La plupart des passagers de l’avion qui les conduit d’Orly à Figari se rendent au Congrès de préparation de la conférence mondiale sur l’Énergie. Certains transitent depuis Roissy, d’autres à Orly même, peu viennent de la région parisienne. Anglais, Allemands, Danois, Norvégiens, Hollandais, Belges, Suédois, Irlandais, Canadiens, plus quelques Slaves et un Islandais ; une cinquantaine d’ingénieurs et de scientifiques dans presque autant de disciplines ou de sous-disciplines liées aux recherches les plus avancées en matière d’énergie. Fred en connaît quelques-uns pour les avoir rencontrés, et les autres de réputation.
— La crème et le gratin, confie-t-il à Mark, surtout en énergies renouvelables, à l’exception de ce type, là-bas (il désigne un crâne chauve qui dépasse d’un siège), Jacobson, qui milite pour une exploitation accrue des énergies fossiles jusqu’à épuisement.
— Pardon ?
— Il prétend qu’il sera toujours temps de mettre en œuvre des technologies enfin au point quand nous aurons vidé la planète de son pétrole, de sa houille et de son gaz naturel. Tu veux que je te fasse rire ? Il assure qu’il vaut mieux polluer à fond sur cinquante ans plutôt que modérément sur un siècle et demi. Le pire, c’est que personne ne peut affirmer le contraire sans mettre en évidence les limites de nos connaissances météorologiques et biologiques.
— Et évidemment, il bosse dans la pétrochimie !
— Évidemment.
Quand Fred et Mark arrivent à Orly, les congressistes discutent déjà par petits groupes, les discussions se poursuivent durant le voyage en avion puis, en fin de matinée, lors du transport en minibus de l’aéroport de Figari jusqu’au centre de congrès tout neuf du CNRS, planté en plein maquis dans La Testa, entre le golfe de Ventilegne et la baie de Figari.
— Ç’a pas dû faire plaisir à tout le monde, ce truc, commente Mark en désignant les bâtiments.
— À tout le monde, sûrement pas, mais par rapport à ce que des investisseurs privés ont fait de Tizzano, l’État et la région ne se sont pas trop mal démerdés sur ce coup. Tous les entrepreneurs et les artisans qui ont bossé sur le centre sont corses, le personnel est corse, les produits alimentaires consommés sont corses, La Testa reste une réserve naturelle ouverte à la chasse pour les seuls Corses, aucune construction en bord de mer, rien de visible ni depuis la mer, ni depuis la route, intégration des bâtiments dans la configuration du terrain et de la végétation. Franchement, je doute qu’on se soit comporté ailleurs avec autant de respect.
— Tu ne serais pas en train d’approuver certaines exactions, monsieur Cailloux ? Du moins d’encourager certains mécontents à gagner de l’audience par des méthodes plutôt spectaculaires ?
— Disons plutôt que je désapprouve l’irrespect avec lequel on traite ceux qui ne se défendent pas. Cela dit, c’est à peine la deuxième année d’exploitation et le centre a déjà connu quelques problèmes, alors que personne n’est allé foutre le bordel dans les endroits où on ne se contente pas de défigurer le paysage. Et je trouve ça très con.
— Peut-être que ces endroits rapportent énormément...
— Sûr, mais à qui ?
Le centre se constitue d’un troupeau de bungalows épars – ou plutôt de maisonnettes au parement de pierres – au milieu des arbousiers, des myrtes et des lentisques, dominant en pente douce les reliefs lunaires du bâtiment principal. On y accède par plusieurs kilomètres de chemins étroits de terre et de caillasse que le maquis, qui plante ses griffes dans le vernis et la peinture des véhicules, ne cesse jamais de prendre d’assaut.
L’amphithéâtre des congrès, ceint d’ateliers de travail, se trouve au rez-de-chaussée du bâtiment principal, sous le réfectoire, la cuisine, les pièces techniques et d’autres ateliers. Seul le réfectoire, avec ses baies vitrées encadrées de pylônes de pierres, ouvre vraiment sur la mer, mais il la surplombe de loin et le verre antireflet empêche qu’on l’aperçoive d’un bateau.
À la descente des minibus, les nouveaux arrivants sont accueillis par des hôtesses et des hôtes corses qui les conduisent à leurs bungalows après un rapide tour du propriétaire. D’autres congressistes sont déjà installés, Européens du Sud pour l’essentiel – mais Fred note la présence d’une délégation africaine, d’une représentation latino-américaine à dominante brésilienne et d’une poignée de chercheurs d’Asie du Sud-Est – qui déambulent par affinités scientifiques en attendant que se tienne la première session de travail, brève car prévue pour le début d’après-midi avant une collation tardive.
Fred et Mark ont la surprise d’être accueillis et pilotés par Nathalie. La surprise et le désagrément.
Lorsque Lanh les informe de ce que Joanna et elle ont découvert à propos de ce congrès, Mark soulève la question : faut-il prévenir Nathalie de leurs soupçons et, par voie de conséquence, la DGSE ou la Coordination des services de Renseignement européens ? Arguant des mésaventures berlinoises, Fred est catégoriquement contre et Lanh très hésitante. Joanna est franchement pour, partant du principe que, même si leur excursion à Berlin s’est soldée par le massacre des proches de Markus, Nathalie n’en a pas moins sauvé la vie de son petit-fils. Mark penche en faveur de l’argument de sa grand-mère, mais il n’a aucune envie de faire une fleur aux services spéciaux français, alors que ceux-ci détiennent Salinger comme un vulgaire criminel, ce qu’ils le savent pertinemment ne pas être. L’email de Markus met fin à leurs hésitations.
Saw loves hammer in the other country of the pastis. I wanna see it with you.
Ils comprennent la teneur du message bien avant d’en traduire la première partie. Saw loves hammer, littéralement : la scie aime la hie... scie aime hie... C.M.E. prononcé à l’anglaise, langue dans laquelle est rédigé le mail. C’est Lanh qui décrypte cette partie de la phrase. Fred, lui, sait depuis longtemps que la Corse est l’autre pays du pastis.
Puisque Markus assistera au Congrès, il est hors de question de rameuter la DGSE.
— Qu’est-ce que tu fous là ? demande Fred.
Nathalie lui offre son sourire le plus enjôleur.
— Je m’assure qu’il n’arrivera rien de fâcheux à mon bon gros Cailloux et à mon gentil Sidzik.
Cette réponse suggère qu’il n’y a aucun hasard dans la présence de Nathalie en Corse ou, en tout cas, qu’elle s’est déplacée parce qu’elle est au courant de leur venue, Mark reformule la question :
— Ça ne nous dit pas comment tu as su...
Pour échapper aux oreilles indiscrètes, Nathalie les attrape chacun par un bras (le gauche pour Mark) et les entraîne vers les bungalows.
— Puisque je fais officiellement partie du personnel du centre, du moins à titre intérimaire, autant jouer mon rôle, non ? Venez, je vais vous montrer votre gîte. Soit dit en passant, et malgré les excellentes relations que Fred entretient avec le CNRS, soyez sûrs que vous n’auriez jamais obtenu cette invitation au caractère très exceptionnel sans certaines pressions, disons... appuyées. Pensez donc : deux journalistes dans un congrès tout ce qu’il y a de plus confidentiel !
— C’est toi qui nous as obtenu cette invitation ?
Entre les arbousiers et les eucalyptus, ils approchent une maisonnette aux volets et aux fenêtres béants. Nathalie rit.
— C’est Espinhaõ, bien sûr. Il t’aime beaucoup, Mark. Si, si, je te promets.
Elle tire une clef de son sac à main, la fait jouer dans la serrure et pousse la porte du gîte.
— Par ailleurs, quand il a su que Markus serait présent, il s’est littéralement démené pour que tu puisses le rencontrer.
Elle va pénétrer dans le bungalow, Mark l’arrête d’une main fermement appuyée sur son bras.
— Nom de Dieu, Nathalie ! C’est ça que j’aimerais bien comprendre ! Comment avez-vous pu apprendre que Mark assisterait au congrès ?
Elle jette un regard réprobateur sur la main qui prétend la retenir. Mark la retire.
— Nous avons d’excellents informaticiens.
En matière d’informatique, Mark ne peut être sûr de rien, mais il a une confiance aveugle dans les talents du Roi Lézard et le Roi Lézard veille sur l’intégrité de sa bécane et sur celle de sa grand-mère.
— Je sais que ce ne peut pas être ça, Nat !
Elle le regarde par en dessous.
— Lizard King, hein ? Tu as raison : nous n’avons pas été foutus de percer ses défenses. Celles de Markus, par contre...
Elle laisse sa phrase en suspens et entre cette fois dans la maisonnette. Mark la suit en secouant la tête. Fred lui emboîte le pas et le dépasse pour visiter les locaux sans se préoccuper de la suite de la conversation, du moins en faisant semblant de ne pas y prêter attention.
— Ceux qui protègent Mark sont encore plus performants que le King, laisse tomber Sidzik. Si vous avez intercepté une communication de Markus, c’est qu’ils vous l’ont donné. Et s’ils vous l’ont donné...
— Spyder ? Ils n’y sont pour rien.
— C’est important, merde ! Explique-toi.
— Ça ne va pas te plaire.
Il hausse les épaules.
— On n’en est plus là.
— Ça ne va pas te plaire du tout.
— Tu le craches, ce morceau ?
— Comme tu veux. Nous surveillons ton appartement et celui de ta grand-mère avec toute une armada de mouchards très sophistiqués. Microcanon laser pour entendre les conversations grâce à la vibration des vitres, interférométrie quantique pour lire ton écran à distance, surveillance infrarouge, etc., etc. Je t’avais dit que ça ne te plairait pas.
Mark est abasourdi.
— On peut lire un écran d’ordinateur à distance ?
— On lit ses fréquences et ses états d’énergie, donc ce qu’il affiche. C’est pas toujours aussi précis qu’on le souhaiterait et cela nécessite une coûteuse mise en place, mais ça marche.
— Merde ! C’est pire que Big Brother !
Nathalie fait la moue.
— Il y a longtemps que nos outils ont surpassé l’imagination d’Orwell, très longtemps. L’important, c’est l’usage que nous en faisons.
— C’est dégueulasse ! rugit Fred en surgissant de la salle de bains.
— Décérébrer Liz Crowley et flinguer Wayne Larkin et ses ingénieurs n’est pas mal non plus dans le genre, non ? Que tu l’acceptes ou non, nous luttons avec des moyens dégueulasses contre des gens dégueulasses.
— Car ce sont toujours des gens dégueulasses, n’est-ce pas ? crache Mark. Et c’est bien aux racines du mal que vous vous en prenez, n’est-ce pas ? Sans préserver les intérêts des vrais gros pourris qui ont engendré tous les dégueulasses du monde ? Fous le camp, Nathalie. Fous le camp avant que je ne me demande sérieusement si ce n’est pas Markus le plus intègre de nous tous !
La jeune femme fait volte-face. Elle ne se retourne que sur le pas de la porte, brièvement.
— Je ne pense pas que Markus soit déjà arrivé, mais il n’est pas très difficile de se cacher ici. Je vous laisse lui parler et je l’arrête.
La première réunion de travail est d’autant plus courte que les délégations américaine, chinoise et japonaise ne sont toujours pas arrivées (suite à des incidents mécaniques ayant obligé l’appareil à rebrousser chemin au-dessus de l’Atlantique, on annonce un gros retard de l’avion en provenance de New York – les Japonais et les Chinois n’ont jamais été attendus avant le milieu de l’après-midi) et que Jacobson exige avec force le report des réunions plénières. En l’absence des Américains, Jacobson se sent un peu isolé, malgré la présence de délégués aux opinions proches des siennes (de l’OPEP, de la Russie et du Venezuela, entre autres), pour faire valoir les intérêts des exploitants de ressources fossiles. Cette réunion permet essentiellement à l’organisateur du congrès, un membre du gouvernement provincial de Colombie britannique où se tiendra la CME, de rappeler que celui-ci a pour but de définir un socle technique et scientifique sur lequel s’appuieront les conférenciers de Vancouver, le contenu politique de la conférence revenant de droit aux représentants des nations concernées.
— En clair : vous pouvez dire et faire ici ce que vous voulez, personne n’en tiendra compte, commente Fred en aparté.
— Alors à quoi sert le congrès ? demande Mark à voix basse.
— À rassurer la communauté scientifique sur le bien-fondé de la démarche politique, tout en l’impliquant dans des décisions qui seront contraires à ses recommandations.
Après cette première réunion, le repas se déroule dans une ambiance survoltée de neurones en fusion. À aucune des vingt tables de six convives, on ne parle vraiment de la CME, mais on y discourt beaucoup de physique, de chimie, d’électronique, de technologies de pointe et de projets en cours ou en devenir. Puis, avec l’arrivée des représentants chinois et japonais, le repas se prolonge quelque peu et les conversations dérivent vers des sujets beaucoup moins professionnels. On se raconte les blagues de labo, les dernières anecdotes qui ont mis un collègue en difficulté et les « meilleures » du Net, rien que des bavardages bon enfant, le temps de se reconcentrer. On admet ensuite que le travail peut reprendre sous forme de petits ateliers en attendant la délégation américaine, dont on annonce maintenant qu’elle pourra dîner avec tout le monde, à condition de décaler le dîner vers 22 h 30, 23 heures.
— Qu’est-ce qu’on fait ? demande Fred.
Il a passé le repas à papillonner de table en table pendant que Mark donnait vaguement le change aux deux physiciens nucléaires qui lui faisaient face, tout en tournant sans cesse la tête d’un côté ou de l’autre en espérant découvrir Markus. Mais il a juste intercepté le sourire amusé de Nathalie, installée derrière le bar à vins en parfaite hôtesse des lieux.
— Tu fais ce que tu veux, moi je vais mettre une tenue un peu plus décontractée et je vais faire un tour.
— Je t’accompagne. Je sens que la journée va être longue et la nuit interminable, alors un petit roupillon d’acompte ne me fera pas de mal.
En approchant du bungalow, Mark croit apercevoir un mouvement derrière une fenêtre. Il se retourne pour voir si personne ne les suit (il ne pense qu’à Nathalie) puis il se décale sur le chemin pour mieux voir l’intérieur du gîte. Cette fois, il voit nettement une silhouette dans l’ombre d’un rideau. Il parle la bouche légèrement entrouverte mais sans remuer les lèvres :
— Mark est dans le bungalow. (Il n’est pas sûr que ce soit lui, mais la probabilité est énorme et son intuition le trompe rarement.) Fais demi-tour, trouve Nathalie et entraîne-la n’importe où, mais loin... à la plage, par exemple.
Fred lui aussi entrevoit la silhouette. Pour le principe, il râle, mais lui aussi sans remuer les lèvres.
— Avec la sortie qu’on lui a faite tout à l’heure ? Ou je me fais étriper ou elle se précipite ici ! Elle est loin d’être conne, tu sais ?
— Je sais. Raconte-lui ce que tu veux. Dis-lui que... que je suis déçu, que je suis amoureux d’elle et qu’elle y est allée un peu fort. N’hésite pas à en rajouter dans la déprime. On s’est engueulés, tu m’as viré et j’ai foutu le camp, vers la mer, ça ira parfaitement avec la plage.
— Je vois le genre. Même si je m’y prends bien, elle marchera pas longtemps, alors t’as intérêt à éloigner Markus du gîte.
— Gagne une demi-heure. Après, elle pourra toujours s’accrocher pour nous retrouver dans le maquis.
— O.K.
Fred pivote sur place et reprend la direction du centre.
Mark franchit les derniers mètres et, sans prendre la longue inspiration dont il a pourtant le plus grand besoin avant d’affronter Markus Weinmar, pousse la porte qu’il a volontairement omis de verrouiller.
— Salut, Mark.
— Salut, Mark.
Fred intercepte Nathalie alors quelle passe d’un atelier à un autre, occupée à faire semblant de s’assurer qu’aucun congressiste n’a besoin de rien.
— Je peux te parler, Nat ?
Instantanément, les yeux de la jeune femme se plissent.
— Où est Mark ?
— Très occupé à faire la gueule.
Froncement de sourcil.
— La gueule, lui ? Où est-il, Fred ?
— Probablement sur la plage en train d’essayer de noyer tout ce que la Corse compte de Cailloux dans la Méditerranée. (Il est très fier de son jeu de mots). On s’est un peu frittés.
Elle secoue la tête.
— Tu me prends pour une conne ?
— Je te prends pour une salope, mais de ça on parlera une autre fois. Pour l’instant, je viens de me cogner la tête avec mon meilleur pote et je l’ai un peu en travers de la gorge. Ça n’arrive pas souvent, tu sais ? Et toujours à cause d’une nana. La dernière fois, c’était Lanh. Aujourd’hui, c’est toi. Alors si tu as cinq minutes à m’accorder...
À sa propre surprise, il n’éprouve aucune difficulté à soutenir sans rougir et sans ciller le regard de la jeune femme. Il en rajoute même en crispant les muscles de ses joues tout en conservant l’œil aussi noir que possible. Elle lui désigne la sortie.
— D’accord, allons le chercher. Entre-temps, tu me raconteras.
Markus refuse de s’éloigner du centre. Ils empruntent une sente en direction du Monte Scopeto, puis ils s’écorchent entre les arbustes, surtout Mark que son bras plié et emprisonné dans la résine déséquilibre, pour s’enfoncer de quelques mètres dans le maquis plus dense. Quelques mètres suffisent. Assis dans la terre sablonneuse sous la frondaison basse des arbousiers, entre la ciste et la scopa, ils sont invisibles.
— Et Coriolis ? demande Mark en s’efforçant de conserver le ton d’une conversation banale.
Pourtant, intérieurement, il bout. Il ne supporte pas le détachement avec lequel, en marchant d’une allure de promeneur, Markus a avoué les attentats de Dallas et d’Érythrée et les sabotages aux Philippines et dans le golfe de Guinée, ainsi qu’un autre sabotage au Liberia (il a pulvérisé un pesticide biologique sur des champs de colza exploités pour la production d’esters méthyliques dans le centre du Biafra). Et il ne parvient pas à « entendre » ses justifications idéologiques. Ou plutôt si : il les entend à merveille, mais cette complicité qui date de leur première rencontre lui est intolérable. Le visage même de Markus, plus marqué, plus creusé que dans ses souvenirs, le met mal à l’aise, parce qu’il a conquis ces rides comme un vulgaire mercenaire, en tuant et en détruisant. Parce que surtout il est, lui, incapable de s’empêcher d’évoquer les heures de fuite, les journées de traque, les semaines d’angoisse que Markus a passées, terré dans un refuge ou un autre à attendre que l’étau se desserre pour pouvoir reprendre son combat inique.
— On continue à crever de faim au Biafra, comme on crève encore de faim en Erythrée, et des dictateurs de pacotille s’en mettent plein les comptes en Suisse en refilant des concessions aux multinationales pour que celles-ci vendent aux nations riches de l’essence vaguement moins polluante ! Ou alors on pollue le Golfe de Guinée pour que les bagnoles roulent plus propre à Paris, à Londres ou à New York ! Le tout en interdisant aux nations en voie de développement de polluer la précieuse planète des pays industrialisés.
Il parle aussi de l’écologie à deux vitesses, du pillage de ressources naturelles, de non redistribution des énergies et des bénéfices, du luxe des uns contre la survie des autres. Il ne cherche pas à se justifier, il énonce ce qui lui a toujours paru aberrant et qui a fini par devenir intolérable. Intolérable au point de renoncer à ce qu’il nomme « l’éthique des possédants » pour restreindre son code moral personnel à ce qu’il appelle « la hiérarchie des urgences ».
— Leur putain de libéralisme sans frontière, c’est du Moyen-Âge à l’état brut, avec ses seigneurs, ses bourgeois, ses vassaux, ses roturiers et ses serfs. On en crève partout, mais on continue à faire semblant de s’épanouir par le faste et surtout, surtout, on soigne la misère des uns en améliorant le confort des autres.
Sur le web, au hasard des forums, il est tombé sur des ras-le-bol proches du sien, sur d’autres expressions du mondialisme, celle du « non », puis celle du « stop ». Au fil de ces rencontres virtuelles, il s’est constitué un réseau de relations et il a intégré une agora un peu mieux structurée que les autres.
— Spyder ? demande Mark.
— Non, A-privatif. Je n’ai découvert l’existence de Spyder que récemment. Et le petit jeu de manipulation auquel il joue avec A-privatif, encore plus récemment.
À sa connaissance, A-privatif ne se constitue que d’individus sans autre rapport entre eux que l’agora. C’est ce qui l’a séduit et ce qui l’a petit à petit conduit du dégoût à la colère et de celle-ci à l’acte. En le regardant, là, à l’ombre du buisson, les rais de soleil marbrant ses traits d’encore plus de lézardes, Mark voit cette fureur défigurer Markus jour après jour, comme se propage la lèpre avec ses nodules, ses ulcérations, ses lésions trophiques et nerveuses, jusqu’à ne plus faire de lui qu’un monstre aux yeux de l’humanité. Puis, sous le défigurement, il voit la souffrance, et il n’a alors plus qu’une envie : celle d’attraper son ami par l’épaule pour lui dire qu’il l’aime quand même, que tout ça c’était du passé, que... qu’il lui donne la nausée mais que ce n’est pas le plus important. Seulement, émotions contradictoires ou non, Mark est incapable de se mentir.
— Coriolis ? répète-t-il sèchement.
Markus plonge les yeux dans le regard bridé de Mark. Il y décode signe par signe le conflit qui le secoue, et il le plaint, mais sans la moindre compassion, juste parce que Sidzik est pour lui un nom un peu moins indifférent que ceux qu’on trouve dans les bottins du monde entier.
— Coriolis ? répond-il. C’est l’antithèse de ce que je combats et, honnêtement, je ne connais aucun correspondant de l’agora qui se soit exprimé contre ce type de truc. Pas de pollution, pas de dégradation ou de détournement de ressources naturelles, pas de spoliation locale. En fait, le projet est un peu fou ou, en tout cas, techniquement délicat, mais il répond parfaitement aux préoccupations du groupe scientifique de l’éthique des énergies de l’UNESCO. Quant à EDF – car c’était peut-être la raison sociale qui était visée – les seuls détracteurs que je lui connaisse ne s’en prennent qu’à son activité nucléaire, à ses tentations hégémoniques et à certaines de ses centrales hydrauliques comme éléments perturbateurs d’écosystèmes locaux. C’est assez loin de ce que nous débattons généralement.
— Les fuites radioactives de...
— Mark ! Tu connais ma position là-dessus. Le nucléaire est un risque énorme mais ponctuel, et tous les éléments générateurs du risque sont maîtrisables. Après trois accidents majeurs, dus à des erreurs ou à des irresponsabilités flagrantes, le nombre des victimes directes ou indirectes est toujours largement inférieur à celui qui est imputable aux exploitations houillères ou pétrolières. Et je ne te parle pas de l’incidence écologique ! Quasi nulle d’un côté, épouvantable de l’autre.
— Ben voyons ! Après l’apologie du nucléaire, tu me feras celle du terrorisme ?
Markus manque démarrer au quart de tour, mais se contient et reprend sur un ton très calme :
— Me fais pas chier avec ta morale, Mark. Si tu es infoutu d’entendre mes réponses, il ne faut pas poser les questions. Nous n’avons certainement jamais été aussi différents l’un de l’autre, mais nous savons tous deux que ce n’est qu’une dissemblance de façade. Et ça me gonfle autant que toi. Ceci dit, dans le débat qui concerne à la fois les risques humains et écologiques, le rapport coût/production énergétique, incluant la mise en œuvre et le traitement des résidus, et le principe d’équité, le nucléaire est encore bien placé et, de toute façon... et pourtant ! il est en train de disparaître. Même la France, le pays le plus avancé dans le domaine, même EDF, proportionnellement le plus gros producteur d’électricité nucléaire, réduisent leurs installations de façon drastique, les réserve à leurs clients transnationaux et portent leurs efforts vers les énergies éolienne – avec entre autres les grands parcs éoliens en mer –, hydraulique, solaire ou marémotrice, dont les incidences sur le plan humain et écologique sont infinitésimales.
« Regarde à qui et à quoi je m’en suis pris. Je te jure qu’il est impossible de faire un lien entre l’attentat contre le centre Coriolis d’une part, A-privatif et moi de l’autre. (Il laisse un blanc et baissa d’un ton.) À part Spyder. »
Ils arrivent sur la plage par un sentier sinueux et odoriférant. Fred, debout, fait semblant de regarder dans toutes les directions. Nathalie, assise dans le sable, envoie ricocher des galets sur la surface de l’eau. Quand il se décide enfin à poser de nouveau le regard sur elle, elle se relève, passe la main sous son caraco et la ressort, un téléphone entre les doigts.
— Bon, fini de jouer, dit-elle.
Puis, sous l’œil déconfit de Fred, elle parle dans l’appareil :
— Ghisaccia. Où en est Sidzik ?
— Dans le maquis, avec Weinmar, à trois cents mètres du centre.
— Que font-ils ?
— Ils sont assis, ils discutent. Je n’aime pas vous savoir aussi loin, Ghisaccia.
— Je vais remonter, capitaine.
Elle raccroche le mobile à sa ceinture et montre à Fred le chemin escarpé par lequel ils sont venus.
— Tu savais ? lâche-t-il d’un air penaud.
— Que Markus avait rejoint Mark ou plutôt l’inverse ? Il semble que je l’ai appris en même temps que vous. Par contre, je savais depuis une heure que Markus avait abordé La Testa par la mer.
— Alors pourquoi m’avoir accompagné jusqu’ici ?
Elle écarte les mains.
— Pour que Markus et Mark se sentent tranquilles. Et aussi parce que je compte sur toi pour leur répéter tout ce que je te dis.
Fred a un geste d’incompréhension.
— Nous voulons éviter que Weinmar joue aux gendarmes et aux voleurs et Sidzik à Robin des Bois. Markus n’a pas l’ombre d’une chance. Plus exactement, sa seule chance est de s’en sortir vivant.
Fred essaie de rester à la hauteur de Nathalie, mais le sentier est étroit et les épineux lui accrochent les vêtements. Il doit passer devant elle, ce qui le contraint à tourner fréquemment la tête.
— Combien avez-vous placé de barbouzes dans La Testa ?
— Dans la place, je suis seule, mais nous avons deux bateaux au large, un hélico à Figari, un van sur le port de Pianottoli et une équipe sur le Monte Bianco.
— D’accord, Markus est coincé, admet-il.
— Depuis qu’il a donné rendez-vous à Mark.
— En tout cas, c’est sympa de leur avoir laissé le temps de discuter, même si c’était pour les espionner au microcanon.
Du coin de l’œil, il voit Nathalie secouer la tête de manière réprobatrice.
— Fred, Markus Weinmar est le cadet de nos soucis. S’il ne s’était agi que de lui, je m’en serais sortie seule et il serait déjà sous les verrous.
Cailloux trébuche, puis il se tourne très lentement.
— À quoi vous attendez-vous, au juste ?
C’est presque une accusation.
— À un attentat. Nous ignorons quelle forme il prendra et quand il aura lieu, mais nous savons qu’il s’achèvera par la mort de Markus
— Je croyais que sa seule chance était de s’en sortir vivant.
— En effet, s’il se place immédiatement sous notre protection.
Fred hésite à accélérer le pas, mais il n’en fait rien. Quelque chose ne tient pas debout.
— Ça cloche, cette histoire d’attentat. Sauf si vous possédez une information que nous... que tout le monde ignore. Et, dans ce cas, pourquoi ne l’empêchez-vous pas purement et simplement ?
— Par un déploiement militaire qui décourage toute tentative terroriste ? Nous sommes trop cyniques pour ça, Fred, tu sais bien.
— Ça ne répond pas à la question.
— En effet.
Nathalie pousse Fred pour qu’il reprenne son ascension, puis elle poursuit :
— Markus est devenu inutile et probablement dangereux pour ceux qui le manipulent. Ça, c’est une certitude. S’en débarrasser lors d’un nouvel attentat plus ou moins réussi est une aubaine. Ça, c’est une intuition de barbouze. Surtout s’il s’agit du dernier attentat de la série, parce que l’objectif réel est enfin atteint. Ça, c’est une supposition que corroborent les pièces du puzzle que nous avons assemblées. Le hic, c’est que nous ne pourrons la vérifier que si une tentative a lieu. Nous ne voulons pas courir le risque de nous découvrir, donc prendre celui d’une prolongation ou d’un redémarrage des attentats, avant d’avoir mis hors d’état de nuire ceux qui pilotent le tout.
— Et s’il y a mort d’hommes ?
— Il y en aura. Ici, cette nuit probablement, ou ailleurs la semaine prochaine ou celle d’après, mais il y en aura. Nous prenons nos responsabilités en nous efforçant de limiter les dégâts. C’est sûrement le genre de stratégie militaire que tu détestes mais, fais-moi confiance, ce n’est rien à côté des marchandages politiques qu’elle entraînera.
Fred se contente de cracher sur une fougère arborescente.
Les rayons du soleil déclinent, la température baisse légèrement et un souffle d’air descend de la montagne vers la mer en agitant le feuillage des plus hauts arbustes. L’air sent la résine. Markus, à demi allongé sur un tapis de feuilles sèches, ne fait plus que se justifier.
— Je ne pouvais pas prévoir Spyder. À aucun moment, je n’ai même senti l’influence de qui que ce soit. J’agissais seul en recourant aux compétences de ceux qui voulaient bien me les prêter, mais je te jure que c’est moi qui les poussais, pas le contraire ! Je voulais faire boule de neige, tu comprends ? Je voulais créer un grand élan de...
— Violence, massacres, assassinats, meurtres, ce ne sont pas les mots qui manquent. Tout ça au service de ceux-là mêmes que tu prétends combattre. Chapeau, Mark.
Sur ce thème, ils ont déjà haussé le ton plusieurs fois sans s’offrir plus qu’un mépris réciproque pour leurs impuissances respectives. Cette fois, Sidzik ne met que dégoût dans son timbre de voix. Weinmar réplique avec fatalisme :
— Je t’ai entendu, Mark, mais qu’est-ce que tu veux ? Qu’on se foute sur la gueule ? Avec ton bras en charpie ? Ce que j’ai fait est fait et je ne peux pas revenir dessus. Je le referais même en connaissance de cause. Je m’arrangerais seulement pour qu’on ne puisse pas me récupérer. C’est pour ça que je suis ici.
— Pour que je te serve de témoin ? Ne compte pas sur moi.
— Pour empêcher Spyder de se servir encore de moi.
Il y a d’abord un bruit quelque part sur leur gauche, comme un frottement dans les buissons, et ils se figent tous deux. Puis le bruit se reproduit, beaucoup plus fort et beaucoup plus près, et ils discernent clairement un mouvement à moins de dix mètres de leur refuge. Ils sursautent quand le sanglier passe entre deux arbousiers qu’ils peuvent toucher du bout des pieds.
— Il vaut mieux redescendre, annonce Markus. Les sangliers ont tendance à faire la sieste pendant la pleine chaleur et à parcourir leur territoire dès les prémices du crépuscule.
— Il ne fera pas nuit avant au moins une heure.
— Deux.
Ils rampent sous la frondaison pour rejoindre la sente et prendre la direction du centre de congrès. L’élancement dans le bras de Mark recommence à être pénible, mais il refuse d’en tenir compte.
— Qui est Spyder ? demande-t-il. Ou plutôt qui sont-ils ?
— Je ne sais pas. Des gros bonnets suréquipés et très doués en informatique, mais qui, précisément ? Je l’ignore. Ils ont accès aux dossiers de la NSA, c’est certain. Ils ont les moyens de s’offrir un commando digne de la CIA, c’est certain aussi. Dans quel but agissent-ils ? Quels sont leurs intérêts ? Pourquoi s’agitent-ils autant à l’approche de la CME ? Qu’espèrent-ils vraiment, sinon la faire capoter ? Je n’ai pas l’ombre d’une piste, Mark. Je sais seulement que l’occasion est trop belle pour qu’ils se privent de foutre le bordel.
En contrebas, ils aperçoivent le toit du centre de congrès. Ils ralentissent un peu.
— Tu parles de ce congrès ?
— Pourquoi sommes-nous ici ?
— J’espérais que tu allais me l’apprendre.
Markus hausse les épaules.
— Nous sommes là pour empêcher un attentat dont je suis peut-être l’une des cibles.
Mark s’immobilise.
— Pas peut-être, Mark. Sûrement, corrige-t-il. Et sûrement que tu mérites mille fois le sort qui t’attend, mais j’aimerais autant que tu te rendes.
Nouveau haussement d’épaules.
Mark repart.
— Au fait, Nathalie Ghisaccia est là.
C’est au tour de Markus de s’immobiliser.
— La douce Nathalie ! Tu la connais ? Bien sûr, sinon tu ne me parlerais pas d’elle ! (Il éclate de rire.) Tu couches avec elle, c’est ça ? Bienheureux Sidzik ! En tout cas, ça me fera plaisir de la revoir.
— J’en doute.
— Pourquoi ? Tu es tellement accro à elle que tu m’empêcheras de la regarder, même si je te promets de ne pas la toucher ?
— Parce qu’elle bosse pour la DGSE, connard, et qu’elle est là pour toi !