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Toute la journée, Fred a la désagréable sensation d’être suivi. À pied, il se retourne une bonne centaine de fois. En voiture, il ne pas lâche pas les rétroviseurs du regard. En vain. Si quelqu’un le file, il est incapable de le repérer. Pourtant, la démangeaison entre ses épaules persiste.

— Parano, commente Lanh. C’est ce que Mark t’a raconté qui te file les jetons !

Elle se trompe. La mort des Ostrowiec ne l’inquiète pas, pas à titre personnel en tout cas (pour Mark et Nathalie, c’est autre chose), et il vient à peine d’en être informé. En outre, Fred entretient d’excellentes relations avec la peur. Il lui accorde toute l’attention qu’elle mérite, en tant que manifestation très réaliste d’un état de danger, et il s’en sert pour faire le coup de poing avec conviction, terrer ses cent vingt kilos dans un trou de souris ou courir aussi vite qu’un sprinter sur la distance d’un marathon lorsque le besoin s’en fait sentir, mais elle ne le perturbe pas. Par contre, il déteste ne pas savoir ce qu’il doit craindre, particulièrement lorsque Mark lui demande de veiller sur sa grand-mère et Lanh, mais il prend garde de ne pas nommer celle-ci.

De son propre aveu, Joanna s’amuse comme une petite folle.

— Avoue que c’est quand même plus drôle que de jouer à la roulette dans un casino virtuel ou au poker avec des adversaires à l’autre bout du Net dont tu ne vois même pas les yeux quand ils tirent une carte !

Avec l’autorisation de sa tante, la Chinoise a élu domicile chez la vieille dame pour la semaine. Elle a installé son propre ordinateur à côté de celui de Joanna et monté les deux machines en réseau. De cette façon, elle peut veiller sur les recherches qu’elle délègue à sa nouvelle amie tout en conduisant les siennes.

Cinq secondes à peine après qu’elle s’est connectée, un riff d’orgue au son particulièrement reconnaissable retentit dans les haut-parleurs de son micro. La voix de Jim Morrison fredonne Riders on the Storm et un lézard miniature vient s’incruster dans l’angle inférieur droit des deux monitors. Depuis, il enchaîne pirouettes et galipettes de manière constante. Fred trouve les facéties de la bestiole d’autant plus horripilantes qu’elles ne lui paraissent pas un gage de sécurité suffisant, quoi qu’en dise Mark. Et Lanh s’enfonce sans cesse plus loin dans les recoins obscurs des pires jungles d’Internet.

Elle passe au crible tous les sites qui ont ou ont eu un quelconque rapport avec Markus Weinmar. Elle ne se contente pas des données publiques mais rapatrie en local tout ce qui se trouve dans les zones de stockage rattachées à la machine frontale, de façon à ce que Joanna puisse les explorer à loisir, sans courir le risque d’une connexion directe. Elle fouille dans la mémoire de la NSA, dans les archives des forums de discussion et même dans les log files des cybercafés pour y retrouver les fac-similés des mails du physicien et reconstituer l’historique de plusieurs années de liaison modem à partir de toutes les machines mal protégées sur lesquelles Weinmar a travaillé. Un programme d’analyse multimodale effectue des recoupements en tâche de fond avec l’obstination d’un requin de silicium. Elle l’a récupéré de la main à la main auprès du même cousin qui lui a offert la sangsue numérique. Elle dispose de quarante-huit heures avant que le logiciel ne s’autodétruise définitivement. Lanh espère de tout son cœur que ce sera suffisant.

Elle cherche le ou les contacts liant Markus Weinmar à l’organisation qui le manipule, les protocoles de communication, les portails de contact officieux dont elle peine à reconstituer l’historique. Ses agents croisent souvent ceux des services spéciaux de la moitié de la planète et d’autres, encore moins officiels, qu’elle perd beaucoup de temps à tracer pour s’assurer de leur innocuité.

De son côté, Joanna compulse les dossiers du WER et de l’UNESCO dans l’espoir d’anticiper la prochaine action de Weinmar. Elle s’efforce de dégager une logique dans son comportement et de détecter les signes avant-coureurs d’un cinquième attentat car, pour elle, nul doute que les accidents des Philippines et du golfe de Guinée sont l’œuvre de Markus.

— Il s’irritait de l’inaction du WER ; des opportunités se sont présentées, il les a saisies. Dans son esprit, il faisait simplement ce que Salinger aurait dû lui demander de faire, et Salinger n’a pas réagi alors que le Comité s’obstinait à ignorer ses recommandations. Il est allé plus loin. Quelqu’un n’a eu qu’à le pousser un peu et lui offrir les moyens de franchir un cap.

Comme Lanh et Nathalie, Fred partage sa conviction. C’est juste une question d’échelle, le reste – vies humaines incluses – n’est qu’incidentes. Reste à en convaincre Mark, du moins à lui démontrer que son ami est tout aussi responsable de ses actes que ceux qui lui permettent de les réaliser. Au téléphone, c’est la première chose qu’il lui dit :

— Mark, l’assassinat d’Anna prouve qu’elle n’était pas l’enjeu d’un chantage. La chaîne qui mène à Weinmar détruit les maillons faibles.

Il n’ose pas ajouter que c’est peut-être Markus en personne qui a assassiné sa sœur, que sa présence à Berlin, que l’absence d’effraction, que la confiance qui a conduit les Ostrowiec à permettre à leur visiteur de monter à l’étage, que beaucoup d’indices le désignent comme le meurtrier potentiel. Non, il n’a pas le courage d’en parler à Mark mais, juste avant que celui-ci ne mette un terme à la communication, il lui demande de lui passer Nathalie.

— Nat, veille sur lui.

— Veiller sur lui, moi ? Et pourquoi ça ?

— Parce que si vous tombez sur Markus et que celui-ci a vraiment pété les plombs, Mark ne se défendra même pas.

D’autres informations incitent Fred à penser que la situation est beaucoup plus limpide que Mark ne l’envisage. Des informations qu’il tient d’un commissaire d’arrondissement parisien, et qui circulent dans tous les bureaux de police d’Europe sous mandat d’Interpol. La chambre d’hôtel, la location de véhicule de Dallas ainsi que le billet aller (Francfort-Dallas) ont été retenus depuis une agence parisienne, les deux séries de faux papiers ont été réalisées dans le vingtième par un faussaire qui, comme l’employé de l’agence, a dûment reconnu Markus. Tout ce qui concerne l’Érythrée, qu’on lui impute désormais, n’implique que lui et commence à Berlin. Rien, hormis la logistique informatique, ne laisse supposer qu’il a reçu l’assistance d’un tiers aussi bien dans l’action que dans les démarches l’ayant rendue possible. Il s’est arrangé avec des truands locaux avec qui il a traité en personne, et qui se sont empressés de le dénoncer devant l’ampleur de la réaction policière.

Puis, juste avant que Mark n’appelle du zoo de Tiergarten, il reçoit ce coup de téléphone du professeur Salinger, laconique, inattendu et désespéré.

— Ne parlez pas, écoutez-moi. Quand vous verrez notre ami commun, dites-lui que l’étau se resserre autour du Comité. Qu’il prenne ses distances. Les scellés ont été posés rue de Verneuil, toutes nos activités sont suspendues et je suis assigné à résidence. Officiellement il s’agit d’une enquête de la brigade financière sous contrôle de la Commission européenne de lutte contre le blanchiment d’argent. Officieusement, Paris et Berlin s’apprêtent à offrir ma tête à Washington en gage d’apaisement, parce que la NSA et la CIA soupçonnent le WER d’être le commanditaire de Weinmar.

Les lâches ! pense Fred, mais il reste muet pour respecter la consigne de Salinger. Quand il retransmet la nouvelle à Mark, celui-ci se contente d’un « Ça y est, le crime commence à profiter. »


— Fred ?

— Hmm... Euh, oui, Grandma ?

— On peut savoir à quoi tu penses depuis une heure ?

Fred est avachi dans une chauffeuse, le verre d’Islay entre les doigts aussi plein que depuis qu’il se l’est servi. Joanna est dans l’encoignure de la porte de la cuisine, un ballon de sancerre à la main – et ce n’est sûrement pas son premier. Lanh a les yeux rivés sur l’écran de son ordinateur. Elle non plus n’a pas touché son verre.

— Il est pas bon mon whisky ?

Fred s’empresse de tremper les lèvres dans la liqueur ambrée.

— Si si, Grandma, si si.

Il est même positivement excellent.

— C’est juste que je réfléchissais à une phrase de Mark.

— Quelle phrase ?

— Celle qui suppose que l’objectif principal de tout ce cirque est de détruire le WER.

Le cliquetis des touches cesse brutalement. Lanh attrape son verre, en vide le contenu d’un trait – du jus de lychee dans lequel baigne une feuille de menthe ! – et se lève en s’étirant le dos.

— Et peut-on connaître le fruit de tes réflexions ?

Elle traverse la pièce pour s’asseoir dans le fauteuil en face de la chauffeuse. Joanna vient poser ses menues fesses de vieille dame à côté d’elle, sur un accoudoir. Fred n’en revient pas de l’intérêt qu’il soulève. Tout bien réfléchi, il ne fait que mettre, un peu après Mark, le doigt dans un engrenage plutôt embarrassant.

— La Kay-Zaco se relèvera de l’attentat en Érythrée et de la perte de son P.D.G., la T&B aussi ; ce sera plus long, plus onéreux et elle y laissera quelques plumes mais, globalement, sur quatre à cinq ans, ses gros actionnaires ne devraient pas y perdre beaucoup, surtout avec l’appui des institutions et des banques américaines. Idem pour les deux « accidents » précédents, ils sont sans conséquence notable. Quant au gouvernement et à l’armée yankees, il est évident, au vu de la réaction des États européens, qu’ils n’ont pas de souci à se faire. En fait, si on en restait là, la seule victime de Markus serait le WER.

— Pas forcément, corrige Joanna. Les premières victimes seraient l’administration du professeur Salinger et lui-même mais le Comité pourrait très bien leur survivre... sous l’administration de quelqu’un qui l’aurait sapé de l’intérieur, par exemple.

La veuve de Samuel Sidzik pense évidemment à Sven Goedborg, le félon de Los Alamos. Fred la détrompe :

— Le WER est une fondation non gouvernementale, ses fonds sont intégralement privés et aucun État n’a le plus petit droit de regard sur ses activités, sauf si, bien sûr, celles-ci s’avéraient tomber sous le coup d’une loi ou d’une autre. Si ces activités gênaient quelqu’un, et elles gênent beaucoup monde, il serait absurde et très délicat de se débarrasser du seul Salinger.

— Car le WER pourrit tout le fruit, ironise Lanh. Où veux-tu en venir ?

Fred a un geste agacé.

— Je ne sais pas. Plus je réfléchis à la thèse de Mark, plus je trouve des arguments pour abonder dans son sens, et moins j’y crois. C’est presque trop évident, et de surcroît ça ne l’est pas pour tout le monde.

Les deux femmes échangent une mimique d’incompréhension.

— Seuls les membres du Comité peuvent s’inquiéter d’une manipulation visant à dissoudre celui-ci. Pour le reste du monde, il ne s’agit que de mettre un terme à une série d’attentats dans laquelle au moins un agent du WER est impliqué.

— En termes de résultat, cela revient strictement au même.

— Non, Lanh. D’un côté s’organise une chasse aux sorcières. De l’autre une réaction de type paranoïaque. La question de Mark est : « Qui a intérêt à mettre à mal le WER ? ». La question pertinente serait : « Pourquoi pousse-t-on le WER à l’autodéfense ? »

Joanna plisse les yeux.

— Tu penses à une diversion ?

— Je commence à croire que quelqu’un s’arrange pour que nous mobilisions nos forces autour d’un faux problème et je me demande quel est le vrai crime. Réside-t-il tout simplement dans ce qui a déjà été commis, ou n’a-t-il pas encore été perpétré ?

La dernière phrase de Fred reste longtemps en suspens. Elle n’ouvre aucune perspective mais elle contraint Lanh et Joanna à chercher un nouvel angle d’approche.

— La NSA, la CIA, la DGSE, Interpol, plusieurs États, énumère Lanh, je te parie que le pot aux roses est politique. Il y est certainement question de très, très gros sous, mais c’est international et méchamment stratégique.

— Et ça concerne la pétrochimie, ajoute Fred.

— Donc l’écologie.

— Toutes choses que nous savions déjà, remarque Joanna.

— Certes. (Fred repose son verre presque plein, du jamais vu !) Mais je ne crois pas qu’on soit en train de se poser les bonnes questions. Prenez Weinmar : nous le cherchons, beaucoup d’autres le cherchent. En sprinter de choc, notre Sidzik mène la course face aux grandes agences mondiales. C’est bientôt l’hallali, notez bien. Mais en attendant, Markus monopolise l’attention de pas mal de monde : médias, police, politiciens et bientôt le grand public qu’on prépare pour la curée. Comment voulez-vous réfléchir sainement au milieu de tout ce vacarme ?

— Je vois, dit Joanna d’un air pensif. C’est comme dans les casinos où on monte le son en fin de soirée pour que les joueurs ne puissent plus se concentrer et misent de plus en plus gros. Moi qui suis un peu sourde, c’est là que je gagne en général ! Il suffit de ne pas écouter.

Fred la regarde avec des yeux ronds.

— Grandma, vous avez foutrement raison ! Tout ça, ce sont des écrans de fumée balancés par ceux qui manipulent Weinmar. Un piège à cons de première grandeur ! Lanh, tu peux débrancher tes zinzins ou laisser les programmes tourner tout seul, ce n’est pas là que ça se passe !

— Et ça se passe où ? demande calmement Lanh.

— J’en sais rien. (Fred se relève et empoigne sa veste.) Mais je sais où chercher. Je vous appellerai du journal !