faisaient penser à une foule d’adorateur devant un prédicateur éloquent. Des saules et des bosquets touffus les masquaient à tout regard. La planque était parfaite.

À l’arrivée de Jana Stucki et des membres de la brigade, ils lui firent un rapport circonstancié :

– La maison est occupée par une femme, vraisemblablement Tatiana Kounev, et un homme non identifié. Je reviens d’une planque qui se situe dans un bois de l’autre côté de la propriété. On a une bonne visibilité sur la piscine et le jardin. Les occupants n’ont pas quitté les lieux. Ils ont seulement disparu durant une petite demi-heure. La femme est réapparue depuis dix minutes environ. Elle a l’air assez agitée. À mon avis ils sont sur le départ, inspecteur.

– Parfait. On arrive juste à temps. Steve et Pascal, avec moi pour l’interpellation. Max, tu restes en retrait avec ces messieurs. La brigade technique ne va pas tarder et je te fais signe si on a besoin de tes services.

– Compris, inspecteur.

*

Boris libéra Karen tout en la maintenant fermement par le bras afin de se prémunir contre d’éventuels mouvements d’humeur.

Karen se laissait faire, profil bas, adoptant un air soumis.

L’ayant débarrassée de ses liens, Boris recula d’un pas, pointa son revolver sur elle et lui ordonna de se déshabiller.

Elle s’exécuta sans le quitter du regard.

Karen n’avait pas l’intention de faire traîner les choses en longueur. Elle observait Boris qui la dévorait des yeux, attendant l’instant où l’excitation le rendrait vulnérable. Après le soutien-gorge, elle n’hésita qu’un instant avant d’enlever le bas du maillot de bain. Les yeux brillants, Boris rangea son arme dans sa ceinture. Il baissa les yeux une demi-seconde, juste le temps pour Karen de lui décrocher un direct du gauche, suivi d’une droite qui fracassa la mâchoire du gominé. Il chancela, totalement surpris, tentant de dominer la douleur. Karen se précipita sur lui et l’acheva d’un coup de pied dans le bas-ventre qui le plia en deux en lui arrachant un hurlement de douleur.

L’attaque avait été rapide et radicale. Boris s’écroula, comme un grand pantin désarticulé.

Karen remit rapidement son maillot de bain, saisit le revolver et butta sur le cadavre de Shaw qui gisait dans une mare de sang, non loin de la porte.

À la vue de ce corps inerte sur la dalle de béton froide, une foule de sentiments contradictoires se télescopèrent dans son cerveau. Elle se sentait libérée d’un poids énorme, toutefois une sensation d’inachevé lui laissait un goût étrange.

Edwin Shaw emportait avec lui, par-delà la mort, tant de secrets, tant de méfaits abominables. Elle ne pouvait s’empêcher de se remémorer certaines étapes de son passé, se demandant si le futur serait pire ou meilleur sans lui. Elle avait si souvent souhaité de toutes ses forces que « son » père meure, et de préférence dans d’atroces souffrances avant de rejoindre l’enfer pour l’éternité, qu’elle était surprise, devant son cadavre, d’être saisie de doutes sur la pérennité de ses sentiments de haine.

Une mare de sang entourait le corps du Texan et glissait lentement vers elle. Une émotion profonde s’empara d’elle et vint lui arracher un sanglot muet.

Karen recula, troublée devant la complexité nouvelle de son jugement à l’égard d’un père jusqu’alors abhorré. Brusquement, en rupture avec cette incertitude, l’image de Tatiana fulgura dans ses yeux. Il lui restait encore une mission à remplir.

Shaw était mort, elle devait remettre à plus tard ses réflexions sur ses états d’âme.

Se dirigeant vers la porte, elle constata que celle-ci était hermétiquement fermée. Apparemment un système de sécurité digitale en commandait l’ouverture, car aucun verrou n’était visible.

– Merde ! lâcha-t-elle.

Le son de sa propre voix résonna tel un écho lointain mais familier, comme si la sonorité, le timbre se révélaient autant qu’ils participaient d’une réalité enfouie qui n’attendait que sa renaissance, son retour au monde. La sensation était d’une telle brutalité qu’elle se figea sur place cherchant encore, dans les recoins de son âme, les traces infimes de cette conscience d’elle-même.

Certes, elle avait crié lorsque Boris avait tué Shaw d’une balle dans la tête, mais, dans le chaos émotionnel qui avait été le sien, ce premier mot était passé presque inaperçu. Il avait fallu que Shaw meure dans un contexte d’extrême violence, sous ses yeux, pour que le miracle de la résurrection de sa voix se produise. Ce constat représentait le seul élément à décharge à l’égard de l’imposteur qui l’avait privée de sa mère, qui l’avait bannie de sa propre vie.

Plongée dans un abîme de réflexions confuses, Karen ne remarqua pas que la porte venait de s’ouvrir devant elle. Des formes pénétrèrent dans la pièce. Visiblement, on lui parlait, mais elle n’entendait rien. Tout se déroulait autour d’elle au ralenti, dans un halo laiteux semblable aux réverbères dans le brouillard. On lui retira l’arme qu’elle tenait au bout de ses doigts sans force avant de la retourner et de la plaquer, sans ménagement, au mur et la menotter.

Des fragments de phrases cohérentes commençaient néanmoins à traverser son esprit, la ramenant petit à petit vers la réalité : « … droit de garder le silence… ». Elle remarqua Tatiana qui se tenait discrètement dans l’entrebâillement de la porte : « … si vous avez besoin d’un avocat… », elle observait ses chaussures, l’air accablé, « … vous comprenez ce que je vous dis ? ».

Elle posa son regard sur la femme qui lui parlait en haussant le ton, puis elle cligna les yeux avant de répondre :

– Oui, inspecteur, je comprends.

– Tant mieux car vous n’en donnez pas l’impression, lança Jana. Est-ce que vous pourriez me dire… Elle s’arrêta net, plongeant son regard dans les yeux verts amande de Karen. Mais n’étiez-vous donc pas muette ?

Karen ne répondit pas immédiatement.

– Si, je l’étais… jusqu’à ce que j’assiste à l’exécution de mon père, sur les ordres de Tatiana…