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Vers 16 heures, lorsque Mark regagne son appartement, il a retrouvé un peu de sa sérénité et de son optimisme. Salinger lui a déniché le nom et l’adresse de la sœur de Markus, il a lui-même trouvé ceux de son cousin. Il n’a plus qu’à leur rendre une petite visite en Allemagne.

En entrant sa clef dans la serrure et en constatant que celle-ci n’est pas verrouillée, son humeur s’assombrit d’un coup. Il prend même vingt secondes avant de pousser la porte. Une seule personne a pu pénétrer chez lui sans forcer la serrure. Une personne qui en a la clef et qu’il a oubliée avec bonheur pendant quelques heures, comme il a oublié sa grand-mère, pour les mêmes raisons.

Lanh est dans la partie du salon dont il a fait son bureau, assise sur son fauteuil pivotant, devant son ordinateur, pianotant sur son clavier. Il s’attend à ce qu’elle ne lève même pas les yeux de l’écran et qu’elle se contente de lui lancer : Salut ! d’un ton très naturel, ou : Je termine un truc et je suis tout à toi... d’un timbre beaucoup plus suggestif, voire un très possessif : C’est à cette heure-ci que tu rentres ? Mais elle s’arrête instantanément de martyriser les touches de la machine, fait pivoter le siège pour lui présenter un sourire enjôleur et deux jambes aussi nues que sa jupe est courte, et se jette littéralement dans ses bras (s’il s’était écarté, elle se serait affalée sur le parquet).

Il accepte les deux bises qu’elle lui pose davantage dans le cou que sur les joues et la repousse.

— Je peux savoir ce que tu fais ici ?

— Sur ta bécane ? Je me suis dit que, puisque je ne pouvais pas y accéder par le modem sans alerter le WER, j’avais meilleur compte de bosser directement dessus.

Mark se laisse tomber dans un fauteuil en soupirant.

— Et comment sais-tu que mes liaisons sont protégées par le WER ?

— Ils m’ont lancé un renifleur au train. Je l’ai un peu baladé le temps de lui coller une sangsue. Un petit bidule vraiment vicieux, made in Hong-kong, cadeau d’un lointain cousin. Il sème des débris de code un peu partout, le renifleur les ramasse sans se méfier et s’enferme lui-même dans un piège numérique lorsqu’il reconstitue le puzzle. Fastoche, non ? Il a abandonné au bout de trois tentatives. Quand il est rentré au chenil, je me suis glissée derrière.

Fastoche ! De dépit, Mark secoue la tête.

— Tu te rends compte de ce que tu fais ? Le WER n’est pas un jardin d’enfants et ses informaticiens sont parmi les meilleurs du monde. Ils t’ont forcément repérée !

— Salinger t’en a parlé ?

— Cette nuit, oui.

— Je veux dire tout à l’heure, quand tu étais rue de Verneuil ?

— Rue de... Tu me fais suivre ou quoi ?

Lanh a un sourire railleur.

— Gestion entrées sorties, surveillance audio et vidéo, une véritable petite forteresse numérique. Le hic, c’est que je suis dedans. Je repose ma question : Salinger t’en a parlé ? Non. Donc je les ai roulés, pour un temps, en tout cas.

Mark se relève, fronce les sourcils et prend son timbre de voix le plus sérieux.

— Lanh, je sais que tu t’amuses, mais ce n’est pas un jeu. Alors tu vas rentrer chez toi et oublier le WER, définitivement. De toute façon, je vais prévenir le professeur Salinger et ses informaticiens feront en sorte que tu ne puisses plus t’introduire dans mon ordinateur ni dans les leurs. Je m’arrangerai pour que, cette fois, ils ne te poursuivent pas en justice, mais si tu recommences...

La jeune fille lui décoche un regard noir, ouvre la bouche et la referme sans prononcer un mot, ramasse son sac accroché au dossier du siège du bureau et traverse la pièce comme une furie.

L’entrée donne dans le salon. Lanh s’arrête devant la porte, la main sur la poignée. Elle se retourne.

— Je me demande parfois ce que je te trouve.

— Et moi donc !

Elle abaisse la poignée et entrouvre la porte.

— En ce qui concerne ta naïveté, par exemple, je suis vraiment partagée. Est-ce un de ces traits de caractère avec lesquels on compose, parce qu’ils ne sont pas dénués de charme, ou faut-il carrément s’en navrer ?

Les yeux de Mark s’égaient.

— Es-tu bien certaine que je sois le plus naïf des deux ?

— Oh oui ! Et je ne suis pas la seule !

Nul doute que l’allusion concerne Joanna. Mark s’en irrite.

— Écoute, ma grand-mère m’en veut un peu pour...

— Joanna ? Que vient faire Joanna là-dedans ? Je te parle de Salinger.

— Je ne vois pas en quoi...

— Salinger te manipule, Mark...

— Il m’utilise, c’est son job.

— ... et en plus il te ment.

Lanh sait qu’elle n’a plus besoin de faire semblant de sortir. Elle referme la porte d’entrée et appuie son dos dessus. Le front de Mark se plisse dangereusement.

— Comment ça, il me ment ?

La jeune fille donne un coup de tête en direction de l’ordinateur.

— Je peux te montrer.

— Attention, Lanh ! Si c’est encore un de tes tours...

Pour toute réponse, Lanh lui envoie un baiser et retraverse le salon.

— Moi qui te croyais gêné parce que, justement, je ne te cache pas grand-chose !



Une heure plus tard, sans s’être vraiment rangé à l’opinion de Lanh, Mark admet que le professeur Salinger a omis de lui fournir toutes les informations concernant Markus Weinmar. En temps normal, son premier réflexe aurait été de l’appeler pour exiger des explications mais, d’une part, il pense avoir une idée précise des motivations du directeur du WER et, d’autre part, il se découvre une furieuse envie de lui retourner la monnaie de sa pièce.

Salinger soupçonne que l’attentat en Érythrée n’est pas un coup d’essai. Par deux fois, il a ordonné des enquêtes discrètes autour d’accidents survenus dans des installations expérimentales que Mark Weinmar a dénoncées comme dangereuses pour les populations environnantes, et invalidantes, sinon mortelles, pour le personnel local employé aux basses besognes. L’une concerne l’exploitation géothermique d’une poche de magma alimentant un volcan philippin. L’autre met en cause la récupération d’hydrate de méthane dans le golfe de Guinée.

Pour l’une, Weinmar a alerté l’UNESCO puis le WER sur la fragilisation par le forage du sous-sol volcanique, signalant la recrudescence d’activité magmatique enregistrée, fuites de gaz létaux et l’absence de précautions tant pour le personnel indigène que pour les villages avoisinants. Pour l’autre, il s’est inquiété de l’affaiblissement mécanique des sédiments sous-marins lors de l’extraction et de la récupération des hydrates par moins de cinq cents mètres de fond, pouvant entraîner des glissements de terrain et, consécutivement, la formation d’énormes panaches de méthane, parfaitement mortels pour la faune et la flore aquatique ou, suivant la direction des vents, pour les villages côtiers. Dans les deux cas, il a souligné l’absence totale de préoccupation écologique ou humaine, a insisté sur l’aspect beaucoup plus industriel qu’expérimental des installations en cause et en a recommandé l’arrêt pur et simple, en attendant que soit élaboré un cadre juridique par les autorités internationales.

Les enquêtes officielles ont conclu qu’une erreur humaine dans la manipulation d’explosifs a gravement endommagé l’installation en Philippine et qu’une défaillance informatique a provoqué une collision entre un tanker et la station offshore dans le golfe de Guinée (qui appartient à la T&B de Liz Crowley). Toutefois, Salinger a cherché à s’assurer qu’il ne s’agissait pas de sabotages, puis – dans l’incapacité d’obtenir la moindre preuve dans un sens ou dans l’autre – il a vérifié les déplacements, les communications et l’emploi du temps de Markus durant les périodes précédant les deux incidents. En vain. Mais le simple fait qu’il a pu soupçonner Weinmar d’avoir un lien quelconque avec les défaillances incriminées suppose qu’il nourrissait déjà des doutes à son encontre, plus de six mois avant l’attentat contre la Kay-Zaco.

Satisfait ou non de n’avoir relevé aucun lien entre son agent et les deux accidents, Salinger a « oublié ». Du moins, a-t-il passé l’éponge sur l’éventuelle désobéissance ou les regrettables initiatives personnelles de Markus Weinmar. Car, tout bien pesé, et si sabotages il y a eus, il lui est difficile de s’indigner d’actions tout à fait dans l’état d’esprit sinon dans la manière du WER. Il n’y a eu ni mort ni blessé grave. Au pire, Markus s’est rendu coupable d’insubordination, parce que le WER a refusé d’agir.

— Le bon vieux professeur Salinger se sent coupable, tente d’expliquer Mark. Et il protège ses arrières.

— Je crains que ce ne soit un petit peu moins poétique que tu ne le penses.

Lanh a un curieux sens de la poésie, mais elle n’a pas tort.

Lors du recrutement de Markus, Salinger a constitué un dossier beaucoup plus complet que celui d’Interpol. Il y est mentionné, entre autres, que durant son service militaire en Allemagne (alors R.F.A), les résultats sur le champ de tir du sous-officier Weinmar étaient tels qu’il a dû faire jouer ses relations pour ne pas intégrer une unité de tireurs d’élite. Il y est stipulé aussi qu’il a été pressenti par la Stasi pour devenir une taupe des services de renseignements de la R.D.A., mais que ceux-ci ont été découragés par son profil psychologique. Il y apparaît enfin une très faible affinité avec les méandres de l’informatique.

— C’est ça !

Lanh sursaute.

— Ça quoi ?

— Mark est nul en informatique ! Enfin... pas complètement nul, mais encore moins doué que moi pour trifouiller dans un système. Pratiquement chaque fois que je l’ai vu, j’ai dû l’aider à faire le ménage dans son portable. Il n’a pas pu organiser le piratage de la T&B !

— En tout cas pas seul, mais ça on s’en doutait déjà. Il faut beaucoup d’heures-bécane, même à plusieurs, pour monter un coup comme celui de la T&B. Par ailleurs, tireur d’élite ou pas, il lui a bien fallu dénicher une arme pour allumer la Kay-Zaco, et pas n’importe quelle arme ! Idem pour le sérum de vérité et, d’une façon générale, pour l’ensemble de la logistique : faux papiers, visas, hébergement, transports. Ton pote s’est embarqué dans une drôle de combine vachement bien organisée. Et ça, c’est notre meilleure chance de le retrouver !

Mark prend conscience qu’il s’appuie sur le dossier du siège qu’occupe la jeune fille, un rien trop près, et que celle-ci s’arrange pour être le plus possible en contact physique avec lui. Il se redresse et s’écarte.

— Notre meilleure chance ? Tu ne crois pas que tu en as assez fait et sans l’autorisation de personne ?

Lanh fait brutalement pivoter le siège sur son axe. Elle affiche un sourire triomphant.

— Tu as peur pour moi ?

Haussement d’épaules.

— Pour toi, pour Joanna, pour Fred, pour tous ceux qui ont mis un pied dans ce micmac. J’ai déjà eu affaire à une organisation de soi-disant internautes et je suis assez bien placé pour savoir qu’ils ne se contentent pas de jouer aux terroristes virtuels. Alors j’aimerais autant limiter le nombre de personnes exposées.

— Tant que je suis derrière un écran, je ne risque pas grand-chose.

La voix de Mark grimpe en puissance et en aigus,

— Hier soir, le WER t’a trouvée. N’importe qui peut te trouver et...

— Pas sans que je le sache en temps réel, comme avec le WER. Ce qui me laissera suffisamment de marge pour disparaître. Or, tu sais combien il est facile de se volatiliser dans le treizième ? (Elle imite l’accent de sa mère). Pour une petite cousine de Nankin, je veux dire.

Mark bée puis laisse échapper un rire involontaire. Lanh a raison. Lui-même, grâce à son ascendance vietnamienne, a déjà bénéficié de la solidarité du Chinatown parisien.

— Je ne peux pas t’en empêcher, atermoie-t-il. (Il songe surtout au professeur Salinger, sur lequel il n’a pas envie de compter et à qui il doit quelque cachotterie). Mais fais gaffe et n’utilise pas ton ordinateur. Sers-toi du mien ou de celui de ma grand-mère.

— Pourquoi ? Tu crois que le WER les protège mieux que je ne sais me protéger ?

— Oh ça non ! Et tu as déjà prouvé le contraire. Mais j’ai un ami du côté de Cuercos qui me rendra volontiers un service en souvenir d’une araignée très antipathique et en échange de quelques vinyles pirates.

— Hein ?

— Le Roi Lézard. (Devant la bouille médusée de Lanh, Mark ajoute :) C’est quelqu’un qui te plairait, je crois.

C’est à ce moment que la sonnette tinte, pas celle de l’interphone (régulièrement en panne), mais celle de l’appartement. Lanh se précipite.

— Ce doit être Fred ou Joanna.

Elle tire la porte avec enthousiasme et se fige net, découvrant une jeune femme blonde d’une beauté à réveiller les plus agressives de ses pulsions adolescentes. Nathalie Ghisaccia, sous un corsage et une jupe qui auraient pu être indiens s’ils n’étaient pas dessinés par un styliste italien, un châle de soie sur les épaules, des romaines lacées jusqu’en haut du mollet, femme comme Lanh ne peut pas encore l’être.

— Bonsoir, dit l’une.

— C’est pour toi, jette l’autre avec hargne.