PROLOGUE

Courtemaîche (Jura – Suisse)

L’heure grise précédant l’aube.

Un homme s’affaire dans la forêt sombre. Son torse seul émerge de la terre encore endormie. Il donne les derniers coups de pioche à la tombe de fortune. Le trou n’est pas très grand, juste suffisant pour recevoir le corps d’un enfant.

L’outil à la main, il refait surface, examinant une dernière fois les dimensions de la cavité. Le souffle court, saturé de fatigue, il tente de contrôler l’adrénaline qui lui brûle l’estomac. Une bouffée d’angoisse plus forte le ramène brutalement à l’urgence de sa tâche.

Avant d’ouvrir le coffre de son 4 × 4, il scrute d’un regard inquiet les alentours, soucieux de s’assurer que nulle présence ne trouble la tranquillité sinistre des lieux.

Rassuré, il empoigne d’un geste nerveux le corps meurtri, nu, ensanglanté, et retourne vers la tombe, l’enfant inanimé se balançant mollement sur son épaule, la peau hâve du cadavre se détachant sur le vert sombre des aiguilles de sapin de la forêt.

Le sinistre claquement du corps au contact du sol brise le silence matinal, résonnant tel un écho agonisant dans sa mémoire sélective. Il se débarrasse à regret de sa victime, mélange de peau claire, de sang et de terre humide, abandonné à cette tombe secrète, corps inerte enfin délivré des frayeurs et des larmes de jours entiers passés dans le noir à attendre, supplier, prier, la peur nouée au ventre, l’angoisse chevillée aux tripes.

La première bouffée de fumée lui arrache un soupir d’une telle virulence qu’il doit attendre de longues secondes avant de tirer une deuxième puis une troisième fois sur la cigarette dont il espère un apaisement aux tensions de la nuit.

Son regard se perd sur le cadavre encore imberbe, source de tant de plaisir, dont la blancheur exhale un parfum d’innocence enfantine… Il a eu tant de jouissance à caresser cette chair que nulle étreinte n’avait encore souillée…

Oui, la séance avait été une réussite totale.

Il avait fait attendre l’enfant longtemps, très longtemps, avant de le consommer.

La fraîcheur de sa peau avait pactisé avec l’odeur de la peur quand il avait fini par le rejoindre dans la cave humide pour calmer, disait-il, ces pleurnicheries d’enfant gâté !

Il sent une puissante érection envahir son corps à l’évocation de ces instants merveilleux passés avec sa proie.

Tant d’interrogations, tant d’incompréhension, tant de panique dans les yeux de l’enfant !

– Ne t’inquiète pas, je ne te ferai aucun mal, susurrait-il.

Il adorait cet instant, lorsqu’une lueur d’espoir venait illuminer le regard de sa victime… faire durer cet espoir, tout en caressant la joue lisse de l’enfant comme une brise de printemps…

– Là, là… tu vois, on est si bien ensemble…

Bizarrement, il avait résisté, faiblement d’abord, puis plus violemment, se débattant pour échapper à son sort.

C’était si rare ! Et d’autant plus enivrant !

* * *

Lower East Side, Manhattan (N.Y.)

Les volets du dernier étage de cet immeuble oublié avaient été fermés un jour pour n’être plus jamais rouverts.

Comme beaucoup d’autres immeubles du Lower East Side, le bâtiment n’était plus qu’une carcasse abandonnée, que même les dealers évitaient d’utiliser pour leurs transactions. Récemment, l’un d’entre eux avait été retrouvé empalé sur une barre d’acier, totalement nu, sauvagement mutilé, les yeux crevés et les poignets ramenés dans le dos, entravés de chaînes.

Le dernier étage devait pourtant être habité.

Le vieux Jimmy en était persuadé. Cela faisait quatre mois, dès le début du printemps, qu’il avait posé son barda dans cette petite planque, en face du bâtiment désaffecté, niche des plus confortables à ses yeux, située sous une cage d’escalier extérieure en pierre, vestige d’un immeuble suspendu dans l’espace moite de Manhattan. Il avait passé mars et avril à l’abri du vent et des congères familiers aux habitants de la Grande Pomme, frileuse sous les flocons de neige printanières qui dansaient en tourbillons glacés sur le macadam éventré de la mégapole. En somme, l’endroit idéal pour attendre le prochain hiver, si la toux crasse qui lui labourait les poumons ne l’emportait pas d’ici là.

Avec un sourire satisfait, il réfléchissait à son sort. Il était à Manhattan ! Ça le changeait de Brooklyn où il était né et qu’il n’avait quitté que pour faire un séjour de six mois, en pension complète et tous frais payés, à la prison d’État, pour vol à l’étalage. C’était il y a bien longtemps et il s’était juré de se tenir désormais à carreau. Certes, le Lower East Side n’offrait pas le confort de Central Parc ou de la 5e Avenue avec ses poubelles pleines de promesses souvent tenues, mais c’était juste ce dont il avait besoin : un petit coin tranquille dans un quartier oublié de tous.

Jimmy était bien décidé à défendre son territoire contre tout intrus susceptible d’y pénétrer. Il faisait déjà la vie dure aux rats et aux chats du quartier qui semblaient y avoir de vieilles habitudes de passage.

Mais il y avait l’appartement d’en face, ses volets toujours clos, au dernier étage.

Quelqu’un habitait forcément là, car une faible lueur filtrait à travers les lamelles mal jointes des contrevents, offrant à cette impasse fantôme sa seule source de lumière.

Trop heureux d’avoir découvert un gîte inespéré, il n’avait guère prêté attention à ce semblant de présence lors de son arrivée dans le coin. Or, très vite, un sentiment bizarre l’avait envahi lorsqu’il avait été réveillé, après quelques nuits parfaitement calmes, par un râle douloureux qui semblait venir de nulle part, un râle profond qui n’en finissait pas de s’étirer dans la nuit.

Surpris, Jimmy s’était levé, lentement, tordu par la toux qui le reprenait dès qu’il ouvrait un œil. A moitié endormi, torturé par les démangeaisons que sa peau recouverte de crasse lui infligeait, il avait tenté de déterminer d’où venait le son étrange qui l’avait tiré du sommeil. Au terme d’un balayage attentif de son environnement, son regard angoissé découvrit le discret halo qui transpirait de l’appartement aux volets clos situé au dernier étage de l’immeuble qui lui faisait face.

Et, pour confirmer cette impression, un râle désespéré retentit à nouveau, lancinant et douloureux, interminable, lui broyant littéralement les viscères.

Pour la première fois de sa vie, le vieux Jimmy fut saisi d’une peur incontrôlable, incapable de bouger, pétrifié par ce qu’il venait d’entendre.