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Conservatrice du château de Sans-Souci, spécialiste du baroque tardif prussien, Anna Weinmar, épouse Ostrowiec, habite une maison du quartier hollandais de Potsdam, à une vingtaine de kilomètres de la périphérie de Berlin. Au téléphone, Mark a dû insister pour qu’elle accepte de les recevoir.

— Tu lui as parlé des « ennuis » de son frère ?

— Non, je lui ai juste dit que Mark s’était mis dans le pétrin et comme j’étais de passage à Berlin...

— Comment a-t-elle réagi ?

— Elle n’a pas réagi. Aucune exclamation, aucune question, aucune remarque. Juste le rendez-vous ici à 13 heures pile.

— Il est 13 h 08.

Depuis huit minutes, ils sont assis sur le capot de l’Audi que Mark a louée à l’aéroport – et que, à son grand soulagement, Nathalie a conduite – en face de la maison des Ostrowiec. À 13 heures, leur premier coup de sonnette n’a obtenu aucune réponse. Ceux qu’ils se sont relayés pour donner ensuite n’ont pas eu plus d’écho, pourtant la sonnette en question est à peine moins bruyante qu’une corne de brume et si qui que ce soit s’était trouvé dans la villa, même profondément endormi, il l’aurait entendue.

— Elle est peut-être en retard ou elle a pu avoir un empêchement.

Autant Mark a l’air de quelqu’un qui n’a pas dormi de la nuit, autant Nathalie est fraîche et vive. Fraîche, vive et de moins en moins patiente.

— Ou elle a changé d’avis ou n’importe quoi. En tout cas moi, je veux en avoir le cœur net.

Elle passe du capot de la voiture au trottoir et du trottoir au perron avant que Mark n’ait le temps de se demander comment elle compte en apprendre davantage. Lorsqu’elle se plante devant la porte, il s’attend à ce qu’elle tambourine dessus des deux poings, mais elle n’en fait rien. Elle reste là, dos à lui, immobile, une quinzaine de secondes, puis elle se retourne et lui désigne la porte.

— C’est ouvert. Tu m’attends dehors ou tu profites de la visite ?

Ouvert ?

Mark traverse le trottoir quasiment d’une seule foulée. Il croit se souvenir que la porte n’a aucune poignée, rien à tourner, rien à abaisser, juste une serrure. Ce qui est bien le cas, mais ce qui ne l’empêche pas de bâiller.

— Comment as-tu fait ça ? chuchote-t-il un rien trop aigu.

Il jette des regards dans toute la rue pour s’assurer que personne n’a surpris le manège et il constate avec un frisson dans le dos qu’on les observe : deux ados en train de fumer un clope sur le trottoir d’en face et un vieillard derrière sa fenêtre un peu plus haut. La rue est à l’image de tous les quartiers du monde, envahie de présences fantômes qui attendent la mort en espionnant les passants à travers des carreaux couverts de crasse. Où qu’ils aillent, on se souviendra d’eux.

Nathalie lui tend une épingle à cheveux à l’épaisseur suspecte.

— Je connais mes classiques mais j’utilise le modèle renforcé au titane.

Elle pousse la porte.

— Bon, maintenant que c’est ouvert, il vaut mieux entrer, ça paraîtra moins suspect. C’est un peu comme si j’étais une copine qui avait enfin retrouvé la clef qu’on lui a prêtée.

Elle lui passe devant et Mark la suit, puis il s’empresse de refermer la porte derrière eux et de calmer ses pulsations cardiaques. Une chose est sûre : il ne peut pas dire que Fred ne l’a pas prévenu !

— Tu... tu t’introduis souvent comme ça chez les gens ?

Il la devine à peine qui se déplace dans l’entrée (celle-ci est plongée dans une pénombre étouffante), mais il peut presque entendre son sourire.

— Le métier de photographe pousse parfois à de menues indiscrétions. Alors quand j’ai un mauvais pressentiment...

Lorsqu’un luminaire s’éclaire au plafond, il a une nouvelle poussée d’adrénaline, puis il voit la jeune femme appuyée contre un mur, la main sur le bouton d’éclairage. Elle sourit encore.

Bon sang ! Je ne vais pas me laisser impressionner. J’en ai connu d’autres.

Il s’ébroue le cerveau et, sous la gêne provoquée par l’effraction, il se découvre lui aussi ce genre d’intuition qui provoque des ondes dans le système pileux.

— Quel genre de mauvais pressentiment ?

Nathalie met un doigt sur ses lèvres. Tout en fouillant le vestibule du regard, elle écoute le silence de la maison avec attention. Deux portes closes de part et d’autre de celle ouvrant sur la rue, un escalier en pente douce dont les marches disparaissent dans un coude sans lumière, un couloir qui part vers le fond de l’habitation, côté cour s’il y a une cour, avec plusieurs portes vitrées et pas de lumière, comme si la maison était désertée, fenêtres et volets clos, depuis des semaines.

La jeune femme s’approche de Mark et lui souffle :

— Nous ne sommes pas seuls.

Elle lève un doigt pour désigner le plafond. Des reins jusqu’à la nuque, la colonne vertébrale de Mark s’électrise. Il tend à son tour l’oreille, retient sa respiration et ferme les yeux.

Il entend d’abord la rumeur de la ville et l’efface, puis le battement du sang à ses tympans et un ronronnement – le moteur d’un réfrigérateur –, il les gomme aussi, comme il gomme les craquements du bois dans l’escalier et, plus haut dans la charpente. Alors il perçoit ce qui a alerté Nathalie : un glissement, ou plutôt un frottement et un bruit de clapotis, non, de gargouillement, ténu, irrégulier. Il rouvre les yeux, empreint de la même conviction qu’affichent ceux de la photographe.

Au-dessus de leurs têtes, quelqu’un se meurt.

Nathalie atteint l’étage un dixième de seconde avant Mark.


La pièce dans laquelle ils trouvent Anna est un immense bureau, dont les murs servent de bibliothèque. Anna y gît au pied d’un secrétaire d’acajou sur lequel trônent un ordinateur et le téléphone qu’elle n’a pas réussi à atteindre. Le sang sur le plancher dit qu’elle a trouvé la force de se traîner depuis le couloir jusqu’au secrétaire, une main sur sa gorge ouverte pour retenir la vie qui lui échappe. Elle est morte pendant que Mark et Nathalie grimpaient l’escalier.

En face du bureau de l’historienne, dans la seule autre pièce de l’étage, son mari est encore assis à son piano, effondré vers l’avant, la tête sur le clavier, égorgé lui aussi. Le sang dégouline sur les touches et coule le long du bois pour dessiner une flaque au pied de l’instrument. La partition de Mozart a reçu une giclée rougeâtre, juste avant la coda.

Mark a vu trop de morts en Inde, alors qu’il cherchait le dossier Kali pour s’émouvoir au-delà de la colère, mais cette colère déclenche une telle montée d’adrénaline qu’il reste un moment éberlué, le regard et l’esprit vides, incapable de suivre Nathalie qui grimpe au second étage, redescend au rez-de-chaussée et visite jusqu’à la cave de l’habitation. Il ne reprend le contrôle sur lui-même que lorsqu’elle le rejoint dans le bureau d’Anna Ostrowiec.

— Il y a un troisième cadavre en bas, dans la cuisine. Je parierais pour une fille au pair. Rien n’a été fouillé. On les a tués quelques minutes avant que nous arrivions. Il y a un jardinet de l’autre côté de la maison, qui donne sur d’autres jardins. C’est par là que les tueurs ont fui.

La colère a désembué l’intelligence de Mark, et celle-ci commence par examiner son apathie des dernières quarante-huit heures, presque avec mépris, avant de se concentrer sur la situation.

— Ça a un rapport avec notre venue.

La jeune femme hoche pensivement la tête.

— J’en ai peur. Quelqu’un a appris un peu tard que nous allions rencontrer Anna et il a agi dans la précipitation. À moins que tu ne penses pouvoir trouver quelque chose ici, il faut foutre le camp.

— S’ils n’ont pas fouillé, c’est qu’ils savaient qu’il n’y avait rien à trouver.

— Ou qu’ils n’avaient pas le temps. Nous ne l’avons pas davantage. Il faut foncer à Hanovre et intercepter le cousin avant eux.

— Il est à Berlin.

— Quoi ?

— Nous avons rendez-vous ce soir à Hanovre, mais il passait la journée à Berlin. Il participait à un casting pour un téléfilm. Il m’a dit le nom de la boîte de production... Breitz-film, Platzfilm, Hertzfilm... je dois pouvoir la retrouver dans un annuaire.

Il y en a un sur le bureau, Nathalie le lui tend. Mark ne l’ouvre pas immédiatement.

— Très peu de gens savaient que nous avions rendez-vous avec Anna. Elle, son mari, le cousin, Fred, Lanh, toi et moi. Je n’en ai même pas parlé à Salinger !

— Tu t’es servi du téléphone.

Et toutes les personnes concernées peuvent être sur écoute ou être à portée d’un mouchard ou d’un micro-canon ou de n’importe quelle merveille technologique manipulée par un spécialiste de la discrétion. Quoi qu’il en soit, quelqu’un a estimé qu’Anna avait en sa possession une information que Mark Sidzik ne devait pas connaître.


La maison de production s’appelle Britzfilm, sur l’allée Rudower, mais Karl-Heinz Weinmar ne s’est pas déplacé que pour un casting : il participe au tournage d’un film publicitaire « quelque part sur l’île des musées, dans le quartier Mitte, ou au zoo de Tiegarten ». On leur donne un numéro de portable, qu’ils composent toutes les dix minutes sans obtenir autre chose qu’une messagerie vocale à la politesse irritante. Nathalie y laisse son propre numéro de cellulaire, mais celui-ci reste silencieux trois heures durant.

Ils se rendent dans les cinq bâtiments de l’Altes Museum et, grâce à leurs cartes de presse, obtiennent cinq fois l’assurance qu’aucun tournage n’est prévu au sein des musées. On leur garantit aussi que le système d’accréditation est tellement draconien et la surveillance si exhaustive, qu’aucune équipe de cinéma, même restreinte, ne peut filmer sans autorisation. Toutefois, à la Nationalgalerie, un agent de sécurité les informe, dans un français irréprochable, qu’il a aperçu un groupe d’une dizaine de personnes munies de deux caméras sur les marches extérieures du bâtiment.

— Ils ne créaient pas d’attroupement, ils ne s’approchaient pas de l’entrée du musée, ils ne bloquaient pas le passage, j’ai laissé faire. Ils sont restés une petite heure. Je les ai remarqués au retour de ma pause-déjeuner et à 14 heures, quand mon collègue est revenu, ils n’étaient plus là. Il m’a semblé que les acteurs étaient gênés par le vent. Essayez le Bode, c’est mieux abrité.

Nathalie et Mark recommencent leur tour des musées ne s’attachant cette fois qu’à leurs extérieurs, en vain. Ils se rendent alors au Zoologischer Garten et, chacun de leur côté, sillonnent ses trente-cinq hectares d’allées au pas de course, sans accorder le moindre regard aux onze mille animaux de l’une des plus grandes réserves animalières du monde. Mark remarque juste que le nombre de pastilles rouges signalant les espèces en voie d’extinction a sensiblement augmenté depuis sa dernière visite. Puis ils se retrouvent, bredouilles, sous la pagode verte et rouge de l’Elefantentor à l’entrée du zoo.

Il est 17 heures, la Budapesterstrasse s’anime des premières sorties de bureau. Le ronronnement feutré des grosses Mercedes rassemblées derrière les feux rouges couvre celui des fauves. Il leur reste peu de temps pour décider de la conduite à tenir : le rendez-vous à Hanovre est fixé pour 20 heures.

— Il faut peut-être demander l’aide de la police, suggère Mark sans conviction.

— Et leur dire que nous avons trouvé trois cadavres après être entrés par effraction chez les Ostrowiec ? Tu connais la police allemande ?

— Salinger nous arrangerait le coup.

La mimique de Nathalie se passe de commentaire. Elle plonge la main dans son sac, en tire le téléphone et refait une tentative. Cette fois, son correspondant prend la communication. Après quelques phrases en allemand – dont Mark ne comprend qu’un mot ou deux –, elle lui tend l’appareil.

— Ils sont à Charlottenburg. Les prises de vue sont achevées et Karl-Heinz est en train de discuter avec je ne sais qui. Le réalisateur va me le passer. Je crois qu’il vaudrait mieux que ce soit toi qui lui parles. Euh, Mark, vas-y mollo.

Mark porte le téléphone à son oreille droite. Il entend un échange à voix basse puis la voix nette et claire de Karl-Heinz d’abord en allemand, puis en anglais lorsqu’il comprend qu’il s’agit de lui.

— Gerd me dit que vous êtes à Berlin et que vous m’avez cherché tout l’après-midi. Désolé, nous avons dû revoir plusieurs fois nos plans à cause du vent.

— Je dois vous voir rapidement.

— Oh, moi aussi ! D’ailleurs, si j’avais su comment vous joindre, je vous aurais appelé. Vous êtes au zoo, c’est ça ?

— Oui, je...

— Vous êtes en taxi ?

— Nous avons loué une voiture.

— Nous ? C’est-à-dire vous et... (Karl-Heinz lâche quelques mots en allemand, puis les traduit en riant :) la vamp de velours à l’accent russe. Excusez-moi auprès de votre amie, je ne fais que répéter. Vous avez un plan de la ville ?

— Oui.

— Bien. Je vous propose de nous voir dans deux heures, ça vous va ?

— Deux heures, d’accord, je...

— Alors à tout à l’heure, monsieur Sidzik. Ah ! Au fait, Markus aussi est à Berlin. C’est pour ça que je voulais vous appeler. Il m’a dit que vous connaissiez vous aussi la sensation d’être incapable de retourner sur vos pas. Vous comprenez ce qu’il veut dire, je suppose ? (Sans attendre de réponse, il poursuit :) Je vous retrouverai là-bas. Soyez prudent.

Mark n’a pas l’occasion de demander des précisions : le jeune homme a coupé la communication.

— Alors ? s’enquiert Nathalie.

— Alors il dit que Mark est à Berlin et que son réalisateur confond l’accent italien et l’accent russe. Je peux appeler n’importe où dans le monde avec ton truc ?