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L’Audi n’a jamais voulu redémarrer, problème de module électronique. Mark a hélé un taxi à la sortie du Zoo et s’est fait déposer dans la Ku-Damm, la grande artère de luxe qui a volé aux Champs-Élysées le titre envié de zone la plus riche du monde. Depuis un quart d’heure, il marche à pas lent, Nathalie à ses côtés, en examinant avec soin son reflet dans les vitrines.

— Je ne sais pas ce que tu guettes, ironise la jeune femme, mais tes méthodes datent d’un autre siècle. Si on nous suit, c’est depuis un hélicoptère ou via le réseau de surveillance des immeubles. Berlin est cybercâblée depuis qu’elle est redevenue capitale de l’Allemagne. Plus besoin d’imperméables couleur muraille quand il y a des caméras partout !

— Partout ?

— Dans le centre, oui. Si Weinmar traînait par ici, on l’aurait repéré depuis longtemps.

— Il connaît la ville. (Mark hausse les épaules). Il nous reste une petite heure avant notre rendez-vous, tu as quelque chose contre le shopping ?

— Si tu me disais ce que tu cherches ?

— Un vieux plan de Berlin. Si possible avec les anciennes divisions administratives de la zone Est et le tracé du Mur.

— Pas de problème, murmure Nathalie en glissant son bras sous le sien, j’ai ça dans mon sac. Si tu m’offres un café, je te laisse le consulter.


Avec un soupir, Mark replie le plan qui recouvre la minuscule table du bar. De l’autre côté de la vitre enfumée, les lampadaires halogènes luttent contre l’arrivée inexorable de la nuit. Nathalie respecte le silence de son compagnon, devinant que celui-ci entreprend un voyage à rebours vers des zones de son passé dont il aurait préféré ne pas avoir à se souvenir.

— Tu sais où se trouve Weinmar ? murmure-t-elle.

— Non. (Mark lui tend le plan). Je sais où nous avons rendez-vous, c’est différent. La phrase du cousin était codée à partir de ce que Mark sait de moi. Elle évoque un lieu que je suis seul à pouvoir identifier.

Il agite un billet de vingt euros en direction de la serveuse qui valse entre les tables, une paire de chopes d’un litre au bout de chaque main comme des appendices excédentaires, et aide Nathalie à enfiler son manteau.

— Direction le métro. Nous avons juste le temps.


La rame est si bondée que Nathalie est bousculée par ses voisins à chaque cahot. Mark semble perdu dans un mauvais rêve. Il sursaute quand sa compagne se plaque délibérément contre lui.

— Puisque je ne peux pas éviter d’être malaxée, autant choisir par qui ! (Elle le dévisage effrontément). Tu es toujours aussi tendu ou c’est seulement que je ne suis pas ton type ?

— Je réfléchissais à ce que nous faisons ici. Cette histoire a déjà entraîné pas mal de morts.

— Et ton sens de la galanterie chevaleresque s’inquiète de moi ? Ça te passera.

La rame a un hoquet. Mark serre la jeune femme contre lui, par réflexe. Il la sent se raidir, puis se détendre.

— J’espère qu’on ne descend pas à la prochaine, ironise-t-elle.

— Malheureusement si. Il nous reste deux changements avant d’être arrivés.

— Et on va où ?

Mark respire un bon coup et murmure :

— L’ancien checkpoint. L’autre côté...

r

La station d’arrivée est violemment éclairée mais presque déserte. Une seule personne descend du wagon en même temps qu’eux, un adolescent dégingandé en blouson de cuir rouge sang qui ne leur accorde pas le moindre regard. Mark attend que le staccato de ses chaussures cloutées soit devenu imperceptible avant de se mettre en marche.

— Je suis venu ici lors de mon premier congrès d’astrophysique, se souvient-il en guidant sa compagne dans le dédale de couloirs carrelés de blanc. C’était au début de 1989, quelques mois avant la chute du Mur. Les conférences du dernier jour ne m’intéressaient pas. J’ai eu envie de voir à quoi ressemblait l’Allemagne de l’Est.

« Tout le monde a entendu parler de Checkpoint Charlie mais presque personne ne connaît le passage que j’ai emprunté, via le métro. À l’époque, il existait une zone d’arrêt spéciale où les conducteurs d’Allemagne de l’Ouest laissaient la place à leurs collègues de l’Est, sous surveillance bien sûr. Les voyageurs munis d’un passeport en règle pouvaient descendre à la station suivante. On était fouillés, photographiés, mais on pouvait passer.

« Au point de contrôle, je me suis retrouvé au milieu d’un groupe de petits vieux, les bras chargés de gros sacs débordant de beurre, de déodorant et de bas nylon. Je les ai suivis jusqu’à l’air libre et j’ai changé de monde.

« J’ai traîné dans Berlin Est jusqu’en fin d’après-midi. Dès qu’on avait dépassé le quartier des grands monuments et des ambassades – celle d’URSS était un véritable bunker recouvert d’affiches en trompe-l’œil – on tombait sur des zones sinistrées. Je me souviens d’une synagogue incendiée restée à l’état de ruine, aux murs balafrés de traces de balles. Il y avait des soldats partout, par groupes de six, et des clochards terrés dans les encoignures. C’était l’envers de Ku-Damm, l’ombre du rêve.

— Des dizaines de milliers de touristes ont les mêmes souvenirs que toi, tu sais ?

— Sans doute. Mais à l’âge que j’avais, ce type de découverte est indélébile. D’autant plus que j’ai failli ne pas pouvoir rentrer.

— On t’a arrêté ?

— Non, rien d’aussi dramatique. Simplement, lorsqu’il a été l’heure du retour, j’ai découvert que la station de métro ne fonctionnait que dans un sens. J’ai demandé autour de moi et on m’a répondu que l’entrée menant à l’Ouest était secrète et que personne n’était censé la connaître. Deux soldats écoutaient ce qu’on disait, ils n’ont pas desserré les dents. Il commençait à faire noir et l’éclairage des rues ne fonctionnait plus. J’étais incapable de retourner sur mes pas.

— Wow, la vieille parano de la guerre froide. C’est ça dont parlait le cousin ?

— Sans doute. J’ai raconté cette histoire à Mark, un soir où on parlait de nos trouilles respectives. C’était idiot, d’ailleurs, mais Mark adorait extraire des symboles des situations scabreuses de ce genre.

— Et tu t’en es tiré comment ?

— Bizarrement. J’ai aperçu un couple qui se hâtait vers un petit bâtiment de briques et je me suis dit qu’ils étaient trop bien habillés pour ce côté-ci du Mur. Je les ai suivis. Lorsque j’ai voulu pénétrer à l’intérieur, je me suis retrouvé plaqué contre un mur, une mitraillette sur le ventre. L’entrée que j’avais trouvée était réservée aux personnalités. Et, d’après les cerbères du coin, je n’en faisais pas partie.

« J’ai un peu pété les plombs. J’avais sur moi le carton d’invitation au repas de fin de congrès qui avait lieu le soir même, en présence du bourgmestre. Je m’en souviens encore : c’était un rectangle de papier crème, frappé aux armes de la ville, avec des lettres dorées. Je l’ai brandi comme un coupe-file en expliquant qu’on m’attendait de l’autre côté et que le bourgmestre serait furieux de mon absence. J’ai hurlé comme un cinglé et ils ont fini par me laisser passer après m’avoir photographié sous tous les angles. Dix minutes plus tard, j’étais de retour dans le centre et le Mur n’était plus qu’un mauvais souvenir. J’ai mis des semaines à m’en remettre.

— C’est là qu’on va ?

— Quand ils ont abattu le mur, l’ancienne station de métro et tous les bâtiments du coin ont été convertis en atelier d’art alternatif. Il paraît que le studio dans lequel David Bowie a enregistré Heroes n’était qu’à un jet de pierre à vol d’oiseau, vers le quartier turc. Si on peut encore se planquer à Berlin, c’est par ici.


À la sortie, ils sont accueillis par un vacarme de tôles martelées. Durant leur passage en sous-sol, la nuit a fini par gagner. Un couvercle d’obscurité recouvre la ligne déchiquetée des toits, à peine entamé par les balises de guidage aérien. À l’est, des fils de lumière dessinent les silhouettes de trois grues géantes posées comme des échassiers. Nathalie frissonne en remontant son col.

— On a cinq minutes d’avance, dit Mark en se penchant vers son oreille. Trouvons un endroit éclairé et montrons-nous.

Nathalie jette un coup d’œil circulaire à la rangée de bâtiments bas, aux briques salies, où nulle ouverture n’est visible.

— Tu vois un endroit où aller ?

— Vers le bruit.

Leur progression prend rapidement des allures de cauchemar. Les façades aveugles ne comportent aucune indication de rue. Des carcasses de voitures désossées, ou carrément fendues en deux, forment des barricades au bout de chaque rue. Des flèches tracées sur le bitume avec de la peinture phosphorescente mènent à des impasses envahies de détritus ou barrées de grilles hérissées de barbelés. Le vacarme sourd de partout, à croire que des haut-parleurs sont incrustés sous chaque plaque d’égout. Sidzik a même l’impression que les coups de marteau le précèdent pour mieux l’enfermer dans un labyrinthe sonore sans issue.

Lorsqu’il se retrouve pour la troisième fois devant l’entrée du métro dont les néons grésillant menacent de s’éteindre, il se plante en plein milieu de la rue, les bras en croix.

— On peut toujours retourner sur nos pas, dit doucement Nathalie, les yeux fixés sur la ligne des toits.

— Nous oui, lâche-t-il avec hargne. Pas Markus. Et je déteste ce genre d’enfantillages !

Il met ses mains en porte-voix, prend une grande inspiration et hurle :

— STOOOOOOOP !

— Inutile de gueuler comme ça, dit une voix dans son dos. Voilà vos invitations !

L’adolescent au blouson sang-de-bœuf surgit de l’ombre et leur tend deux cartons rectangulaires. L’un des côtés est orné des armes de la ville en lettres dorées sur fond crème. L’autre est noir, incrusté d’une guirlande de processeurs aux numéros de série grattés au rasoir.

— Et ça se passe où ? demande Nathalie.

Le garçon hausse les épaules.

— Partout !

Des arcs de lumière froide s’allument autour d’eux et le martèlement s’arrête net. Au bout de la rue, des silhouettes aux formes bizarres s’organisent en cortège et se dirigent vers l’entrée de la station. L’adolescent a un hochement de tête satisfait.

— Si vous voulez bien me suivre...


Une partie des tunnels d’accès du métro a été transformée en galerie d’art. Le réseau souterrain s’étend sur plusieurs niveaux et relie l’ensemble des bâtiments de la zone. L’absence d’ouvertures extérieures n’est qu’un trompe-l’œil. Le CARTEL, la Communauté des ARtistes en Temps réEL, squatte les grands cubes de brique au passé chargé. Mark sursaute en se trouvant nez à nez avec une grappe de caméras de surveillance qui saillent d’un mur comme des ornements post-modernes.

— On a piraté les fibres optiques, explique l’adolescent. Les images s’empilent toujours dans les banques de données de la ville mais on y incruste de vieux films super-huit ou les signaux colorisés des satellites Météosat. Faut considérer ça comme une forme d’art indépendante du contenu informationnel, en fait. Les images n’ont pas de sens, elles meublent simplement l’espace. On a même eu Nam Jun Paik pour un happening vidéo il y a six mois. Vous voulez voir les bandes ?

— Nous avons rendez-vous avec Karl-Heinz Weinmar, essaie Mark.

— Vous faites une fixation sur le monde réel, s’amuse le jeune homme. Les banques de données ont leur espace-temps personnel, apprenez à en faire autant.

Une paire de garçons en collants de camouflage, dotés d’une minicam sphérique en guise de troisième œil, s’arrête brièvement à leur hauteur le temps de les balayer du regard.

— Vous êtes archivés, leur lancent-ils à l’unisson avant de s’éloigner.

Sidzik les suit des yeux en refoulant une envie de meurtre.

— On se barre, lance-t-il à Nathalie.

— Du calme ! L’exposition de K-H. est au dernier sous-sol, près des locaux de maintenance. Suivez ceux qui descendent et n’oubliez pas de regarder autour de vous. Il y a toujours quelque chose à apprendre de l’insolence.

Le garçon leur tourne le dos et se penche vers les caméras de surveillance en reniflant, comme s’il savourait l’odeur de roses numériques qui auraient poussé dans les interstices du carrelage. Le grondement lointain d’une rame fait vibrer le tunnel. Sidzik se souvient de sa première visite et sait qu’une partie de son passé est désormais en miettes. Cela le plonge dans une rage inexplicable.

— The only way is down, fredonne ironiquement Nathalie en le prenant par la main. Viens. J’ai toujours rêvé de rencontrer quelqu’un qui me considère comme une vamp de velours !

— À l’accent russe ! D’ailleurs, c’est son copain. Karl-Heinz, lui, n’a pas eu le bonheur de t’entendre.


À un carrefour souterrain en forme de trident, ils héritent d’une bière servie dans un gobelet sphérique conçu pour l’apesanteur. Au carrefour suivant, un échalas d’à peine quinze ans les menace d’une bombe à peinture qui se révèle vide. De vieux écrans de télé noir et blanc diffusent un reportage sur la dernière Love Parade. Les scènes de défilé sont montées à l’envers ; le sautillement haché des danseurs qui envahissent l’avenue à reculons est synchronisé sur de vieilles musiques militaires. Tout est creux, factice et curieusement stressant.

Nathalie a lâché la main de Sidzik. Elle marche avec détermination le long des couloirs en pente douce. Mark la suit, les nerfs tendus à exploser. Lorsqu’un des téléviseurs clignote à son approche, il s’immobilise comme un ressort à bout de course. Mais le reportage sur la Love Parade envahit de nouveau l’écran et il grince intérieurement des dents. La caméra balaie en gros plan le char de tête où les organisateurs dansent. Une armée de platines en pilotage aléatoire fournit la bande-son.

Sur l’écran, un des organisateurs se tourne vers Mark et lui fait un clin d’œil. Un bref instant, son visage est remplacé par celui de Markus Weinmar tel qu’il figure dans les archives du WER, taillé à la machette, tout en angles et en incisions avec l’inopportunité d’un nez en rondeurs épatées. Le regard acéré de son ami lance à Mark un message silencieux avant d’exploser en une bouffée de parasites. La télé s’éteint.

Mark reprend son souffle. Tout s’est déroulé si vite que Nathalie n’a pas eu le temps de remarquer quoi que ce soit. Il se hâte de la rejoindre en s’efforçant de dissimuler son trouble.

Dans son dos jaillit le sifflement d’une rame en approche.


La zone d’exposition débute sur une demi-douzaine de carcasses de voiture, capots ouverts. Les moteurs ont été remplacés par des rangées de dents ou des masses de viscères sanguinolents. Plus loin, des accidents reconstitués mêlent mannequins de métal et véhicules repeints couleur chair. Un accouplement de taxis posés sur un socle en plexiglas fait face à un Saint-Sébastien empalé sur un fragment de grille aux pointes dorées. Des loupes de verre oscillent au-dessus des blessures comme des pendules. Sidzik jette avec soin son gobelet de bière dans un bidon métallique près de l’entrée. Le cliquetis résonne sous les voûtes barbouillées de graffitis.

Quelqu’un, dont Mark sait instantanément qu’il s’agit de Karl-Heinz Weinmar, vêtu d’un vieux casque d’aviateur de la Première Guerre mondiale et d’un blouson constellé de badges, trône sur un siège de berline éventré, à la place du mort. Il se lève avec empressement pour les accueillir.

— C’est gentil d’être venus, murmure-t-il en dévisageant ouvertement Nathalie. Je vous connais ?

— Nathalie Ghisaccia, et Mark Sidzik. Vous êtes Karl-Heinz ?

— K-H, ici.

Mark s’approche à le toucher et, d’une voix presque inaudible, demande :

— Mark est ici ?

— Mark, c’est Markus, hein ? Mon turbulent tuteur. (Karl-Heinz ricane). J’aurais dû en faire le sujet central de mon expo puisque tous mes visiteurs ne viennent que pour lui.

— Tous vos visiteurs ? s’alarme Mark. Qui sont...

Il n’a pas le temps d’achever sa phrase. Derrière la berline éventrée, deux hommes surgissent de ce qu’il a pris pour une ouverture en trompe-l’œil dans les briques. L’un brandit un pistolet-mitrailleur, l’autre un petit Glock à crosse de téflon.

Nathalie bondit entre Mark et Karl-Heinz, les frappant chacun à hauteur de poitrine pour les expulser de la ligne de mire des flingues. Tandis qu’ils partent en arrière sous l’impulsion, elle pivote sur une jambe pour fouetter, de l’autre, l’un des agresseurs. À l’impact, le nez de celui-ci pénètre de deux centimètres dans son crâne. La main droite de la jeune femme se referme sur le poignet armé du second malfrat. Il y a un mouvement de torsion, un craquement, le truand hurle.

Mark s’effondre dans les débris de la berline, le dos de Karl-Heinz cogne durement le sol, Nathalie achève son adversaire d’une manchette à la gorge, le Glock a changé de propriétaire et déjà il pointe vers le fond de la salle, d’où jaillissent deux silhouettes lourdement armées.

Le staccato des p-m ne précède l’aboiement du Glock que d’une fraction de seconde. Une rafale de balles fait exploser le pare-brise de la Buick contre laquelle Mark rebondit. Au plafond, les rampes lumineuses éclatent en cascade. Le hurlement lancinant d’une alarme monte depuis une sirène invisible.

Une nouvelle giclée de projectiles blindés secoue la carcasse de la voiture derrière laquelle Nathalie a plongé, recroquevillée derrière la portière avant. À travers la vitre hérissée de tessons, elle aperçoit un trousseau de clefs qui pend du contact.

Elle tourne la clef engagée en souhaitant que la batterie ne soit pas à plat et se rejette en arrière. Une salve passe juste au-dessus d’elle. Mark l’entend jurer à voix basse. Juste derrière lui, le cousin pousse un hurlement. Son pied qui dépasse de la carrosserie vient d’être transformé en pulpe sanglante.

Nathalie refait une incursion dans la berline et tourne la manette des phares. Un unique faisceau blanc troue la pénombre, aussitôt pris pour cible par les tueurs. Elle jaillit en roulé-boulé et tire trois fois dans leur direction. La tête du premier explose, il s’effondre en arrière dans un bruit de mitraille. Le deuxième plonge derrière l’enchevêtrement des taxis. Nathalie le vise avec soin et appuie sur la détente. Le percuteur claque à vide.

La jeune femme éjecte le chargeur et se jette derrière une sculpture. Mark la voit chercher autour d’elle d’un air déterminé. Il cherche avec elle, comme elle, mais il n’aperçoit que le p-m du premier agresseur, hors de portée.

Le phare grésille, puis s’éteint. Le tueur survivant commence à arroser la salle d’une pluie de balles qui ricochent contre les œuvres d’art. Le Saint-Sébastien s’effondre par-dessus la Buick et la tête sanguinolente du mannequin roule aux pieds de Karl-Heinz. Une odeur infecte fait comprendre à Sidzik que les viscères du cousin ont lâché sous le choc. Il empoigne la tête de la statue par les cheveux et la projette en direction du tueur. Nathalie est invisible. Le dernier spadassin sort de sa cachette en rampant. Les éclats de verre du pare-brise crissent à son approche. Mark tire vers lui le cousin évanoui et se prépare à un baroud d’honneur. Une rafale déchiquette la portière. Mark s’aplatit du mieux qu’il le peut. Une balle traverse son bras droit à hauteur du coude, deux autres s’enfoncent dans la poitrine de Karl-Heinz. Sous le choc, le cousin de Markus tressaute et son crâne heurte plusieurs fois le sol.

Avec un cri sauvage, Nathalie surgit de derrière le cube de plexiglas. Le tueur roule sur le dos et la vise posément. L’instant d’après, une pique arrachée à la grille s’enfonce dans son estomac avec un gargouillement atroce. Nathalie écarte du pied l’arme braquée sur elle et tourne d’un coup sec la pointe dans la blessure. Un cri inhumain jaillit, suivi du claquement terrifiant de la colonne vertébrale qui se brise, et son écho dans le silence enfin revenu.

Nathalie se redresse, se rapproche de la Buick, jette un œil à la blessure de Mark, la juge insignifiante et, sans plus se soucier de lui, qui la contemple hébété, examine Karl-Heinz. Le casque d’aviateur pend sur l’oreille gauche du cousin. Une mousse sanglante suinte de sa cage thoracique en bouillie. Il ouvre les yeux et vomit. Nathalie se détourne. Le regard qu’elle jette à Mark en dit long sur son diagnostic mais cela peut se résumer à « foutu ». Puis, comme lui, elle sursaute lorsqu’une rafale d’arme automatique, immédiatement suivie d’une autre, jaillit du couloir menant à la salle d’exposition de K-H.

Nathalie se fige. Mark passe la tête par-dessus le capot de l’épave. Une demi-douzaine de soldats se déploie en demi-cercle depuis l’entrée. Mark se redresse avec un goût de bile dans la gorge et tente de lever les bras, mais un seul accepte de le faire. Il a souvent imaginé ce moment : des soldats, un cul-de-sac, et lui du mauvais côté du canon. Cette fois, il n’a plus d’invitation à brandir face aux balles.

Nathalie, elle, montre ses deux paumes, les doigts bien tendus, en écartant les bras à l’horizontale. Elle marche jusqu’à son sac et le secoue du pied pour le vider de son contenu. Quand il est bien clair qu’il ne cache aucune arme, elle plie le genou et, ne baissant qu’un bras, ramasse un porte-cartes qu’elle ouvre et présente bien haut en avançant vers les policiers.

L’un d’entre eux, le plus haut gradé, fait un pas en avant, lit la carte qu’on lui présente, porte quatre doigts à son front, baisse son arme et intime à ses hommes de l’imiter. 

— Ces deux-là sont avec moi, laisse tomber Nathalie. Faites appeler une ambulance et expliquez-moi sur qui vous tiriez.

Le gradé donne un ordre à un policier, qui s’écarte du groupe pour tirer un téléphone de son étui, et revient à Nathalie.

— La caserne de la brigade d’intervention pour toute la ville est à un bloc d’ici. Conformément aux instructions de votre patron, nous étions sur le pied de guerre. On nous a télé...

— Les coups de feu, capitaine !

— Deux hommes qui assuraient l’arrière-garde de vos agresseurs. Ils nous ont arrosés dès que nous sommes entrés. Un blessé léger chez nous. Deux cadavres en face. Nous avons envoyé une équipe ratisser les autres niveaux.

Nathalie hoche la tête en signe d’approbation et va s’enquérir de l’état de Mark. Elle a fait son job, elle peut redevenir tout simplement humaine.


Quand Nathalie s’approche des policiers, Mark se demande quelle espèce de clémence elle compte tirer des flics allemands avec une carte de presse. Quand le gradé la salue de la façon la plus militaire qui soit, il comprend qu’il ne s’agit pas d’une carte de presse, mais alors pas du tout, et, malgré sa faible maîtrise de l’allemand, il en entend suffisamment pour découvrir à quel point il a été manipulé.

La belle photographe, l’amie de Fred est une barbouze. C’est le pauvre Cailloux qui va en prendre un coup ! Lui qui l’a comparée à Nikita. Il y a une forme de logique dans tout cela. Quelque chose d’immanent.

Karl-Heinz remue et tourne le regard vers lui. Mark trouve la force de se redresser sur un genou. Son bras pend comme une branche morte et la douleur allume des feux d’artifice dans son crâne. Il se penche vers le mourant et voit ses lèvres former un mot qu’il n’a pas le temps de prononcer. Dans son dernier spasme, le cousin de Markus porte les mains à sa poitrine et arrache de son blouson un badge éclaboussé de rouge, puis ses doigts sans force se desserrent. La rondelle de métal tombe sur le carrelage. Mark referme instantanément la main dessus et, après avoir jeté un œil par-dessus son épaule pour s’assurer que personne n’a vu la scène, regarde l’objet avant de l’enfourner dans une poche.

C’est le même badge publicitaire qu’on vend dans tous les kiosques du métro et dans les boutiques pour touristes. Sous les taches sanglantes, Mark y distingue l’adresse du site web de la Love Parade.

Il ferme les yeux et perd la notion du temps.

Quelqu’un – Nathalie, forcément – lui pose la main dans les cheveux. Quelqu’un d’autre l’allonge doucement sur une civière. Il voit nettement un visage casqué, puis le flou d’un plafond et de murs qui se confondent, et il perd conscience sur les écrans de télé incrustés dans les couloirs qui saluent son passage d’une rafale de parasites.