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Serge Vianney n’est pas de l’équipe de veille. Il l’a été trois jours d’affilée depuis le début de la semaine et Chef (Oui, Chef !) estime que cela suffit. De toute façon, le chef n’a pas à avoir raison (Vive le Chef !), il lui suffit d’être indiscutable, or Cheffir Selimi sait l’être avec discrétion. En fait, depuis que Serge a intégré l’équipe Coriolis, il n’a jamais vu Cheffir faire usage de son autorité. Ce soir, il s’est contenté de lui dire : « Serge, il faut que tu dormes. » C’est une évidence tellement flagrante que Serge a pivoté sur ses talons et rejoint sa jeep, non sans oublier le traditionnel « à vos ordres, Chef » sans lequel Chef aurait pu le croire vexé.

Putain qu’il aime ce job, cette équipe et cet endroit !

Lui, le gosse de Tourcoing, ici, en Guyane, jouant au bricoleur de génie avec des savants fous sur l’un des projets les plus dingues du monde !

Putain ! Vraiment.

Putain de putain de putain de bol !

Alors bien sûr il mérite ce job, comme il mérite ses diplômes et les félicitations du jury. Il mérite même qu’EDF l’embauche et le parachute directement dans son centre de recherche le plus expérimental. Mais il est en poste depuis dix-sept mois et il n’en revient toujours pas, parce qu’il y a des rêves de gosses qui ne se réalisent que dans les films.

Peut-être bien qu’il a rêvé plus fort que les autres ? Toujours est-il qu’il joue à envoyer des turbines surfer sur les vents d’altitude pour leur voler un peu d’énergie. Enfoncés, les champs d’éoliennes ! Entre six et quatorze kilomètres d’altitude, soumis à la force de Coriolis et aux gradients de pression, le souffle est permanent et d’une régularité d’horloge. Les courants-jets épousent les lignes isobares et, suivant la latitude et les saisons, cheminent entre cent cinquante et quatre cents kilomètres-heure de façon rectiligne. Il n’y a qu’à...

Concevoir des ballons qu’on puisse stabiliser juste en-deçà de la tropopause. Les équiper de turbines et d’arbres aussi légers que résistants, à base de composites à matrice métallique. Adapter sur ceux-ci des dynamos, des alternateurs, des générateurs pour transformer l’énergie mécanique en énergie électrique. Et transmettre cette énergie vers des accumulateurs au sol. Au moindre coût, avec les moindres pertes, d’une façon ou d’une autre mais sans câble, forcément.

Par des faisceaux compacts de micro-ondes, par exemple.

Oui, en regagnant son bungalow – sa case, pour être plus juste – cette nuit-là, comme bien d’autres nuits et bien d’autres journées depuis des mois, l’ingénieur Serge Vianney est le plus heureux des hommes. Et son excitation est telle que, malgré son état de fatigue, il va mettre des heures à trouver le sommeil.

Le ciel est noir, le plafond nuageux bas et de grosses gouttes commencent à s’écraser sur le pare-brise. Le centre météorologique de Kourou l’a annoncé : gros, très gros orage pour la saison, et c’est pour ça que Serge a tenté de veiller une nuit de plus au labo. Même s’il n’en est qu’un des nombreux parents et le plus récent en date, il craint pour ses deux bébés volants, là-haut, juste au-dessus des cumulonimbus, en théorie. Il craint aussi pour les installations au sol et pour les grandes paraboles servant à focaliser les faisceaux dans les accumulateurs, mais tout un système de paratonnerres et de pièges à foudre les protège. De plus, la charge du nuage et son état électrique sont mesurés en temps réel ; au besoin, Chef lancera quelques fusées pour déclencher des éclairs aux trajectoires inoffensives. Mais on ne sait jamais.

Cinq kilomètres après avoir quitté l’enceinte proprement dite du centre expérimental, il est étonné de croiser un véhicule sur la piste qui se détrempe déjà. Il est tenté de faire demi-tour. À cet endroit, la piste ne dessert plus que le centre Coriolis et les visiteurs sont rares, surtout après 20 heures. Mais il est vraiment crevé et Chef n’apprécierait pas qu’il se serve d’une livraison tardive pour prétexte à une nouvelle nuit blanche.

Un premier éclair zèbre l’horizon, loin, horizontal, puis un autre et un autre, tout aussi horizontaux, et les gouttes se resserrent jusqu’à devenir une véritable barrière d’eau. Serge immobilise la jeep, éteint les phares et coupe le contact. Plus tard dans l’année, il aurait craint de devoir passer une bonne partie de la nuit dans son véhicule. À cette époque, les orages durent rarement plus d’une heure. Celui-ci se calme après une vingtaine de minutes.

La pluie se fait plus fine et beaucoup moins dense. Serge tourne la clef et insiste un peu, mais le démarreur se contente de couiner et le moteur ne toussote même pas. La jeep est vieille et beaucoup de ses organes n’aiment pas l’eau. Il lui épargne une série de tentatives qui aurait mis la batterie à plat. Il n’est plus très loin du village et les gouttes sont tiédasses. Marcher deux kilomètres achèvera de l’épuiser. Son sommeil n’en sera que plus facile.

Il ne fait pas cent mètres quand un éclair déchire le nuage au-dessus de lui. Un éclair horizontal qui s’étire derrière lui et détone en atteignant le sol. Serge sursaute et se retourne brusquement. Impossible de dire où a frappé la foudre, mais c’est en direction du centre. Puis il y en a un autre, horizontal encore, de nuage à nuage, qui s’incurve brutalement comme le précédent – mais cette fois, Serge le voit – et s’abat sur le centre. L’explosion d’étincelles qui accompagne le tonnerre le conforte. Il se met à courir.

Inutile d’essayer de démarrer la jeep, il quitte la piste et, malgré la pluie qui se renforce légèrement, emprunte un sentier qui grimpe par la colline directement vers les installations de Coriolis. Un troisième éclair frappe le centre, provoquant une nouvelle gerbe d’étincelles dont il ne distingue que le toupet. Puis un quatrième quand il atteint le sommet de la butte et un cinquième quelques secondes plus tard.

Ce qu’il voit de son point de vue hélas privilégié le catastrophe. Deux des paraboles ont littéralement explosé en corolle et le sol en dessous les a soulevées et couchées – les accumulateurs n’ont pas supporté la surcharge. Pire, le toit du hangar où ils préparent les ballons est déchiré et brûle malgré les trombes d’eau qui se déversent sur lui.

Il manque se remettre à courir pour prêter main forte à ses collègues, mais deux nouveaux éclairs le tétanisent. Le premier se jette sur les labos, le second souffle le centre de contrôle. Comme si Zeus avait décidé d’en finir avec Coriolis, abattant sélectivement ses foudres sur ce qu’une poignée d’hommes a mis des années à édifier. Et tuant les hommes aussi.

Le tonnerre frappe encore cinq fois, dix fois, pulvérisant antenne après antenne, bâtiment après bâtiment, dans une fureur destructrice systématique.

Serge pleure debout.

Il regarde sa vie se déliter et il ne trouve même pas la force de se mettre à genoux.

À un moment, à la faveur d’un éclair, il aperçoit la camionnette immobilisée devant l’enceinte du centre, à moins de cent mètres de lui. Le hasard a voulu que les visiteurs eux aussi échappent à la colère du ciel.

Serge renonce à leur faire de grands signes pour qu’ils ne repartent pas sans lui. Il n’a nulle part où aller.

La lueur d’un autre éclair dévastateur lui permet de voir l’homme près du véhicule, sous l’auvent que lui offre la porte latérale levée. Assis sur une espèce de marchepied, il pianote sur un ordinateur portable relié à une machine que Serge connaît très bien pour en avoir manipulé des dizaines durant ses années d’études. Des dizaines, toutes de natures et de fonctions différentes. On les appelle « amplificateurs quantiques de radiations lumineuses monochromatiques et cohérentes » ou plus simplement « laser », par assimilation aux faisceaux qu’elles génèrent.

Alors il sait que Zeus n’est pour rien dans la destruction de Coriolis.