Que l’enquête trouva sa résolution à l’endroit même où elle avait débuté, dans les maisons jumelles, où le sang de Kounev se trouvait mêlé à celui de Shaw, constitua une ironie du sort que la presse à sensation ne manqua pas de relever. Jana Stucki et ses adjoints n’accordèrent quant à eux que peu d’importance à cette coïncidence, heureux de considérer que la boucle était bouclée. Seule l’horreur indicible des faits, la brutalité des rapports entre ces êtres, la perfidie de leurs actes, resteraient à jamais gravées dans leur mémoire.
Les semaines qui suivirent la mort d’Edwin Shaw et l’arrestation de Tatiana Kounev furent mouvementées. Un torrent de boue se déversa sur les écrans cathodiques de la planète, les radios et les médias de toutes tendances, feuilles locales aussi bien que magazines people. Les forces de police du Texas, de Moscou, de Suisse et de tous les pays où le Réseau avait tissé ses liens pédophiles procédèrent à de multiples arrestations. Le scandale était à la hauteur de la société concernée, les plus hautes sphères du pouvoir et de l’argent.
Genève, en dépit du ton feutré qui caractérise généralement la Rome protestante, ne fut pas épargnée par la secousse engendrée par le triple meurtre et la mise à jour du charnier dont les photos de cadavres d’enfants commencèrent à circuler sur le Web, sorties du téléphone portable de l’un des pompiers qui étaient intervenus à Courtemaîche. Elles ne furent par contre jamais publiées dans les médias, qui s’étaient réfugiés derrière leur sens éthique ne leur permettant pas de montrer de telles images, tant elles étaient choquantes et malséantes. Il n’en fallait pas tant pour que la foule se ruât sur Internet, poussée par une curiosité morbide.
Depuis son lit d’hôpital, le garçon retrouvé dans la grotte de Zuerger et sauvé d’une mort certaine par l’intervention des enquêteurs raconta son histoire. Micros et photographes l’assiégeaient de toute part, le transformant brutalement de victime en idole, en icône porte-parole des enfants maltraités dans le monde.
Sa confession d’enfant abandonné fut la première d’une longue série. Le destin de ces gamins perdus qui erraient dans les orphelinats du monde pour venir grossir la cohorte de petits esclaves du Réseau avait révolté une opinion publique qui exigeait que justice soit faite, sans concession et de préférence dans le sang !
Shaw ayant disparu avec ses dossiers compromettants, le pouvoir judiciaire se sentit les mains libres et prononça des peines exemplaires, mais trop douces aux yeux du grand nombre, à l’encontre des coupables retrouvés.
Enfin la découverte d’une victime de choix en la personne de Karen Shaw stimula l’appétit de la presse à sensation. Les paparazzi s’en donnèrent à cœur joie, leur tâche d’autant plus facilitée que sa relation avec la belle Gil Saunders, rapidement surnommée « Rita » en raison de sa ressemblance avec l’actrice qui avait incarné « Gilda », déchaîna les passions du public. Les journalistes ne manquèrent pas de donner aux lecteurs la vision à la fois poignante et sulfureuse de cette héritière de milliardaire américain au triste destin.
On versa des pleurs dans les chaumières à l’évocation de menus incidents de la vie de Karen, rapportés par d’anciens amis ou d’improbables connaissances, et le feuilleton de son existence, fortement déformé pour les besoins de la cause, fleurit durant des mois.
Aux États-Unis, monseigneur Wythbread avait signé des aveux complets et son procès à venir permettrait de livrer les secrets de la constitution du Réseau d’enfants abusés dont les fondations de bienfaisance d’Edwin Shaw constituaient l’écran nauséeux.
Il avait tout divulgué dans les moindres détails. Les arrestations et le démantèlement du Réseau s’effectuèrent au gré de ses révélations. Un bataillon de pervers était venu de jour en jour grossir les rangs des inculpés qui seraient jugés pour ce qui était devenu le procès de la décennie.
Pour leur part, l’inspecteur Stucki et le lieutenant Kurtz mirent un terme à leurs investigations en menant ensemble un ultime interrogatoire.
Tatiana Kounev n’avait plus rien de la première image qu’elle avait donnée à son arrivée à Genève. L’attirante jeune femme au parfum envoûtant s’était transformée en criminelle implacable, froide et tranchante, que l’inspecteur Renaud se prit à détester, malgré les quelques marques de compassion que lui manifestait encore Max, on ne sait trop pourquoi.
Elle fut accusée de séquestration et de meurtre sur la personne de Paul Barthe, qu’elle déclara constamment ne pas connaître, alors que, de l’autre côté de l’Atlantique, l’évêque confirmait qu’elle avait longuement travaillé sur le projet de centre pour enfants à Moscou avec son frère, Edwin et Paul Barthe.
Les services du FBI et de la brigade criminelle de Genève se communiquaient leurs informations au fur et à mesure de leurs interrogatoires respectifs, échangeaient des hypothèses, analysaient ensemble tous les éléments du dossier. Cette collaboration permit de confondre finalement la belle Russe, qui avait perdu toute sa superbe, et de construire un solide dossier à charge en prévision des différents procès.
Les mensonges répétés de Tatiana, contredits par les aveux de Wythbread, suffirent au procureur genevois pour l’inculper du meurtre de Barthe. La thèse du crime fut confirmée par la découverte d’un journal intime trouvé par les enquêteurs lors de la perquisition qui suivit son arrestation. Tatiana Kounev avait eu l’inconscience de consigner ses faits et gestes, ainsi que ses espoirs morbides concernant Shaw, Karen et sa propre fille, sur le papier. Grave erreur !
Le journal révéla également qu’elle avait eu une conversation téléphonique avec son frère Oleg la nuit du meurtre. Celui-ci lui avait demandé d’abréger leur conversation et avait promis de la rappeler le lendemain : il était en compagnie de Karen, reprenant peu à peu l’espoir, au cours de la soirée, d’obtenir ses faveurs, après des échecs répétés au cours des jours précédents. L’incapacité de parler de la jeune femme et l’obligation d’exprimer tout sentiment par geste avaient décuplé les désirs exacerbés de ce coureur de jupons insatiable. Mais ce coup de fil n’était jamais venu et, lorsqu’elle apprit sa mort, Tatiana décida de débarquer à Genève pour venger elle-même son frère, certaine que Karen n’avait eu d’autre moyen que de le tuer pour ne pas devoir céder à ses trop pressantes sollicitations. Tatiana avait décidé de brouiller les pistes en supprimant Paul Barthe selon le même cérémonial que Karen avait utilisé avec son frère, afin de faire porter le chapeau à celle dont elle était la seule, du moins le croyait-elle, à connaître la culpabilité.
Le journal intime de la Russe se révéla une mine d’or pour la partie civile et ses experts en psychiatrie, qui purent conclure à sa lecture que le caractère pour le moins paranoïaque de Tatiana Kounev lui donnait la stature d’une personnalité bipolaire leur permettant de prétexter la folie de leur cliente.
Celle-ci devait finir sa vie, à leurs yeux, dans un asile.
Le lieutenant Kurz, entre deux séances d’interrogatoire, continuait d’échanger des informations avec Quantico pour croiser les éléments nouveaux des enquêtes parallèles.
Quant à Jana, accompagné de Max, elle rendit visite à Gil Saunders qui reprenait lentement vie dans une chambre privée de l’Hôpital universitaire de Genève, au sixième étage de l’immense bâtiment aux stores oranges et verts tamisant la lumière trop crue de ce mois d’août finissant.
Ils ne purent rien en tirer à la première visite. Après avoir été rassurée sur le sort de Karen, elle sombra dans un sommeil agité qui dura quarante-huit heures. La seconde séance leur permit d’évoquer les détails de sa rencontre avec Karen Shaw au « Betty ».
– Le Betty ? C’est une boîte lesbienne ? demanda Jana.
Gil hocha la tête. Malgré toute sa confiance en soi et son mépris du qu’en-dira-t-on, elle peinait toujours à accepter de proclamer ouvertement qu’elle était homosexuelle. L’éducation rigide prodiguée par ses parents l’avait marquée à vie et son penchant pour les plaisirs de Lesbos, contraires aux idées reçues, rendait sa personnalité complexe, lui conférant à la fois sa féminité et son esprit rebelle. Au point que, même lorsqu’il s’agissait d’éconduire un mâle trop entreprenant, elle évitait d’invoquer ses goûts, de peur de produire à coup sûr l’effet proportionnellement inverse de celui qu’elle recherchait.
– Karen m’avait attirée depuis quelque temps. Très belle, fragile, mystérieuse, je l’avais repérée et, un soir, je l’ai enfin abordée. Elle était jeune, sauvage. Elle semblait comme enfermée dans un bocal dont les parois de verre la mettaient à l’abri du monde extérieur. Moi qui suis pédopsychiatre, et dont le métier consiste à écouter les gens, je dois dire que, lorsqu’elle m’a écrit son nom sur son calepin, j’ai craqué. Son silence faisait partie intégrante de son charme.
– Vous avez des antécédents avec une de vos patientes mineures, n’est-ce pas ?
Gil marqua un temps d’arrêt avant de répondre de mauvaise grâce. Cette évocation d’un souvenir gênant la mettait à chaque fois mal à l’aise, rouvrant une plaie qu’elle désespérait de voir à jamais cicatrisée.
– Oui, c’est exact ; j’ai parfois eu des problèmes avec mon caractère impulsif. Mais c’est du passé. Cette histoire m’a coûté assez cher. Elle prit une respiration avant de rajouter : vous savez, le passé, malgré le temps, pèse tel un cauchemar sur l’esprit des vivants. C’est mon cas, mais imaginez ce que ça doit être pour Karen…
Max et Jana échangèrent un regard. Elle avait visiblement recouvré toute son acuité d’esprit.
– Quand avez-vous réalisé que Shaw était impliqué dans un trafic d’enfants ? Les indices que vous nous avez fait parvenir sont bien la preuve que vous aviez des informations et que vous souhaitiez que nous en soyons informés pour prendre d’éventuelles mesures.
– Dès que j’ai rencontré Shaw, intuitivement, ou peut-être grâce à mes connaissances en psychologie, j’ai su tout de suite à qui j’avais affaire.
– Dans quelles circonstances l’avez-vous rencontré ?
– Karen avait disparu… Quand est-ce que je pourrai la voir ? demanda-t-elle soudain.
– Écoutez, pour l’instant c’est à vous que nos questions s’adressent, vous ne pourrez lui parler qu’après. C’est la procédure. Mais rassurez-vous, elle va bien.
Jana Stucki avait pris la décision délicate de préserver Karen de l’inculpation de meurtre sur la personne d’Oleg Kounev. La résolution, contestable sur le plan de la vérité, avait été difficile à prendre, d’autant qu’elle infirmait l’hypothèse initiale de la tueuse et de l’ange gardien. L’attitude de l’inspecteur avait arraché un sourire méprisant au procureur, qui avait à nouveau souri avec condescendance à la lecture de son rapport, constatant l’absence de « tueuse » dans ses conclusions.
La mort opportune de Mickey Strantz permettait de lui faire endosser la responsabilité du meurtre et évitait ainsi à Karen une mise en examen.
Aux yeux de Jana Stucki, Karen Shaw était une victime qui avait déjà payé son tribut à la vie et elle avait réussi à faire partager sa position à ses collaborateurs, malgré quelques réticences de ceux pour qui la vérité ne souffrait aucun aménagement et pour lesquels le vieil adage latin dura lex, sed lex, la loi est dure, mais c’est la loi ! passait avant toute considération d’ordre sentimental.
Il fallait pourtant essayer d’élucider discrètement le mystère de sa présence sur les lieux du crime pour savoir exactement ce qui s’était passé.
Au cours des interrogatoires que Karen avait subis, elle prétendait ne pas se rappeler avoir rencontré Oleg Kounev ni l’avoir suivi chez lui. Les déclarations de Gil Saunders conduisirent les enquêteurs à comprendre de quelle manière son père s’y prenait pour garder un contrôle absolu de tous les instants sur elle : elle était systématiquement et régulièrement droguée, ce qui l’amenait à vivre des situations dont elle perdait tout souvenir par la suite.
Mis à part Tatiana Kounev qui affirmait que Karen Shaw se trouvait chez son frère la nuit du meurtre, aucune raison, aucune preuve, ni aucun mobile ne permettaient de confirmer cette assertion.
La déposition de Gil Saunders permit à l’inspecteur de comprendre le rôle qu’elle avait joué dans cette dramatique succession d’événements. Son seul objectif avait été de protéger Karen, les soupçons de Paul et la découverte de la cabane l’ayant amenée, avec son caractère impulsif, à franchir une ligne rouge qui avait failli lui coûter la vie.
– Je ne sais pas comment vous l’expliquer, inspecteur, reprit Gil, mais Shaw, ses fondations à caractère philanthropique, la mort de sa femme, Karen et son ignorance des raisons qui l’ont rendue muette, tout ces éléments – comment vous dire ? – m’ont donné la certitude qu’un lien général relatif à l’enfance réunissait ces facteurs disparates.
– Vous conviendrez, mademoiselle Saunders, que c’est tout de même léger comme rapprochement.
– J’en avais bien conscience. C’est la raison pour laquelle je me suis manifestée à vous sous forme d’énigme afin de vous amener à vous poser les bonnes questions. Lewis Carroll et ses relations avec les petites filles me semblaient constituer une métaphore qui vous mettrait sur la piste.
– C’était évidemment risqué, mais l’avantage, si vous étiez dans l’erreur, c’est que personne ne pouvait remonter jusqu’à vous, n’est-ce pas ?
– Oui, parfaitement. D’autre part, Karen, en particulier par le truchement de son carnet, parlait, oui parlait beaucoup de sa mère et d’enfants dans ses rêves, ou plutôt dans ses cauchemars. C’est ce qui m’a mise sur la voie, je pense. Mon sixième sens a fait le reste. Et c’est moi qui lui ai appris qu’elle s’exprimait intelligiblement dans son sommeil.
– Et puis tout s’est accéléré, n’est-ce pas ?
– En effet. L’absence de Paul aux funérailles d’Oleg Kounev m’a intriguée. Je devrais plutôt dire inquiétée. Alors j’ai décidé d’aller vérifier chez lui et j’ai découvert son cadavre. À ce moment, j’ai compris que Karen était vraiment en danger.
Max et Jana n’eurent aucune peine à décider Gil à continuer le récit des événements, depuis ses recherches sur le Web, les filatures avec Paul, jusqu’à sa descente aux enfers, à la cabane. Elle parla avec émotion de son jeune patient, à qui elle faisait écrire et porter les missives énigmatiques à la brigade, la visualisation écœurante du « catalogue » sur le DVD, puis la fillette, découverte nue dans sa cellule, le viol, son éprouvant enterrement vivante, ses angoisses, sa perte de conscience, son réveil à l’hôpital. Tout semblait conforme aux éléments recueillis par les enquêteurs. Elle donnait des détails sur Roger Zuerger et Mickey Strantz, les cadavres d’enfants au bord de la fosse, leur nombre…
Gil fournissait à Jana, au fur et à mesure de leurs conversations, les éléments manquants pour parfaire son rapport. Elle se montrait le témoin capital qui éclairait les zones encore obscures de l’affaire.
– Tout ce qui compte pour moi, maintenant que cet enfoiré de Shaw est mort, c’est de pouvoir m’occuper de Karen. Elle a beaucoup de choses à découvrir et à révéler. Son présent est peuplé de cauchemars démoniaques que vous ne souhaiteriez pas à votre pire ennemi.
– Comment comptez-vous vous y prendre ? demanda Max.
– À l’aide de l’hypnose. Mais le problème, c’est qu’il faut pouvoir, avec cette méthode thérapeutique, s’exprimer. Avec Karen, l’aphasie représente un obstacle difficilement surmontable. Rien ne peut affirmer qu’elle pourra parler sous hypnose, tant les traumatismes sont profonds.
Jana et Max échangèrent un regard.
– Je suis persuadée que vous allez pouvoir employer cette thérapie avec succès, reprit Jana, alors que Gil semblait soudain lasse.
– Que voulez-vous dire, inspecteur ?
– On n’a pas encore eu le temps de vous informer, mais il semblerait que le meurtre de son père commis directement sous ses yeux a créé un terrible choc chez Karen.
– C’est-à-dire ? demanda Gil dont les yeux roulaient d’inquiétude.
– Karen parle.
*
Dès sa première rencontre en forme d’interrogatoire avec Karen, l’inspecteur Stucki s’était prise d’affection pour elle. Après tout, c’était grâce à elle, au meurtre par accident dont elle ne connaissait pas les motivations et dont elle n’avait aucun souvenir, que le réseau de pédophiles avait pu être découvert et anéanti. Un événement banal, le refus de céder aux avances trop manifestes d’un séducteur endurci, avait été au départ d’une succession d’événements ayant abouti à l’élimination d’une organisation criminelle de la pire espèce et de la plus atroce dépravation.
Karen fut l’instrument, et la victime inconsciente, de ce drame. C’était le postulat à partir duquel l’inspecteur Stucki rédigea son rapport.
La déposition de Gil Saunders confirmait en tous points cette explication audacieuse. Karen avait peut-être une occasion de pouvoir se reconstruire et Gil était la seule apte à la guider sur ce chemin. L’inspecteur Stucki, au risque calculé de compromettre sa carrière, avait donné le coup de pouce nécessaire au destin.
Elle ne se faisait aucun scrupule, confortée au contraire par un sentiment de devoir accompli.