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Pour la deuxième fois aujourd’hui, la dixième en cinq jours, Mark se connecte sur le site de la Love Parade et, sous le nom de Zelentchouk Vivra, pénètre dans les quatre forums et les six discussions en cours. Zelentchouk : le site caucasien sur lequel l’Académie des Sciences de la défunte URSS bâtit le Bolshoï Teleskop Azimutalnyi en 1976 ; un miroir de six mètres de diamètre à plus de deux mille mètres d’altitude, une merveille que la dissolution de l’Union soviétique et l’effondrement économique de la Russie ont mis en péril au début des années quatre-vingt-dix. À l’initiative de Mark, les astronomes du monde entier se sont mobilisés pour sauver le télescope de la ruine et de l’abandon. Zelentchouk Vivra est le surnom que Markus donne à la pétition soumise par l’association des astronomes à l’UNESCO. Nul autre que lui ne peut faire le lien avec Mark Sidzik.

Les messages de Mark sont anodins mais, à l’image de son pseudonyme, d’une extrême limpidité pour Markus, car truffés de connivences et de références qui leur sont propres. Correctement interprétés, ils disent « Contacte-moi, c’est urgent, il y a le feu » ou « Explique-toi, tu peux au moins faire ça pour moi », voire « Comment puis-je t’aider ? » Quelques surfeurs plus ou moins branchés dialoguent avec lui. D’autres plus aguerris jonglent avec ce qu’ils reconnaissent comme des messages sibyllins. Mais rien n’émane de Markus et aucun autre intervenant ne semble s’adresser à celui-ci, ou alors dans un langage tellement codé qu’il en devient incompréhensible. Pourtant, Mark est sûr que la Love Parade reste la passerelle qui conduit à son ami.

Patience, se dit-il, mais il en a de moins en moins.

Il est presque minuit et il est connecté depuis trois heures lorsque son téléphone sonne. Il se frotte les yeux pour chasser les grains de sable virtuel nés d’une trop longue exposition devant l’écran.

— Sidzik.

— Bonsoir Mark.

— Talia ?

Il n’a aucune nouvelle d’elle depuis son retour à Paris. Depuis, en fait, qu’elle lui a demandé de l’appeler Talia, de préférence à Nat, du moins dans l’intimité.

— L’autre Mark a encore fait des siennes, en Guyane, il y a moins de cinq heures. Un centre de recherche de l’EDF complètement bousillé et une vingtaine de morts. La DGSE affrète un avion en urgence pour que ses spécialistes soient sur place au lever du jour. Si Fred et toi êtes à Orly dans quatre-vingts minutes, vous faites partie du voyage. C’est toi qui préviens Fred.

Le temps d’une inspiration.

— Je marche.

— Rendez-vous au poste de sécurité.

Mark raccroche et appelle Fred dans la foulée, qui ne se fait pas trop tirer l’oreille, sinon pour affirmer qu’il refuse d’adresser la parole à Nathalie.

— Je servirai d’intermédiaire.

— Si ça t’amuse. Je passe te prendre dans vingt minutes. Attends-moi en bas.

Fred n’est pas près de pardonner à Nathalie. En tout cas, il en demeure persuadé. Mark, lui, estime que ce Cailloux-là est bien trop tendre pour résister à plus de quelques sourires. Il continuera à en vouloir à son amie, certes, pour le principe, mais il faudra peu de temps avant qu’il se remette à fréquenter la rue d’Écosse, et probablement beaucoup plus souvent qu’un certain Sidzik.

Mark prend encore le temps d’expédier un email à Lanh, qui doit dormir. Elle a réintégré le foyer familial et repris un rythme normal depuis le retour de vacances de ses parents.

« Essaie d’obtenir tout ce que tu peux sur des installations expérimentales de l’EDF en Guyane. Je m’intéresse surtout à ce que personne ne sait. Je ne peux pas t’en dire plus, sinon qu’elles viennent d’essuyer un attentat qu’on impute à Markus. Préviens Grandma que je suis en voyage. »


L’Airbus atterrit à Kourou, puis un appareil militaire les dépose sur une base proche de la frontière brésilienne. Un car climatisé les conduit ensuite à travers la forêt vierge jusqu’aux ruines du centre Coriolis où ils arrivent effectivement au lever du jour.

La route défoncée serpente entre deux rangées d’arbres dangereusement inclinés. Des oiseaux dérangés par leur passage s’envolent en piaillant, ce qui a le don de faire sursauter Fred. Une tension presque palpable règne à bord du car dont le chauffeur en uniforme s’obstine à demeurer muet jusqu’à leur arrivée. Au milieu des rafales de parasites qui jaillissent des haut-parleurs incrustés au-dessus des sièges, ils entendent une voix lointaine égrener un compte à rebours.

Ce qu’ils découvrent en arrivant ressemble à l’idée qu’ils se font du désastre à partir des explications qu’on leur a fournies et des images satellites infrarouges qu’on leur a montrées alors que l’Airbus survolait encore l’Atlantique. Mais la réalité est encore plus poignante.

Les quatre énormes antennes paraboliques chargées de recueillir les faisceaux micro-ondes sont détruites, les accumulateurs ont explosé, ouvrant la terre comme l’aurait fait une secousse tellurique. Une odeur acide, mêlée de remugles de peinture brûlée, les prend à la gorge. Tout autour, les hangars sont effondrés, la tôle fondue par endroits, les laboratoires déchiquetés, le centre de contrôle crevé en plusieurs points et noir de suie. On a rassemblé les cadavres à l’écart, près de la piste. Les silhouettes tordues comme des sarments sont enveloppées dans des sacs opaques, sans marques distinctives.

La jungle guyanaise enserre la zone dans un étau inexorable. Il suffira de quelques années pour que les arbres digèrent toute trace de présence humaine, comme la jungle d’Amérique du Sud a autrefois avalé les orgueilleuses cités mayas.

Un seul bâtiment, sans être indemne, paraît avoir échappé à la dévastation. Il abrite les locaux administratifs, l’intendance et une salle de réunion. C’est dans cette dernière, dont les fenêtres barrées de planches masquent le décor sinistré, que le responsable des secours, le colonel Taïeb, les accueille.

Outre Nathalie, Mark, Fred et la douzaine de spécialistes de la DGSE (experts en terrorisme, apparemment), se trouvent là un secrétaire d’État à la Défense et son assistant, le directeur du département Recherches de l’EDF, son adjoint, une demi-douzaine d’ingénieurs et de techniciens, un expert du CEA et six des treize survivants de l’équipe Coriolis (les autres ont été transportés dans un hôpital de campagne), dont celui qui a donné l’alerte, le seul véritable témoin des événements : Serge Vianney. Tous présentent les traits tirés et l’expression hagarde de ceux qui ont survécu à l’effondrement de leur vie.

Sous la baguette du colonel Taïeb, cette réunion reste brève et très informelle, elle consiste essentiellement à permettre à chacun de situer ses futurs interlocuteurs, à dresser un premier bilan de la situation et à définir les prérogatives de chacun en fonction de ce que le militaire nomme « échelle de sécurité ».

Le bilan de la nuit est simple : dix-huit morts, sept blessés graves, un milliard d’euros de dégâts (estimation minimale), le projet Coriolis est anéanti. À cette échelle de sécurité, personne ne s’étend sur la nature du projet Coriolis et aucune information n’est donnée sur les premiers éléments de l’enquête conduite, jusqu’ici, par les militaires. Puis, quelqu’un que Taïeb présente comme M. Martin, de la DGSE (sans lui donner ni titre ni grade), prend son relais et, non sans remercier le colonel d’avoir assuré l’intérim, se proclame seul responsable de la suite des opérations. Dans la foulée, il convie chacun à vaquer à ses fonctions (c’est-à-dire fouiner et interroger pour les spécialistes de son service, se tenir à disposition et être entendus pour les survivants du centre de Recherche, examiner les dégâts pour les experts, et enfin constituer la « cellule de crise » pour le secrétaire d’État, le ponte de l’EDF, le colonel Taïeb et lui-même). Ensuite, tout le monde est expulsé de la salle de réunion, à l’exception des membres de la cellule de crise. Mark note que Serge Vianney et l’expert du CEA sont invités à ne pas quitter la pièce.

— Le type du CEA, c’est qui ? demande Mark à Nathalie lorsqu’ils se retrouvent dehors et immédiatement isolés.

La jeune femme secoue la tête en signe d’ignorance.

— Demande donc à la dame ce qu’on fout ici, grogne Fred. Parce que je doute qu’on nous mette dans la plus petite confidence ou qu’on nous laisse nous balader librement.

Ils se tiennent sur le perron, face au socle tordu d’une des antennes. Nathalie passe devant Fred, lui décoche son plus beau sourire et répond :

— La dame informe le gros monsieur que, après plusieurs heures de ce petit jeu d’écolier, elle commence à se lasser de sa tête de bois.

Elle descend les trois marches, fait quelques pas dans l’allée jonchée de débris et se retourne, toujours aussi souriante.

— La dame informe aussi le gros monsieur que, tant qu’il restera collé à ses basques, il ira où bon lui semble et qu’elle se fera un plaisir de lui retransmettre les confidences dont elle aura vent, s’il daigne bien sûr lui en demander la teneur. À part ça, mon petit Fred, je ne doute pas que tu aies les boules et je t’autorise à me faire la gueule quand tu veux, mais pas au boulot. En attendant, messieurs, je vous présente notre moyen de transport pour fouiller les trois cents hectares du site.

Elle montre une toute petite voiturette telle qu’on en trouve sur les terrains de golf fortunés, mais la peinture couleur camouflage, d’un vert brun maculé de taches noires, détruit l’illusion. Elle possède deux places à l’avant et un coffre à ciel ouvert qui peut, à la rigueur, faire office de banquette, à condition de s’y tenir assis très droit, jambes tendues perpendiculairement à la marche, et de ne pas avoir la carrure d’un Fred Cailloux.

— Tu montes à l’avant avec moi, Fred, ou tu continues à me bouder depuis la caisse à savon à l’arrière ?

— Merci pour la caisse à savon ! lâche Mark en s’installant maladroitement dans le coffre. (Son bras droit immobilisé dans la résine ne lui facilite aucune tâche.)

Fred ne fait pas la fine bouche (il a déjà bien assez de mal à glisser ses jambes sous la boîte à gants) ni le moindre commentaire. Il laisse Nathalie les piloter de ruine en ruine dans un mutisme parfait. De toute façon, aucun d’eux n’a envie de dire quoi que ce soit. Dix-huit personnes sont mortes et il suffit d’ouvrir les yeux pour comprendre comment.

— Il s’appelle Petitbois, se décide tout à coup Fred après vingt minutes de balade.

— Hein ? sursaute Mark. Qui ça ?

— Le type du CEA. C’est un spécialiste de la protection des installations sensibles.

— Eh bien, si c’est lui qui a présidé à la sécurisation de Coriolis, il doit être en train de passer un sale quart d’heure !

— Pas ce type de protection, Sidzik. Son boulot, c’est d’éviter les catastrophes naturelles ou, tout au moins, d’en limiter les conséquences là où elles sont inévitables. Il bosse avec une équipe qui touche à peu près à tout : avalanches, coulées de boue, tremblements de terre, éruptions, mais son truc à lui c’est la foudre.

— Et alors ?

— Alors regarde autour de toi. À première vue, tout ce binz peut passer pour le résultat d’un bombardement en règle, au missile ou à la roquette, (il désigne une parabole couchée sur une motte de terre de plusieurs tonnes, comme arrachée du sol,) auquel il faudrait rajouter quelques explosifs puissants. Mais même en cherchant bien, je suis sûr qu’on ne trouvera pas le plus petit éclat de ferraille n’appartenant pas à la structure des installations détruites ni aucune trace de C4 ou de je ne sais quelle chimie dévastatrice.

— Tu veux dire que c’est la foudre qui aurait fait ça ? s’étonne Nathalie en immobilisant le véhicule.

Fred hoche la tête.

— Tu imagines combien il faudrait d’impacts pour un tel résultat ? Statistiquement, c’est déjà pas brillant, mais en plus ces bâtiments étaient méchamment protégés ! Paratonnerres, grillages de dissipation, fusées pour déclencher les éclairs et...

— C’est la foudre, la coupe Mark.

Ce n’est encore qu’une intuition, mais rien dans ses observations ne la contredit. Il se tourne vers Fred.

— Je me souviens, maintenant. Tu as fait un papier sur ce Petitbois dans Le Monde de la Science. C’est un Canadien qui bossait pour HydroQuébec sur le déclenchement de la foudre par laser, avant d’intégrer le CEA et de remplacer Robert Tesson quand celui-ci a pris sa retraite. Il est en poste au Brésil, c’est ça ?

— En mission, oui. Il participe à l’élaboration de lasers capables de dévier la foudre avant qu’elle n’atteigne le sol. Son CV ne mentionne aucune compétence qui justifie sa présence ici, sauf...

Il n’achève pas sa phrase, c’est inutile. De toute façon, Mark s’anime déjà.

— Nat, débrouille-toi comme tu veux, mais il faut que je parle à Petitbois, et au témoin, Serge Vianney. Et pendant que tu y es, arrange-toi pour que je rencontre le ponte de l’EDF en aparté. J’aurai aussi besoin de communiquer avec le professeur Salinger.

La jeune femme remet le moteur électrique de la voiturette en route.

— Pour Petitbois et Vianney, je ne pense pas que ça pose de problème. Je ne vois pas davantage pourquoi le ponte de l’EDF te refuserait un entretien. Mais en ce qui concerne Salinger, tu as sacrément intérêt à étayer ta demande !

Mark tique.

— Que veux-tu dire ?

— Depuis ce matin, il n’est plus simplement assigné à résidence.

— Mark, intervient Fred, répète ta question à la dame. J’ai le sentiment qu’elle joue à répondre à côté.

Nathalie pile.

— Ça va, Fred ! (Elle baisse d’un ton, mais sa voix n’en demeure pas moins dure.) Les Américains ont officiellement demandé à ce que Salinger soit déféré devant une cour internationale. Pour faire traîner la procédure, la Communauté européenne a tout aussi officiellement ouvert une instruction sur les activités du WER en exigeant de la justice française qu’elle procède à l’arrestation de Salinger sous divers chefs d’inculpation.

— Il... Vous... vous avez osé l’arrêter ! bafouille Mark de rage.

— Pour en finir avec les faux-semblants officiels, il s’est lui-même constitué prisonnier et, comme certains soupçons qui pèsent sur lui relèvent du secret d’État, il l’a fait auprès de la DGSE.

Elle adresse un rictus ironique à Fred.

— La vérité vraie c’est qu’il n’a pas fait de difficulté pour que nous l’écartions de la mire de la CIA. Ce qui ne change rien au fait qu’il soit au secret et qu’il faudrait l’équivalent d’une explosion nucléaire pour que je t’obtienne l’autorisation de communiquer avec lui.

Fred part d’un rire sarcastique. Mark se renfrogne, mais cela ne l’empêche pas d’insister :

— Essaie quand même. Et précise bien que vous pourrez écouter tout ce que nous dirons...

— Il ne saurait de toute façon pas en être autrement.

— ... et que vous pourriez bien apprendre deux ou trois choses qui vous laisseront sur le cul.

Nathalie incline la tête en direction de Mark et lui adresse une moue admirative.

— Sur le cul ? Eh bien ! Ça ne coûte rien d’essayer.

Elle reprend la direction du bâtiment administratif, sous les assauts d’une nuée d’oiseaux dérangés par leur passage. Mark se demande s’il n’a pas poussé le bouchon un peu loin.


Dans la hiérarchie de la DGSE, Martin occupe une situation élevée, voire culminante, mais franchement inconfortable. Un siège de première classe équipé d’un système très sensible d’éjection, en quelque sorte. Ce n’est pas forcément ce qui fait de lui un sale con, mais cela explique qu’il mâchonne longtemps les situations à risque avant de les coller sous la table d’un bureau et de laisser quelqu’un d’autre faire le ménage. En résumé, il s’arrange toujours pour partager les responsabilités embarrassantes. Et c’est bien sur ce trait de caractère que Nathalie mise pour lui arracher les autorisations dont elle a besoin, après un tête-à-tête qu’elle prévoit plus hypocrite que musculeux, mais d’entrée Martin freine des deux pieds.

— Hors de question ! Vous êtes là à titre d’observatrice et vos deux clowns ne sont présents qu’à la demande expresse d’Espinhaõ, et contre mes recommandations. Ils n’interrogeront ni Petitbois ni Vianney.

Elle insiste. Il se braque.

— C’est du secret-défense, Ghisaccia, bien au-delà de vos qualifications. Alors eux...

— Je comprends très bien, monsieur, mais, d’une part, nous devons tenir compte des données en leur possession... or Sidzik est le seul spécialiste de Weinmar (Martin adore raisonner en termes de spécialisation) et Cailloux en a déjà trop deviné pour ne pas parvenir à des conclusions certes erronées mais qui nous mettraient en difficulté. D’autre part, la Coordination européenne se porte garante d’eux.

— Peut-être, mais comme je l’ai déjà dit, je suis, moi, seul responsable de cette opération.

Nathalie joue la carte qu’elle a préparée :

— D’accord, mais cette opération n’est qu’un des aspects de l’affaire Weinmar, laquelle est sous la seule responsabilité de Jorge Espinhaõ, à qui vous communiquerez de toute façon les résultats de votre enquête.

— Après les avoir dépouillés de ce qui met en jeu la sécurité nationale, comme d’habitude.

— Très bien, alors assistez à l’entretien et assurez-vous que rien de ce qui sera dit ne dépassera le cadre de...

— Mais vous ne comprenez pas, Ghisaccia ? Tout dépasse !

Les fesses appuyées sur le piano de la cuisine dans laquelle ils se sont réfugiés pour échapper aux oreilles indiscrètes, Nathalie plisse les yeux et hoche la tête.

— Vianney a vu quelque chose qui n’est pas censé exister et que Petitbois a mis au point, c’est cela ?

Le rictus de Martin en dit long sur ce qu’il pense de ce genre de banalités. Nathalie enfonce le clou :

— Un usage militaire des lasers à foudre... ça, comme dit Fred Cailloux, c’est du secret de polichinelle. Quel est votre véritable problème ?

Elle conserve l’impression de trop en faire, mais la réaction de Martin est à la hauteur de ses espérances.

— Comment ce fouineur de journaliste peut-il être au courant de...

Il s’interrompt brutalement, fait le tour de la table de travail à une vitesse hallucinante et s’immobilise en face de Nathalie.

— Vous essayez de me bluffer, Ghisaccia !

— Vous voulez dire que Fred voit juste et que c’est bel et bien ce que vous vous efforcez de cacher ? Excusez-moi de vous le rappeler, monsieur, mais c’est le cinquième attentat. Ce n’est pas parce que, pour la première fois, sont touchés des intérêts purement français qu’il faut courir le risque d’un sixième en faisant de la rétention d’informations. Sidzik est notre seul lien avec Weinmar. Qu’il accepte ou non de collaborer avec nous, nous avons les moyens de le suivre pas à pas et d’intervenir le moment opportun. Il ne s’agit pas de lui faire confiance. Il s’agit de nous faciliter le boulot en lui permettant de trouver Weinmar. Si vous avez besoin de vous couvrir, appelez Paris ou Espinhaõ.

Martin appelle Paris et Espinhaõ.


Pendant que Nathalie négocie avec Martin, Fred et Mark manœuvrent pour rencontrer Loïc Le Guen, le responsable de l’EDF. Cela leur est d’autant plus facile que le fils aîné de Le Guen poursuit son DEA d’astronomie à l’Institut d’Astrophysique de Paris, dans la continuité des travaux d’un certain Mark Sidzik. Alors que la cellule de crise s’offre une pause devant le bâtiment, à l’abri d’une tente médicale hâtivement déployée, Le Guen s’avance spontanément vers Mark.

— Mon fils a beaucoup d’admiration pour vous. Tellement que je ne serais pas étonné s’il vous demandait d’être son directeur de thèse.

En quelques phrases anodines, ils discutent d’astronomie et des systèmes universitaires en vigueur dans les différents États européens qui tardent à s’uniformiser. Puis Mark fait dévier la conversation vers le centre Coriolis.

— Je ne suis pas sûr d’avoir compris la finalité du projet. Il s’agit d’utiliser l’énergie des vents d’altitude pour produire de l’électricité, c’est cela ?

— C’est exactement cela. Depuis trente ans, nous consacrons une part considérable de notre chiffre d’affaires à explorer de nouvelles sources d’énergie ou, plus exactement, à exploiter au mieux les énergies existantes. Nos recherches s’effectuent dans toutes les directions. Il y a les énergies fossiles et, particulièrement, le gaz naturel, dont les développements les plus récents concernent le méthane hydrate des fonds océaniques, mais dont nous sommes loin d’être les leaders et que nous abandonnerons peu à peu. L’énergie nucléaire, bien sûr, qui pose les problèmes que vous savez, mais qui reste encore aujourd’hui, malgré les accidents de Three Miles Island, Tchernobyl et Fukushima, une source moins polluante que les carburants fossiles. Et nous étudions aussi les énergies dites renouvelables, si chères aux écologistes du monde entier, domaine où nous sommes clairement à la pointe. Le solaire thermique ou voltaïque, l’hydraulique, la biomasse, les énergies marémotrice et éolienne.

— Dont Coriolis.

— Surtout Coriolis. Voyez-vous, à l’instar des énergies hydrauliques, les énergies éoliennes nous posent des problèmes de rendement, donc de rentabilité : les vents sont inconstants et charrient d’incroyables quantités de particules corrosives, les surfaces d’exploitation doivent être énormes, l’entretien est onéreux. Mais elles soulèvent aussi des interrogations beaucoup plus humaines. Même si les considérations environnementales des associations qui s’insurgent contre les installations éoliennes ne sont souvent que d’ordre esthétique, il est difficile de nier que lesdites éoliennes ne s’inscrivent pas toujours très bien dans un contexte paysager et qu’elles s’étendent sur des hectares de terrain qu’on pourrait exploiter autrement.

— Il suffirait de jumeler exploitation énergétique et exploitation agricole des terrains concernés, par exemple, glisse Fred.

Le Guen lève les bras au ciel.

— Le problème étant d’assurer la sécurité physique des installations ! En ce qui concerne l’agriculture, et pour ne citer que la France, les conflits sociaux sont un peu trop souvent l’occasion de débordements qui confinent largement au saccage. Par ailleurs, les zones régulièrement ventées ne sont pas toujours compatibles avec l’agriculture.

— La vallée du Rhône... commence Fred.

Mark lui donne un coup de coude discret.

— ... Excusez-moi, je m’éloigne du sujet, se reprend-il. Coriolis ?

— En dessous de la tropopause, il existe une zone de douze mille mètres d’altitude où les vents sont puissants, permanents et unidirectionnels, en tout cas saison par saison. En outre, les particules corrosives y sont rarissimes. Nous avons essayé différentes approches. Au début, nous envisagions d’installer des équipements au sommet de montagnes andines, ce qui était une demi-mesure. En définitive, nous avons opté pour le projet de Cheffir Selimi, qui nécessitait d’améliorer considérablement les technologies utilisées dans plusieurs domaines très divers, mais qui offrait des perspectives impressionnantes. En bref, il s’agit de maintenir des dirigeables équipés de turbines dans les courants-jets et de transmettre sous forme de faisceaux l’énergie transformée en micro-ondes vers des accumulateurs au sol.

— C’est tellement simple qu’on se demande pourquoi personne n’y a pensé avant, ironise Fred sans intention d’être blessant.

Le Guen pince tout de même les lèvres.

— Nous avons beaucoup investi dans ce projet. Il nous a d’abord fallu réunir une équipe dont chaque membre, dans sa discipline, devienne un spécialiste de Coriolis. Puis il a fallu que cette équipe résolve des problèmes touchant aussi bien à la résistance des matériaux qu’à la dynamique des fluides, la supraconductivité, la physique quantique, etc., etc.

— Ça marchait ? demande Mark.

— Ça commençait à fonctionner, oui. Suffisamment en tout cas pour que nous passions du stade expérimental à l’unité de production. Autant vous dire que, avec la destruction totale des installations et la disparition de quatre-vingt-dix pour cent des seuls ingénieurs compétents dans le domaine, dont Selimi lui-même, le projet est sérieusement remis en cause, en tout cas pour plusieurs années.

À travers la baie vitrée, Mark aperçoit Nathalie et Martin qui sortent de la cuisine collective et s’apprêtent à traverser le réfectoire dévasté pour les rejoindre.

— Existe-t-il ailleurs un projet du même type que Coriolis ? s’empresse-t-il de demander (il est certain que Martin n’appréciera pas qu’il aborde ce type de sujet avec Le Guen).

— Concernant l’exploitation des vents d’altitude ? Aucun. Vous pensiez à un sabotage fomenté par un concurrent ?

Mark ne répond pas. Il a une dernière question et elle est délicate.

— Vous pardonnerez ma brusquerie, mais j’ai besoin de savoir. Quels pourraient être les effets pervers de Coriolis ?

— À quel propos ?

— L’environnement, la santé...

— Ah ! Je vois. Le seul risque concerne les faisceaux micro-ondes. En conséquence, les paraboles doivent être placées dans des zones inhabitées qu’aucune ligne aérienne ne survole. Il n’a d’ailleurs jamais été question d’autre chose. Pour le reste, je ne doute pas qu’un écologiste pointilleux pourrait accuser Coriolis de mettre en péril la vie des oiseaux dont la trajectoire viendrait à couper celle des faisceaux, ou de changer la trajectoire des courants aériens avec des conséquences climatiques catastrophiques. Mais ce n’est rien, à côté des inquiétudes que suscite l’énergie marémotrice ou hydraulique pour la faune et la flore aquatiques. Notez qu’il se trouvera toujours quelque scientiste illuminé pour affirmer que nos installations ralentiraient la rotation de la planète !

Ni Mark ni Fred ne relèvent. Nathalie et Martin les rejoignent. Le clin d’œil que la jeune femme adresse à Mark dit qu’elle a obtenu ce qu’elle voulait. Le regard noir de Martin lui apprend que ce n’a pas été sans difficulté.


Un 4x4 les conduit au sommet de la butte depuis laquelle Serge Vianney a assisté à la destruction du centre. Au pied de la colline, ils aperçoivent une dizaine de militaires dirigés par deux hommes de la DGSE qui se livrent à un examen minutieux de l’endroit où s’est tenue la camionnette décrite par Vianney. Ils ont délimité une zone avec des rubans de couleur et la quadrillent en prenant des photos. Des détecteurs de métaux en forme de poêles à frire bourdonnent au-dessus du sol, tandis qu’on ratisse avec soin la végétation, à la recherche d’indices.

Vianney leur raconte ce qu’il a vu, avec difficulté et confusion tellement il est sous le choc, mais avec la ferme conviction que les éclairs étaient pilotés par l’homme qui se tenait à l’abri du van. Mark n’écoute pas très attentivement son récit (Martin et ses agents en tireront beaucoup plus que lui), mais il attend patiemment qu’il soit achevé avant de l’interroger.

— Vous dites avoir découvert que l’homme qui manipulait le laser n’était pas seul quand un autre homme est sorti, par la porte béante, pour l’aider à ranger le matériel. Juste avant que le véhicule ne redémarre, c’est cela ?

— Oui.

— Lequel des deux a pris le volant ?

C’est Martin qui répond :

— Un troisième homme, qui n’est à aucun moment descendu du véhicule. M. Vianney n’a aperçu son ombre que lorsque le van a fait demi-tour. La cabine était allumée. M. Vianney est certain qu’il y avait trois hommes dans l’habitacle et que les deux premiers sont montés par la portière passager. Nous n’avons en tout cas relevé aucune trace de pas à gauche du véhicule. D’ailleurs, pour être franc, avec ce qui tombait, nous n’avons pas relevé grand-chose.

Mark se tourne vers le Canadien.

— J’ai besoin de vos lumières, monsieur Petitbois. Peut-on réellement orienter la foudre ?

— Oui.

— Dans ces conditions ? Je veux dire, avec si peu de matériel qu’il tienne dans une camionnette, et avec une telle précision ?

Le Canadien se frotte le menton, se passe la main dans les cheveux, jette deux regards nerveux vers Martin et piétine sur place.

— C’est théoriquement possible. Sur le papier, il suffit d’un laser xénon-chlore d’une puissance de quelques joules et correctement calibré, d’un ordinateur puissant – au moins un gigaflop de puissance soutenue, mais certains portables ont la puissance nécessaire – et du programme adéquat. Plus deux ou trois autres machines, comme un électromètre, qui se trouvent très facilement et qui ne prennent pas de place. Avec le bon appareillage, dévier la foudre et l’orienter vers un point d’impact préprogrammé est un jeu d’enfant, encore faut-il savoir l’intercepter.

— Il faut des compétences particulières ?

Petitbois acquiesce.

— À ma connaissance, moins de cent personnes dans le monde sont en mesure de se servir efficacement des programmes nécessaires, et moins de vingt sont capables de reprogrammer un laser à foudre en fonction des charges électriques du nuage et de la configuration locale. (Il lance un regard cette fois désolé vers Martin, puis il se lâche.) Toutefois, ce n’est possible que si l’on possède sur le bout des doigts cette configuration : dimension et constitution des bâtiments, relief du terrain, charges électriques, effets de résistance et de conductivité. Cette préparation ne peut pas s’effectuer de l’extérieur, et sûrement pas en quelques heures. Ceux qui ont fait ça savaient tout ce qu’il y avait à savoir de Coriolis.

— Tu veux dire que leur coup était prêt depuis des jours, peut-être des semaines, et qu’ils attendaient juste l’orage adéquat ? le relance Fred.

Petitbois donne des signes d’irritation. Martin essaie de le modérer d’un regard menaçant, mais cela ne suffit pas.

— J’ai jeté un œil aux relevés météosat : points d’impacts, charges électriques, trajectoires. Ce que j’en déduis ne concorde pas avec ce que décrit M. Vianney. Il y avait forcément une deuxième équipe avec un laser déclencheur d’éclairs, et les deux installations étaient parfaitement synchronisées. Une fois de plus, tout cela est théoriquement possible et nous serions en mesure de le réaliser.

— Mais vous ne l’avez pas fait.

— Non. Parce que nous n’avons aucune raison de le faire. En termes de protection d’installations sensibles, il nous suffit de déclencher les éclairs, pour « vider » les nuages sur des zones neutres, ou de les dévier, mais la redondance est absurde et d’un coût prohibitif. Aucun programme civil de recherche n’étudie la combinaison des deux technologies.

— Monsieur Petitbois ! gronde Martin.

Le Canadien hausse les épaules, mais il ne poursuit pas. Il ne répond même pas à la relance de Mark :

— Il existe donc des programmes de recherche militaires qui creusent dans cette direction ?

— Laissez tomber, monsieur Sidzik, intime Martin. Vous en savez déjà assez.

Mark n’insiste pas. Il y a en effet longtemps qu’il considère en avoir suffisamment appris. Il se contente d’une question à l’adresse de Nathalie :

— Quand pourrons-nous rentrer à Paris ?


Le même autobus, puis le même avion militaire qui les a conduits jusqu’au centre Coriolis les ramènent à Kourou où ils peuvent profiter d’un vol spécial affrété par le Centre National d’Études Spatiales qui relie la base à Toulouse-Blagnac. De là, ils rejoignent Orly par les lignes normales. Durant le transport, ils dorment beaucoup, n’échangeant que quelques phrases sans importance. De toute manière, l’essentiel de ce qu’ils ont à exprimer s’est dit dans le car alors que celui-ci quittait à peine l’enceinte de Coriolis.

C’est Mark qui a commencé :

— Mark n’a rien à voir avec ce truc, ni de près ni de loin.

— Tu penses au côté commando ? Hum. Je suis d’accord : ça ne lui ressemble pas beaucoup.

Nathalie est assise contre la fenêtre à côté de Mark, Fred de l’autre côté de l’allée centrale, les jambes sur un siège, les fesses sur l’autre :

— Il y a apparemment quelqu’un de solide derrière lui, mais il a toujours agi seul, renchérit-il. Et puis ce truc pue vraiment le commando militaire.

— Ou paramilitaire, ajoute Nathalie.

— Ça revient au même.

— Surveille-toi, Fred, tu m’as parlé !

— Hein ?

— Tu as oublié de demander à Mark de dire à la dame...

— Je ne t’ai pas parlé. Je parlais en général.

— Eh bien, là, tu m’as parlé !

Nathalie explose de rire, Mark la suit presque instantanément et Fred se contente de bougonner :

— Militaire ou paramilitaire, de toute façon, ça ne nous dit pas dans quelle équipe ils jouent.

Mark revient à son sujet initial :

— En fait, je pensais moins à l’aspect commando qu’au centre Coriolis lui-même et, plus globalement, à ce que Le Guen nous a dit des recherches de l’EDF. Toutes les cibles de Mark ont en commun l’absence totale de scrupules dans la mise en application des recherches. Elles sont le parfait reflet des conceptions ultralibérales de ceux qui les ont bâties, sans éthique ou sous couvert d’une éthique à plusieurs vitesses prétendument dictée par le réalisme économique. Avec une bonne dose de cynisme, on peut estimer que les quatre attentats jusqu’ici imputables à Mark sont une prolongation de son travail à l’UNESCO puis au WER.

— Tu y vas un peu fort, là !

— Bien sûr, Nat, puisque je ne cherche pas à défendre Markus, ni même à l’excuser, mais à comprendre sa façon de fonctionner. Et on ne peut pas lui dénier une certaine morale.

« Quand elle ne pollue pas sans vergogne, la T&B triche avec la définition de la pollution ou prend, sans la moindre précaution, des risques avec les écosystèmes qu’elle perturbe. Comme la Kay-Zaco, elle ne redistribue qu’une infime partie des richesses qu’elle exploite aux populations qu’elle spolie de leurs ressources naturelles... et le mot redistribuer est un peu fort, car toutes deux se contentent d’arroser les notables qu’elles ont elles-mêmes contribué à mettre en place. Nous connaissons Mark, nous savons que ce sont des choses qu’il ne supporte pas, qu’il n’a jamais supportées, même du temps où il se contentait de faire des enquêtes et de pondre des rapports. Mais en quoi Coriolis pourrait-il le mettre en rogne ? C’est un programme propre, dont l’impact écologique est minimal. Je peux citer de mémoire une douzaine de cibles plus crédibles !

Nathalie s’avachit un peu dans son siège, appuyant les genoux sur le dossier devant elle. Fred quitte sa position semi-allongée sur les deux sièges de sa travée et passe les jambes dans l’allée centrale.

— Tout ça c’est bien joli, commente-t-il, mais ça ne nous dit pas qui s’en est pris à Coriolis.

— Les mêmes qui manipulent Markus depuis le début, jette Nathalie.

— Ceux à qui profite le crime, laisse tomber Mark.

Ils ont tous l’impression de tourner en rond, pourtant chacun d’eux reste persuadé qu’ils auraient dû tirer quelque chose d’essentiel de leur voyage en Guyane.

— Ils se sont découverts, essaie Fred.

— Ils l’avaient déjà fait à Berlin, rappelle Nathalie.

— Cette fois, ils ont mis le paquet.

— Mais, pour les Américains, la piste Weinmar est toujours la seule recevable. Pour nous aussi, d’ailleurs, du moins c’est la seule que nous pouvons espérer remonter.

— Évidemment, puisque c’est la seule que nous ayons !

— À qui profite le crime ? répète Mark.

Entre les neurones de Fred, des connexions, qui le titillent depuis cette même question deux semaines plus tôt, se rétablissent.

— Il n’y a pas un crime, mais deux crimes ! attaque-t-il sans savoir où il va. Bien distincts. Celui de Markus et... appelons-le Coriolis. Enfin, ils ne sont peut-être pas si distincts que ça et Coriolis pourrait bien n’être que la partie émergée de l’iceberg, mais ce qu’il y a de sûr c’est que le ou les crimes de Markus servent à cacher... Je le savais ! Bordel de Dieu, je le savais !

Nathalie et Mark se redressent aussi sec pour demander d’une seule voix :

— Tu savais quoi ?

Fred se frappe la cuisse.

— Je le savais ! Il me manquait quelque chose, mais j’avais deviné.

— Tu avais deviné quoi ?

— C’est politique. Tout connement politique. Et, comme tout ce qui est politique, c’est une histoire de très, très gros sous. Vous pigez pas ?

Mark et Nathalie échangent un regard désabusé.

— On ne pige pas.

— La CME !

— La quoi ?

— La Conférence Mondiale sur l’Énergie ! La grande braderie internationale de la production et de la distribution d’énergie !

Devant l’ahurissement de ses compagnons, Fred se décide à s’expliquer :

— C’est normal que vous ne compreniez pas : personne n’en a entendu parler. Je veux dire « officiellement ». Pas de communiqué de presse, pas d’annonce, rien. Et ça aussi c’est normal, puisqu’aucune date et aucun ordre du jour n’ont été arrêtés. Il y a encore quelques semaines, ce n’était qu’un vague projet, mais les Américains poussent à la roue et le projet va se concrétiser. Or vous savez à quoi servent les conférences mondiales, quel que soit le domaine concerné, n’est-ce pas ?

— À définir des protocoles internationaux dans les domaines en question, répond très sérieusement Nathalie. Pour tout ce qui touche à l’énergie, je suppose que cela revient à délimiter les champs d’exploitation, à gérer les ressources, à fixer les modalités d’échange en préservant les intérêts nationaux, à promouvoir la collaboration en matière de recherche, à protéger le patrimoine écologique, à légiférer autour d’une éthique commune, à...

— Stop ! N’en jetez plus !

Les yeux de Fred roulent. Il se prend le menton, l’air catastrophé, se lève brutalement, remonte l’allée centrale quasiment jusqu’à la cabine du bus, revient jusqu’à Mark et Nathalie et s’appuie sur le dossier du siège contre lequel ils se tiennent.

— Écoute, Nat. Je suis trop bonne pâte pour ne pas passer l’éponge, mais la ramène pas avec ta démago.

— Pardon ?

— Je veux bien te parler, mais faut pas que tu racontes de conneries. Les conférences mondiales sur la paix, le commerce, l’écologie, l’agriculture, la bioéthique, les droits de l’homme, tout ce que tu veux, ça ne sert qu’à se partager le monde et ça concerne beaucoup moins les États qui s’y pavanent que les multinationales qui les tiennent par les couilles ! Tu as besoin que je te rappelle Rio, La Haye, Seattle, l’AMI, le PET, l’OMC ? Je n’ai pas la moindre idée de ce que vise cette conférence mondiale sur l’Énergie, mais je te garantis que ce ne sera qu’une empoignade économique entre les États-Unis et l’Europe tandis que les Japonais, les Russes et les Chinois viendront faire de la figuration intelligente. Je te garantis que les multinationales en ressortiront encore plus puissantes qu’elles ne le sont aujourd’hui. Alors tout ce qu’il nous reste à faire, c’est de comprendre en quoi les conneries de Markus et le commando d’hier peuvent changer la donne.

— Et qui pourrait le mieux tirer son épingle du jeu, ajoute Mark.


De retour chez lui, avant même de se préparer le thé dont il rêve depuis vingt-quatre heures, Mark allume son ordinateur et vérifie ses mails. Plusieurs viennent de Lanh et de Joanna, mais aucun de Markus.

Joanna se plaint d’être tenue à l’écart de tout ce qui est vraiment important et se réjouit que Lanh au moins s’occupe de moi avec toute l’affection due à une grand-mère. Elle embrasse néanmoins son petit-fils avec tendresse et lui rappelle qu’il y a une éternité qu’il ne l’a pas emmenée au casino.

Lanh confirme et détaille ce que Le Guen lui a appris de Coriolis. En outre, elle dresse une liste de toutes les recherches entreprises par l’EDF et ses partenaires industriels. Il en ressort que, tant du point de vue des sources d’énergie que de leur transformation et de leur utilisation, EDF peut sérieusement ébranler les intérêts pétrochimiques. Ce n’était pas nouveau : ses options et son savoir-faire nucléaires ont déjà par endroits égratigné les tenants des énergies fossiles. Mais, avec l’avènement des moteurs électriques (concurrents directs et enfin compétitifs des moteurs à explosion), la réduction des coûts de production de l’électricité à partir des énergies renouvelables et peu polluantes, la diversité de ces moyens de production et leur facilité de mise en œuvre, elle précipite un pavé aussi gros qu’une montagne dans la mare du pétrodollar.

Lanh note en marge qu’il devient difficile, pour ne pas dire intellectuellement intenable, de justifier le choix du pétrole et de ses dérivés – ou des biocarburants à peine moins polluants qu’on leur substitue – dans certains domaines industriels, à commencer par celui du transport.

Ce que Markus a toujours crié haut et fort.

Ce qui peut bien motiver le recours à des méthodes expéditives.

Ce qui ne manquera pas d’être l’occasion de passes d’armes impitoyables durant cette fameuse CME.

Mark prend enfin le temps de se préparer une bouilloire de thé, puis il s’installe avec elle et une tasse devant l’ordinateur, remplit la tasse de sa main gauche, la seule valide, s’ébouillante le gosier en pestant contre son impatience, se souffle sur les doigts et se connecte au site de la Love Parade.

Devinette de Zelentchouk Vivra : Quel rapport existe-t-il entre JR, le colza, un ver marin tout rose et un ingénieur des Ponts-et-Chaussées spécialiste du tourbillon des lavabos ?

JR pour Dallas, référence à la T&B. Le colza pour ne pas nommer la Kay-Zaco. Le ver marin s’appelle Hesiocaeca methanolica et vit dans les hydrates de gaz exploités, entre autres, dans le golfe de Guinée. Et l’ingénieur est Coriolis. Incompréhensible pour quiconque ne dispose pas d’une connaissance fine de l’affaire Weinmar. Toutefois, comme souvent lorsqu’il s’agit de se torturer les neurones pour le seul plaisir du jeu, des dizaines d’internautes l’inondent de réponses farfelues et de demandes de précisions.

Indice de Zelentchouk Vivra : C’est un peu comme si la famille Ewing investissait dans le piment de Cayenne pour des cacahuètes.

Il donne d’autres indices tout aussi allusifs, mais aucun de ses interlocuteurs anonymes ne fournit de réponse qu’il puisse attribuer à Markus. Il décide donc d’enfoncer le clou.

Solution officielle à la devinette de Zelentchouk Vivra : La Révolte de l’Indigo.

À la fin du xixe siècle, en Inde, un million et demi d’hectares étaient dévolus à la culture des indigotiers, pour l’exportation de colorants textiles vers les pays occidentaux. Ce pillage intensif qui s’effectuait au détriment des cultures vivrières provoqua au Bengale la « Révolte de l’Indigo », aussi meurtrière dans son élan qu’elle fut impitoyablement réprimée. Les chimistes se lancèrent alors dans l’élaboration de teintures synthétiques et, en moins de sept ans, l’indigo de synthèse remplaça presque en totalité le colorant naturel, effondrant l’économie basée sur la culture de l’indigotier mais pas celle de l’industrie occidentale. Juste cause, effet pervers. L’allégorie possède deux niveaux qui concernent tous deux Markus. Cette fois, celui-ci réagit :

Du Malaussène de la Mancha à Zelentchouk Vivra : Solution inacceptable pour Gaspard. Il manque une inconnue à l’équation. Besoin de mettre un patronyme à Nicolas avant d’affiner la réponse. Méfie-toi des tartes à la crème.

La double référence au Don Quichotte de Cervantès et au Malaussène de Pennac est claire. Markus ironise autour de son combat contre des moulins et reconnaît la possibilité de servir de bouc émissaire. Avec Gaspard, pour Gaspard Gustave de Coriolis, il confirme n’avoir aucun rapport avec le commando de Guyane. En fait, Mark n’est gêné que par la signification de l’avant-dernière phrase. Non qu’il ne la comprenne pas, mais parce qu’elle laisse entendre que Markus n’a aucune idée de la véritable identité du Machiavel qui tire les ficelles dans lesquelles il s’est empêtré.