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Les équipes de tueurs opèrent leur jonction à 20 h 30 GMT, à l’arrière des ruines du club Charles Pasqua, quelque part entre la base véliplanchiste et le centre équestre. La bâtisse de béton brut, tendance Bauhaus mal digéré retouché au lance-flammes, masque fort opportunément d’un côté la plage, de l’autre le restaurant Chez Henri. Trois 4x4 kaki immatriculés à Ajaccio se rassemblent en éventail dans l’angle mort du vestige de parking. Quelques signes sont échangés pendant que trois hommes bâchent les véhicules d’un treillis de camouflage, puis les 4x4 remontent la piste entre les rochers. Quatre cents mètres plus loin, ils bifurquent, n’effrayant même pas une poignée de vaches efflanquées qui grimpent à l’assaut du maquis par un chemin à peine tracé sur lequel peu de quatre roues osent s’engager. Ils s’immobilisent définitivement après un quart d’heure d’un trial rapide mais sans prise de risque.

Douze silhouettes en treillis s’échangent des cantines munies de cadenas de sécurité et des housses aux formes explicites. Des Uzis sortent de leur berceau de mousse et de polystyrène, accompagnées de grenades cylindro-coniques à déverrouillage digital. Trois catégories : explosives, aveuglantes, fumigènes, repérées par un pictogramme coloré.

— On se bouge le cul ! les houspille le chef, un colosse aux traits creusés dont les gestes ont une précision de robot chirurgical. Pas de contacts avant l’arrivée en position. Si vous êtes repérés, décrochez. Si vous êtes touchés, déconnectez-vous. On vous récupérera plus tard.

Ils enfilent des cagoules opaques dotées de systèmes de téléphonie en circuit fermé, achetés à la Mafia russe sur le marché libre de Samarkand. En principe, les fréquences utilisées échappent aux bornes de détection qui quadrillent l’île, mais chacun des douze hommes sait ce que vaut ce genre d’assurance. Des mois d’entraînement dans des camps spéciaux leur ont appris à communiquer par monosyllabes et à mourir sans bruit.

Les 4x4 sont quasiment invisibles au milieu des arbustes. Un promeneur très attentif et étrangement curieux pourrait s’étonner de voir ces véhicules aux vitres opaques, aux pneus renforcés de bandes latérales de fibrocarbone, patienter ainsi au bord du chemin caillouteux qui rejoint l’arrière du village des pinsuttos. Mais, en Corse, les curieux sont une espèce en voie de disparition particulièrement mal protégée.


Dans le centre de congrès, les sessions parallèles sont tant bien que mal organisées après l’annonce du bouleversement de programme. Les cinq salles disposées en couronne autour de l’amphithéâtre Napoléon abritent les ateliers de travail. Des affichettes griffonnées à la main annoncent des conférences aux titres ésotériques. Sur la terrasse, face à la mer, un petit groupe de chercheurs ont interconnecté leurs portables et s’échangent fiévreusement des fichiers sans lever la tête de leurs écrans. La brise marine sent le thym et l’eucalyptus.

— Regarde-les, grimace Markus. Ils sont capables de tripoter leurs équations devant n’importe quel paysage sans lui jeter le moindre regard !

Mark et lui ont choisi de ne pas retourner dans le bungalow que l’ex-astrophysicien partage avec Fred. Ils sont accoudés à la fenêtre grande ouverte d’un gîte inoccupé, en contrebas du centre de congrès. D’après Fred, les autonomistes locaux ont tendance à faire sauter les conduits de tout-à-l’égout des clubs de vacances dès l’arrivée des premiers contingents de touristes. Désagrément que le centre du CNRS connaît dès sa première année d’ouverture. En conséquence, les bungalows sont équipés de sanisettes qui répandent des effluves de désinfectant industriel durant tout l’été. Un détail que les brochures publicitaires oublient de mentionner et qui justifie les fenêtres béantes jusque durant les pires canicules.

Comme Sidzik reste silencieux, Markus poursuit sur la même veine :

— J’ai vu des collègues se disputer un théorème devant un tableau de Van Gogh. J’ai assisté à un mariage où la moitié des invités se murmuraient à l’oreille des hypothèses mathématiques et où personne ne dansait au même rythme. Au Soudan, j’ai même croisé des ingénieurs qui s’engueulaient autour d’un portable alors qu’un gosse agonisait, accroché au sein vide de sa mère. Je ne veux pas qu’on esquinte davantage le monde, Mark. Les modèles de simulation ne doivent pas nous empêcher de voir les types qui crèvent à nos pieds. Tu sais quelle est la théorie à la mode, en ce moment ? Les équilibres globaux de compensation. Je pollue, surtout chez les autres et, pour compenser, je dépollue chez moi. Les analyses macroéconomiques montrent que ça reste viable à condition que nous demeurions beaucoup plus riches et plus gaspilleurs que nos voisins.

— Tu m’emmerdes, Mark. On a déjà discuté de ça et ça n’empêche pas que ta sœur, ton beauf et ton cousin ont été flingués pour tes beaux yeux, que je me suis fait tirer dessus dans une galerie d’art, et que j’ai un peu de mal à mettre ça en perspective.

— Égocentrisme.

— Si tu veux. Mais quand c’est moi le type qui crève à tes pieds, savoir que je suis responsable du monde qui te débecte ne rend pas le sacrifice que tu as ordonné plus harmonieux.

— Égoïsme.

Mark se fâche :

— Si tu veux, je te dis ! Mon égoïsme, ton égoïsme... On se rentre dedans ou on essaie de réfléchir à ce que mijote Spyder ?

Markus écarte les bras en signe d’impuissance.

— Je t’assure que je ne réfléchis qu’à ça depuis que j’ai reçu tes messages et je ne pige pas. Il n’y a rien ici, juste des spécialistes d’un peu partout qui discutent des nouvelles techniques de production et de stockage de l’énergie en bouffant des langoustes qui sentent moins le gasoil qu’en Bretagne. Merde, Mark, ils sont aussi inoffensifs que toi !

Du coin de l’œil, Sidzik aperçoit Nathalie qui remonte de la plage en suivant l’étroit sentier aménagé pour les touristes. Derrière elle, dans les lueurs rougeoyantes du soleil couchant, Fred ahane comme un poisson-pilote largué par un requin trop rapide pour lui.

— Ça n’a pas de sens, reprend Markus. À l’exception des Amerloques, de Jacobson et de quelques profiteurs, tous ceux qu’on a invités ici sont plutôt des écolos tendance moratoire sur l’énergie, réduction de la production mondiale et économie.

Un haut-parleur lointain annonce que l’avion des Américains vient d’atterrir à Paris, que ceux-ci rembarquent immédiatement pour Figari et que l’heure du dîner est reportée à celle de leur arrivée au centre.

— Deux bonnes heures, tendance trois, commente Mark. Je connais des ventres qui ne vont pas tarder à détester autant que toi les champions du pétrole !

— Ne me fais pas dire ce que je n’ai pas dit. Ce n’est pas le seul domaine dans lequel les Ricains excellent, mais les Européens, les Japonais et quelques autres sont aussi bons qu’eux, sinon meilleurs, dans les énergies renouvelables.

L’idée les frappe au même moment. Ils se regardent, saisis d’une compréhension commune qui leur fait retrouver pour un très court instant la vieille complicité d’autrefois.

— Bordel ! jure Sidzik. Ce ne peut être que ça ! Tout ce que la planète compte de cerveaux dans le domaine des énergies renouvelables se trouve ici, alors que... Il faut faire évacuer le centre, fissa !

— Trop tard, laisse tomber Markus de sa voix fataliste. Les fossoyeurs sont là.


Une troupe d’hommes en armes surgit du sentier qu’ils ont emprunté une demi-heure auparavant.

Plus le temps de finasser. Même entravé par son bras paralysé, Mark jaillit par la porte du bungalow et fonce vers Nathalie et Fred en leur criant de se mettre à couvert. Markus saute par-dessus le rebord de la fenêtre. Le dos courbé, il remonte en direction du centre de congrès en écrasant les rejets de figuier de barbarie qui lui barrent la route. Une silhouette en treillis surgit derrière un gîte à quelques pas de lui. Il prend de la vitesse. L’homme perd une fraction de seconde à basculer son fusil-mitrailleur et Markus le percute de plein fouet. Ils roulent au milieu d’un massif de fleurs souffreteuses encastrées dans des bacs de ciment. Markus se retrouve prisonnier de l’étau de deux cuisses musclées tandis que le tueur masqué décroche posément son Uzi. D’un coup de reins désespéré, il le déséquilibre. Sa main armée d’un bloc de pierre frappe au niveau du cou, arrachant à l’homme un grognement assourdi par la cagoule. Il frappe une deuxième fois au niveau de la tempe et sent l’os craquer. Le tueur frissonne. Il tend ses doigts en aveugle vers Markus avant de basculer vers l’avant, un flot de sang jaillit de sa bouche. Le boîtier de communication arraché de l’oreille glisse le long de sa joue et reste accroché à l’étoffe souillée comme une araignée venimeuse.

Markus se dégage de l’étreinte du cadavre. À genoux, la poitrine en feu, il arrache l’Uzi et déverrouille le cran de sûreté. Lorsqu’il se redresse, une lueur nouvelle brille dans son regard, pire encore que celle qu’il avait lorsqu’il s’est couché au sommet de la dune en Érythrée.


— Foutez le camp !

Les scientifiques assis sur la terrasse lui jettent un regard ahuri. Plutôt que de perdre son temps en explications, Markus lâche une longue rafale bien au-dessus de leurs têtes. Ils s’égaillent comme des pigeons. Les portables abandonnés s’écrasent sur les dalles de pierre avec un bruit de pop-corn qui éclate.

— Prévenez vos collègues, le bâtiment est attaqué. Planquez-vous dans le maquis !

Il fait demi-tour et s’engouffre par l’ouverture des cuisines. Trois marmitons en toque s’affairent autour d’une table couverte de sacs de légumes surgelés. L’arrivée de Markus, armé, déclenche un mouvement de repli général vers l’intérieur du bâtiment. Markus les suit, l’Uzi bien en évidence. La panique reste encore le plus sûr moyen de faire dégager tout le monde.


Nathalie aperçoit simultanément Mark qui hurle dans sa direction et les deux silhouettes en treillis qui s’avancent pour lui couper la route. Elle se jette sur le côté. La rafale qui aurait dû la trancher en deux fait voler des morceaux de roche sur le chemin. En contrebas, Fred, la pommette ouverte par un éclat de silex, pousse un cri indigné avant de se mettre à couvert aussi vite que sa corpulence le lui permet.

Nathalie sort de son sac l’arme qui ne la quitte jamais et vise posément, une boule dure nouée au creux de son sternum. La première balle fait exploser le foie de son assaillant de gauche, la deuxième lui ouvre un trou sous l’épaule assez grand pour y passer la main. Le corps n’a pas touché terre que Nathalie cueille le deuxième tueur à l’estomac. Elle le voit partir en arrière et se redresser aussitôt. Il a un gilet pare-balles, réalise-t-elle. L’entraînement prend le dessus. Plutôt que la tête, cible trop difficile à atteindre, elle vise les jambes et expédie une giclée de balles au niveau des genoux. Cette fois, le tueur pousse un hurlement et son arme se décharge inutilement vers le ciel. Il s’écroule sur un tapis de cactus, les bras agités de soubresauts. Elle l’achève d’une balle en plein front lorsqu’elle est sûre qu’il ne se relèvera plus.

Derrière elle, Cailloux redescend vers la plage aussi vite qu’il l’ose. Dès les premiers tirs, Sidzik s’est réfugié à l’abri d’une murette. Elle décroche son portable et active la fréquence spéciale.

— Ils sont déjà là, grogne-t-elle. Au moins dix hommes. J’en ai eu deux.

— On les a repérés. (La voix est sèche.) Tenez bon, Ghisaccia, on est sur vous dans moins de cinq minutes.

Nathalie relève la tête et voit Sidzik qui repart vers le centre de congrès en hurlant le nom de Markus. Il a ramassé l’arme d’un des tueurs et l’agite maladroitement de sa seule main valide. Elle serre le portable à l’en faire exploser.

— Le con, murmure-t-elle. Magnez-vous, capitaine !


Les terroristes ont choisi d’attaquer le centre de congrès par le haut, au moment où les chercheurs auraient dû se rassembler dans l’amphithéâtre central. Leur chef aurait alors prononcé un violent discours nationaliste et organisé un semblant de prise d’otages avant de tirer dans le tas. Le témoignage des rares survivants aurait orienté l’enquête vers les milieux autonomistes. Un drame de plus dans une guérilla qui n’en finit pas de s’avilir.

Les tueurs ont oublié de tenir compte de deux facteurs : en premier lieu, les scientifiques sont des gens foncièrement individualistes, à la limite de l’indiscipline pour la majeure partie d’entre eux. Au moment de l’attaque, le centre ressemble à une colonie de vacances pour enfants perturbés, avec des petits groupes dispersés dans tous les coins et des ateliers spontanés installés en plein air, sous la pinède.

En second lieu, les tueurs ont prévu Markus Weinmar, mais pas Nathalie.

Et ça, c’est vraiment une grosse erreur.


Markus s’engouffre dans l’amphithéâtre en gueulant comme un possédé. Le conférencier, un barbu à la cravate peinte à la main, monte le volume du micro d’un geste agacé et clique sur la diapositive suivante en s’efforçant d’ignorer l’interruption. Markus s’immobilise au pied de l’estrade. Avec résignation, il fait sauter l’écran du portable de contrôle d’une balle bien ajustée et arrache le micro au conférencier médusé.

— Dehors ! ordonne-t-il. Get out ! Il y a des types en treillis/p-m./cagoule dans tout le centre, et croyez-moi, ils n’ont aucun respect pour le merveilleux scientifique.

— Merci de votre attention, ajoute le conférencier.

L’assistance clairsemée se lève dans un brouhaha de papier froissé. Markus jette un coup d’œil à l’extérieur. Cinq hommes foncent à travers la terrasse dans sa direction. Il a le temps de tourner les talons avant que la baie vitrée n’explose dans son dos. Il roule sur lui-même et plonge entre les travées de l’amphithéâtre. Une rafale pointille de rouge la chemise du conférencier attardé, qui lâche ses notes et bascule en travers du projecteur. Son visage médusé s’affiche en gros plan sur l’écran avant de glisser sur le sol.

Les cinq silhouettes cagoulées arrosent la salle en larges arcs de cercle. Les quelques scientifiques qui n’ont pas encore atteint les portes du haut sont impitoyablement hachés.

Les tueurs se déploient et inspectent les travées.


Sidzik a vu le commando pénétrer dans le centre à la suite de Markus. Ils étaient trop loin pour qu’il ait une chance de les atteindre. Il fait demi-tour et voit d’autres hommes se ruer vers la terrasse en bloquant les sorties secondaires. Il les met en joue du mieux qu’il peut et appuie sur la détente.

Rien ne se produit.

Un coup dans les reins l’envoie bouler dans les cactus. Nathalie lui arrache le fusil-mitrailleur sans ménagement et dégage le cran de sécurité.

— Reste pas dans mes pattes ! crache-t-elle. La cavalerie arrive, je ne peux pas m’occuper de toi. Laisse faire les pros.

Elle tire deux rafales vers la deuxième équipe du commando. Trop vite pour les atteindre. Sans cesser de tirer, elle court se mettre à l’abri derrière un bloc sanitaire. Les terroristes se sont repliés à l’abri d’une murette et arrosent méthodiquement la zone où elle se trouve. Une troisième équipe poursuit son chemin vers le centre de congrès. Nathalie hoche la tête. Des professionnels aguerris auraient déjà décroché, conscients que la mission est un échec. Ceux-là se comportent comme un commando suicide.

Ça ne va pas lui faciliter la tâche.

Elle bascule l’arme en position « coup par coup » et aligne une silhouette recroquevillée derrière une cuve de propane. Les balles pénètrent le métal avec un grincement caractéristique mais le tueur riposte, apparemment indemne. C’est blindé, évidemment, comprend-elle. Elle secoue la tête pour chasser les gouttes de sueur qui lui coulent dans les yeux et gagne l’autre extrémité du bloc sanitaire. Accroupie, elle jette un rapide regard sur la murette et la cuve. Deux des tueurs s’éloignent vers le centre, les deux autres attendent qu’elle se décide à se montrer. Sidzik a eu l’intelligence de rester allongé dans les cactus. Peut-être l’a-t-elle frappé un peu trop fort. À l’heure des comptes, il aura une raison supplémentaire de lui en vouloir.

Elle s’essuie le front et prend sa décision. La cuve lui barre la route. Elle se donne le temps de viser posément, l’arme bien calée à l’épaule, inconsciente des tirs qui arrachent des éclats de béton au mur, tout près de son visage.

Sa troisième balle crève une vanne et fait exploser le réservoir.

L’onde de choc projette en arrière les deux tueurs, instantanément transformés en torches hurlantes. Des éclats de métal et de verre aspergent la zone. Nathalie se redresse. Elle allume son portable d’un geste machinal et balance :

— Vous êtes où, bordel ?

Sans écouter la réponse, elle fonce vers le centre en faisant un crochet pour éviter l’épave fumante. Des flammèches se forment dans les bosquets de végétation sèche. À cette époque de l’année, les incendies éclatent pour un rien.


Markus jaillit comme un diable de derrière le siège rabattu qui le dissimule et arrose les cinq terroristes. Il a la satisfaction d’en toucher deux avant qu’une balle dans l’épaule ne l’envoie valser contre le mur du fond. Sous le choc, il lâche l’Uzi qui dégringole les marches. Il n’a pas le temps de se baisser pour la récupérer. Le tueur le plus proche lui décoche un coup de pied dans l’estomac, suivi d’un coup de crosse sur la tempe. Markus s’écroule. Le terroriste le retourne sans ménagement et compare ses traits crispés par la douleur au souvenir d’une série de photographies.

— Cible Un neutralisée, annonce-t-il dans le micro dissimulé sous sa cagoule.

Et il fait exploser la poitrine de Markus d’une rafale, en prenant soin de laisser son visage intact.


Nathalie progresse en zigzag vers le centre. La panique règne à l’intérieur du bâtiment, d’où jaillissent des tirs sporadiques. Les chercheurs coincés au premier étage, dans les ateliers de travail, tentent de s’échapper par les baies vitrées latérales. Ils se sont regroupés sur deux balcons surplombant la descente vers la mer. Le premier à sauter s’est cassé les deux chevilles et ses cris ont dissuadé les autres de l’imiter. Ils ont bâti une barricade de tables et de chaises devant la porte, avant de tresser une corde sommaire avec leurs pantalons.

Le spectacle de ces scientifiques en petite culotte arrache un ricanement nerveux à Nathalie. Elle détourne la tête, juste à temps pour lâcher une balle en direction d’une silhouette cagoulée qui se rejette à l’abri d’un mur. Dans son dos s’élève le staccato d’un hélicoptère d’assaut. La cavalerie est très en retard.

À l’intérieur, les tirs augmentent en intensité. Deux équipes de tueurs occupent le bâtiment et ils n’ont pas l’intention de faire de quartiers. Nathalie n’a pas le choix.

Son Glock contient encore cinq balles ; le chargeur du fusil-mitrailleur est à moitié vide. J’ai toujours détesté le gaspillage, songe-t-elle avec philosophie avant de pénétrer dans les cuisines.

Un des marmitons gît au pied de la porte de la chambre froide, le haut du visage arraché. Il a tenté de se protéger avec un couvercle de poubelle que les balles ont déchiqueté sans pitié. La porte donnant sur la salle à manger est entrebâillée. Nathalie la pousse du pied et se rejette en arrière. Personne, à moins que... Elle pose le fusil, soulève le corps du marmiton par les aisselles et le balance dans la pièce d’une violente poussée. Cette fois, des coups de feu jaillissent et le cadavre danse sous les impacts. Elle le suit d’un roulé-boulé et vide le chargeur du Glock au jugé. Un cagoulé, la gorge traversée d’une balle, s’étouffe dans son propre sang.

Elle s’approche de lui à croupetons, lui arrache son arme et laisse tomber le pistolet désormais inutile. Elle songe à reprendre le fusil-mitrailleur qu’elle a laissé aux cuisines puis y renonce. Chaque seconde compte.

Un tour rapide dans l’amphithéâtre lui permet de reconstituer le schéma de l’attaque. Elle fait le tour de l’estrade, s’assure que les deux types en cagoule projetés en travers d’une table sont bien morts et escalade la travée centrale. Le cadavre de Markus est étendu en haut des marches, près de celui de deux autres chercheurs. Une mare de sang s’écoule lentement vers le bas. Elle l’enjambe et, centimètre par centimètre, entrouvre le battant de la porte.

Une rafale siffle à ses oreilles. Elle se recule violemment et dérape dans la flaque de sang. La rafale suivante manque la couper en deux. Elle se replie en bas des marches en jurant. La position des tueurs rend suicidaire un assaut frontal.

Elle regarde autour d’elle en vérifiant son chargeur. Le cadavre d’un des tueurs a roulé sur le dos. Saisie d’une inspiration, elle palpe son treillis et sent deux masses dures dans une de ses poches. Des grenades aveuglantes, le modèle tchécoslovaque.

Une explosion fait vibrer le bâtiment. Les terroristes ont décidé de se débarrasser de la barricade dérisoire qui barre la porte-fenêtre donnant sur le balcon. Nathalie remonte la travée en courant et lance les deux grenades au ras du sol, avant de se plaquer contre le mur. L’éclair de lumière qui suit traverse ses paupières comme l’explosion d’un soleil. Elle pivote, arrose le couloir au fusil-mitrailleur et se réfugie dans les toilettes. Accroupie, elle jette un coup d’œil à l’extérieur. Trois de plus, songe-t-elle avec satisfaction en voyant les silhouettes allongées. L’une d’elle tente de se relever, elle l’achève sans pitié, éclaboussant de cervelle les murs blanchis à la chaux. Restent trois. Elle tire vers le fond, forçant l’un des terroristes à se jeter en arrière contre une porte qui refuse de s’ouvrir. Nathalie le découpe en suivant les pointillés. Deux. Un bras armé d’une grenade surgit d’une encoignure. Elle le transforme en moignon sanguinolent et la grenade explose aux pieds du tueur. Son corps déchiqueté bascule dans le trou du plancher ouvert entre ses jambes. Il n’a même pas eu le temps de hurler. Plus qu’un.

Elle se redresse, tous les sens aux aguets. C’est l’heure du chat. Son chi, cette extension virtuelle d’elle-même que ses années d’arts martiaux ont rendue hypersensible, se déploie le long du couloir ensanglanté. Les doigts serrés sur la crosse du fusil, elle sent une présence s’avancer derrière elle. Le tueur l’a piégée.

Elle rue de toutes ses forces, projetant sa chaussure dans la direction approximative du bas-ventre de son agresseur. Le choc la déséquilibre. Elle se laisse glisser au sol et se tortille comme un serpent tandis qu’un hurlement indigné retentit derrière elle. Elle lève son arme mais se retient in extremis de tirer. À l’autre bout du canon, un flic au visage verdâtre se tient les parties à deux mains. Derrière lui, le capitaine de la DGSE agite négligemment sa mitraillette.

— Nerveuse, Ghisaccia ? grogne-t-il.

— Ça doit être mes règles. (Elle se relève sans aide.) Il en reste un, en principe.

— On l’a cueilli d’en bas, quand il est passé devant la fenêtre. Vous le trouverez dans la pièce du fond. (Il contemple le couloir dévasté et sourit.) Question ménage, vous êtes plutôt efficace, on dirait. Vous auriez pu en laisser un en état, qu’on puisse l’interroger.

Elle hausse les épaules et lui tend le fusil-mitrailleur.

— Je n’avais pas le temps de viser.

Le reste de l’unité d’assaut envahit l’amphithéâtre. Elle descend vers la sortie au milieu de l’agitation, sans que personne ne songe à l’arrêter. En arrivant sur la terrasse inondée de soleil, elle manque heurter Sidzik.

— Markus ? demande-t-il.

Il lit la réponse sur son visage et baisse la tête. Elle lui relève le menton du bout de l’index.

— Il a obtenu ce qu’il cherchait, Mark, et aucun de nous n’y pouvait rien changer. Je te déconseille d’aller le voir, ce n’est pas joli-joli. Mais il n’a pas eu le temps de souffrir.

Il la contemple un long moment et murmure, avec une douceur désespérée :

— Tu veux bien foutre le camp, Nathalie ?

Le vacarme de l’hélicoptère qui se pose sur le toit l’empêche de répondre. Elle s’éloigne sans se retourner, incapable de trouver les mots. Le vent, chargé d’une odeur de lavande et de thym, chasse de ses narines la puanteur du massacre. Oublier va demander un peu plus de temps.