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Le tout nouveau columbarium de Pantin jouxte conjointement le cimetière parisien et le fort d’Aubervilliers. Il donne l’impression d’un assemblage hétéroclite de murs d’escalade qui seraient tombés du ciel pour se planter dans toutes les positions et un peu au hasard autour de la moitié longitudinale d’un sapin dessiné par un gamin de quatre ans et couché sur une dalle de verre dépoli. Le tout ne se contente pas de jurer avec l’architecture du fort, c’est tout simplement hideux.

Le sapin, coiffé de trois pyramides translucides du plus mauvais goût, se veut être un « complexe cérémonial » (cf. le panneau de carrare dans le « hall processionnel ») où « les vivants accompagnent les morts dans leur voyage de feu ». Bref, c’est un crématorium dans lequel, fort heureusement, les vivants ne sont pas obligés de visiter les fours de l’intérieur. « L’office crématoire » y dure un peu moins d’une demi-heure, ce qui est largement suffisant pour que les « accompagnants » les plus âgés regrettent l’absence de tout siège et pour que leurs petits ou arrière-petits-enfants les mieux élevés trompent leur ennui en jouant à cache-cache entre les « symboles d’élévation » (des pylônes que n’aurait pas reniés Buren) ou à la marelle sur les dalles de stuc vitrifiées.

L’architecte a même poussé le vice jusqu’à transformer chaque salle en véritable piège à sons. D’une pièce à une autre, alors qu’il n’existe aucune porte, aucun sas et que les ouvertures sont si larges qu’on peut assister à un office tout en surveillant ceux qui se déroulent autour, aucun bruit ne filtre. Par contre, dans chaque salle, les sons rebondissent du sol au plafond, de mur en mur et sur chaque pylône pour s’amplifier et transformer chaque frottement de tissu en vacarme d’avalanche. « La solennité d’une cathédrale », dit la plaque de marbre. Sûrement, à condition que personne ne soit pris d’une quinte de toux ou d’un accès d’aérophagie.

L’aube voit Mark se lever mélancolique. Par les vitres du 4x4 de Fred, les rues de Paris lisent sur ses traits une tristesse qu’elles ne lui connaissent pas. Il faut moins de deux minutes au columbarium pour le dérider. Maintenant, alors qu’il assiste à la crémation du cercueil ridicule dans lequel on a enfermé le corps de Markus, il se demande combien de secondes il tiendra avant d’exploser de rire. À son bras gauche, il sent que Joanna se pose la même question. Contre son flanc droit, il perçoit le mélange d’hilarité et d’énervement qui gagne Lanh.

Surtout, ne pas se tourner vers Fred. Surtout, ne pas croiser son regard humide du fou rire qu’il contient lui aussi.

La bière trône sur un brancard que ne désavouerait pas un hôpital, accroché par deux rampes à une première écoutille d’inox digne d’un sous-marin nucléaire. Entre elle et « les accompagnants », un bandeau de granit fend le stuc. Il symbolise « la porte entre les deux mondes » et ne sert qu’à délimiter la distance de sécurité au cas où un dysfonctionnement entraînerait l’ouverture simultanée des deux trappes. Sur la droite du cercueil, en-deçà donc du périmètre de sécurité, se tient « l’officier civil » chargé de procéder à la crémation (il est bien précisé sur les brochures que les familles ou les « ayants droit » peuvent à leur guise demander que l’incinération soit ordonnée par un prêtre, de quelque religion qu’ils souhaitent, ou un proche, à condition que ceux-ci assistent aux deux demi-journées de formation – voir supplément – indispensables à la bonne sécurité de la cérémonie). L’officier civil est engoncé dans un costume noir d’une rigidité exemplaire. Il conserve une main dans une poche pour masquer la télécommande du sas.

— L’un de vous souhaite-t-il honorer le défunt d’une oraison ? s’enquiert-il d’une voix sépulcrale.

Sans le claquement de talons parfaitement féminins sur le stuc, Mark se serait enfin soulagé de son fou rire. Mais avant de tourner la tête, il sait qu’il va découvrir Nathalie, il peut même dire qu’elle est toute de gris vêtue, un gris de pluie sans maussaderie. Ses émotions virent à une colère curieusement mâtinée de soulagement. En tout cas, le besoin de rire disparaît avant qu’il ne la voie réellement. Puis, sur la droite de la jeune femme, il reconnaît Espinhaõ et, entre eux, Salinger. Alors, envahi d’un bonheur immense, sans aucune indécence, il revient à ce qui se passe devant lui.

— Salut, Mark, prononce-t-il avec tendresse, comme en réponse à la question inepte de l’officier civil.

Il se dégage de Lanh, il lâche Joanna et pivote sur place pour s’éloigner d’elles et de cette caricature de cérémonie. En passant devant Fred, il murmure :

— Accélère-moi cette connerie. Je vous attends devant le mur cinéraire.

Il s’arrête deux secondes devant Salinger, lui offre le regard d’un ami qui aimerait être un fils, et il attrape Espinhaõ par le bras pour l’entraîner vers la sortie. Il n’accorde pas un coup d’œil à Nathalie. Qu’elle reste, si elle pense que les moments de vie passés avec le Berlinois sont un meilleur souvenir que ceux pendant lesquels elle a permis qu’il soit tué.


Ils s’immobilisent devant le mur cinéraire dans lequel Markus se laissera oublier par les hommes. Ils n’ont pas échangé un mot. Le regard de Mark erre un moment sur les cinq rangées de vingt plaques vides qui s’alignent sur le mur. Une seule cavité bée, au milieu de la rangée à hauteur de visage. Markus inaugure ce mur. Une plaque d’un blanc crayeux, satiné, attend au pied du cinérarium. En lettres noires vaguement dorées, en italiques appliquées, on peut y lire son prénom et son nom, sa date de naissance et celle de sa mort. Rien d’autre, Mark a veillé à ce qu’il en soit ainsi.

La date de naissance est exactement la même que la sienne. Il lui envoie un clin d’œil.

C’est vrai qu’on était un peu comme des jumeaux séparés à la naissance. Des jumeaux qui se seraient retrouvés adultes, si proches et si dissemblables. Je peux te le dire maintenant : c’est con, ce que nous ne sommes pas devenus.

Espinhaõ est figé au repos, un peu en retrait de Sidzik. Il comprend ce que celui-ci éprouve et il respecte son recueillement. Il est surpris lorsque Mark se retourne brutalement et parle d’une voix totalement dépourvue d’émotion.

— Vous me lâchez le fin mot de l’histoire ou je l’invente au petit bonheur la chance pour un magazine national ? Parce que c’est fini, n’est-ce pas ? Au moins pour vous ?

Espinhaõ risque un petit rire amusé.

— Ça ne finira jamais, Sidzik, et vous le savez bien. Comme vous savez pertinemment que vous ne trouverez aucun canard pour publier votre histoire.

— Même de l’autre côté de l’Atlantique ?

— Surtout de l’autre côté de l’Atlantique.

Ils se dévisagent un moment.

— Je vous écoute, engage Mark en ne lâchant pas le regard de son vis-à-vis.

Espinhaõ réfléchit une seconde.

— Qu’avez-vous compris ?

Mark secoue la tête.

— Surtout ne pas en dire trop, c’est ça ?

Le directeur de la Coordination des Services de Renseignements européens n’a pas même un clignement d’yeux. Mark hausse les épaules et se lance :

— La CME doit définir ce que seront les grandes lignes de l’exploitation et de la distribution des ressources énergétiques mondiales pour les années à venir, dont certains aspects sont très sensibles. La pollution atmosphérique, les bouleversements écologiques directs et indirects, les conséquences sociales et sanitaires, la misère de certaines nations, le délabrement d’autres, les besoins croissants des pays en voie de développement, la mainmise économique, le contrôle politique inopérant, la déréglementation, toutes choses pour lesquelles Mark... Markus espérait une prise en charge citoyenne et responsable. Toutes choses que certaines multinationales n’ont aucun intérêt à voir discuter dans une conférence mondiale, en tout cas pas comme base de réflexion législative, car cela réduirait trop le train de vie de leurs actionnaires, et encore moins alors qu’émergent des technologies susceptibles de se substituer à leur manne pétrochimique.

— Les énergies renouvelables d’origine mécanique ou thermique sont ou peuvent devenir le même type de manne financière.

— D’abord, permettez-moi de douter que les bénéfices soient tout aussi juteux. Ensuite, c’est un problème de transfert de technologie. La production électrique, à partir des ressources fossiles ou nucléaires, s’est dotée de moyens hydrauliques, solaires ou éoliens, répondant à des critères énergétiques, écologiques et humains parfaitement acceptables. L’industrie des dérivés du pétrole s’est dotée de moyens chimiques pour exploiter la biomasse terrestre et marine, mais leurs très mal nommées bioénergies sont toujours de faible rendement, perturbent toujours la biosphère et l’atmosphère et ne tiennent toujours aucun compte des retombées humaines, sanitaires et sociales. C’est ce que j’appelle un très mauvais choix de conversion. Fred dit que certains ont du mal à entrer dans le troisième millénaire. Mark... Markus disait que les seigneurs refusent de laisser le monde sortir du Moyen-Âge. Je crois qu’ils parlent de la même chose.

Espinhaõ lève les yeux au ciel.

— M. Cailloux n’a pas recours à des méthodes féodales pour...

— M. Cailloux pense souvent que ses scrupules de pacifiste attardé n’expriment que sa lâcheté, le coupe Fred.

Il grimpe les deux marches accédant à l’esplanade devant le mur cinéraire, tenant entre ses mains en coupe l’urne en laiton dans laquelle reposent les cendres de Markus avec celles d’un chêne centenaire abattu pour qu’on puisse y débiter des planches hautement inflammables. Derrière lui, Lanh accompagne le petit pas de Joanna et, en retrait, Nathalie escorte le professeur Salinger. Un peu plus loin, l’officier civil devance stoïquement deux techniciens à la mine tout aussi sinistre. L’un d’entre eux essaie vainement de cacher derrière sa cuisse la visseuse sans fil qui pend au bout de son bras droit.

Mark et Espinhaõ s’écartent. Fred dépose l’urne dans la cavité réservée à Markus. Lanh et Joanna viennent encadrer Mark. Nathalie et Salinger s’arrêtent de l’autre côté de la travée, face à Espinhaõ. Sous le regard affligé de Fred, qui fait des efforts méritoires pour ne pas l’étrangler, l’officier civil recentre l’urne, prend un peu de recul et réajuste une dernière fois sa position, puis il lance un signe de tête sec vers les techniciens et ceux-ci soulèvent la plaque pour la mettre en place sur sa logette.

L’opération s’avère plus délicate que prévue. Non que la plaque ne soit pas parfaitement ajustée aux dimensions de la logette, mais parce qu’elle ne tient pas toute seule, et que son poids interdit à l’employé chargé de la visser de laisser son collègue la soutenir tout seul. L’officier civil s’irrite puis, s’impatientant, se décide à s’abaisser jusqu’à se saisir lui-même de la visseuse, outil dont il ne s’est manifestement jamais servi. Plusieurs fois, l’une ou l’autre vis tombe à terre. Plusieurs fois, la visseuse ripe sur le métal. Chaque fois, des hoquets de rire contenu secouent Joanna, Lanh et Mark.

Finalement, Fred, qui n’a plus du tout envie de rire, écarte l’officier civil sans ménagement et scelle lui-même la plaque.

Un pouffement de Nathalie déclenche le fou rire général, renvoyant les trois empotés du columbarium vers leurs fours crématoires.

Quand tout le monde se calme, alors que Fred essuie ses larmes d’hilarité avec un mouchoir en papier et que Joanna est encore secouée de quintes de rire sporadiques, Salinger prend pour la première fois la parole :

— J’ai entendu une fin de phrase fort alléchante, lance-t-il à l’adresse de Mark. Que disiez-vous ?

Mark engage Espinhaõ à répondre à sa place, mais celui-ci lui retourne la politesse.

— J’expliquais les enjeux de la conférence mondiale sur l’Énergie et la différence de positionnement politique entre l’Europe et les États-Unis. J’en étais au moment où il ressort clairement que les intérêts économiques américains, et, de façon moindre, de quelques autres nations, étroitement liés à ceux des multinationales à fort patrimoine pétrochimique, sont incompatibles avec les préoccupations essentiellement européennes et japonaises, mais qui concernent aussi d’autres États, en matière d’énergie, d’écologie et de solidarité internationale. J’allais donc en arriver aux tenants et aux aboutissants de l’affaire Weinmar.

Espinhaõ est attentif. Nathalie rit sous cape. Joanna, Lanh et Fred sont fiers de leur petit-fils, amour interdit et ami, et pas mal d’eux-mêmes aussi. Salinger se contente d’un geste incitant Mark à poursuivre.

— Là, ça se complique et il me manque des éléments, mais M. Espinhaõ me corrigera ou complétera.

« Une association d’individus anonymes, mais dont les intérêts semblent étroitement liés à ceux des multinationales en question et que nous appellerons Spyder, a dans un premier temps favorisé la croisade terroriste de notre ami Markus. À première vue, cela revenait à faire entrer le monstre chez soi et à lui permettre de causer de graves dégâts. Toutefois, il suffit de jeter un œil sur la Bourse pour voir que la T&B et la Kay-Zaco s’en sortent plutôt pas mal, et il suffit de se souvenir de la haine que ses concurrents et l’administration américaine vouaient à Liz Crowley pour comprendre qu’il convenait de s’en débarrasser. Peut-être même a-t-elle été l’occasion d’un marchandage. La mort de Larkin n’ayant été, elle, qu’une incidente facile à faire passer en pertes et profits.

— C’est un peu cynique, non ? demande Espinhaõ.

— J’accepte le compliment du maître, s’incline Mark. Toujours est-il que les attentats de Markus dédouanaient, et pour cause, ceux qui les supervisaient, tout en leur conférant une aura de martyr et en orientant les soupçons légitimes de tous les services de police du monde vers... eh bien disons, des intérêts différents. Le WER devenait le bouc émissaire idéal. D’une part, il avait déjà mis à mal toute une branche de Spyder en éliminant la Veuve Noire, et ses activités allaient forcément l’amener à interférer encore avec celles du même Spyder. D’autre part, cela mettait l’Europe dans une situation inconfortable pour négocier, dans un premier temps, l’ordre du jour de la CME et, par la suite, les dispositions internationales que celle-ci prendrait.

Salinger lève la main.

— À noter que, en l’absence actuelle de réglementation dans un domaine où la mondialisation fait rage depuis très longtemps, les États-Unis peuvent fort bien se contenter du non aboutissement des tractations. Je parierais d’ailleurs pour cette stratégie.

Espinhaõ appuie le propos d’un hochement de tête. Mark en profite instantanément.

— Vous avez des précisions à nous apporter ?

Espinhaõ a un sourire mi-figue mi-raisin.

— La position américaine consistant à refuser systématiquement de signer des accords internationaux dans certains domaines sensibles, comme vous les appelez, est de plus en plus intenable. À Seattle, ils ont découvert qu’ils ne pouvaient plus négliger les mouvements de protestation de leurs propres citoyens en matière d’écologie, de paupérisation, de santé et d’antimilitarisme. Par ailleurs, il leur devient difficile de recourir aux valeurs nationales et aux élans patriotes alors qu’une proportion de plus en plus importante de leurs concitoyens se déclarent ouvertement honteux d’être américains. Il leur faut donc trouver des subterfuges. Leur préféré consiste à désigner l’Europe comme dangereusement irresponsable et n’hésitant pas à avoir recours à des méthodes iniques.

— En ce sens, ils ne font d’ailleurs que nous retourner la monnaie de notre pièce, commente Joanna d’une petite voix taquine.

— Sauf qu’ils ne trompent qu’eux-mêmes, corrige Fred, alors que de plus en plus de nations s’alignent sur les positions européennes. (À retard, il ajoute :) Sauf votre respect, Grandma.

Mark adresse un clin d’œil à sa grand-mère et reprend :

— Le WER sur la touche, l’Europe politiquement gênée aux entournures, nous aurions pu supposer que Spyder s’en tiendrait là. Il lui suffisait d’abattre Markus pour que le dossier soit clos sans que personne n’y trouve à redire. (Il se tourne vers Espinhaõ.) Je ne vais pas tarder à avoir besoin de vos lumières.

Espinhaõ lui fait signe de poursuivre. On entre justement dans le vif d’un sujet sur lequel il veut s’exprimer le moins possible. Mark s’exécute de bonne grâce.

— Pour une raison qui m’échappe mais qui n’est pas très importante pour l’instant, Spyder ne veut pas se satisfaire d’une CME qui ferait chou blanc sur toute la ligne. Il détruit Coriolis, faisant prendre des années de retard à un projet novateur et ambitieux cent pour cent européen qui... Ecoutez, Espinhaõ, pour le reste je crois avoir une bonne idée de la situation, mais Coriolis jure un peu. Vous ne voulez pas me donner un coup de pouce ?

— Continuez, nous reviendrons sur Coriolis plus tard.

Cette fois, Mark poursuit à contrecœur :

— En Corse, le second objectif de Spyder, ce que je croyais être sa cible principale, était l’assassinat de Markus. Mais, très sincèrement, je ne voyais pas quel pouvait être l’autre. C’est une phrase de Markus, aidée d’une petite coïncidence, qui m’a ouvert l’esprit. En gros, il a dit : « À l’exception de Jacobson et des Américains, tous les congressistes ici présents sont de gentils écolos tendance moratoire sur l’énergie avec réduction de la production mondiale. » Eh bien oui, justement. Un bon gros missile nucléaire sur La Testa, alors que l’avion transportant les Américains allait se poser avec un retard de dix heures, mettait un terme ou, en tout cas, donnait un sérieux coup de frein à la recherche mondiale sur les technologies de l’électricité. Quasiment tous les ténors européens et japonais des disciplines solaires, éoliennes et hydroélectriques se retrouvaient au mauvais endroit au mauvais moment. Du coup, la conférence mondiale sur l’Énergie prenait une tout autre tournure. Il ne s’agissait plus d’un duel entre les partisans de la pétrochimie et ceux des énergies renouvelables, mais de tractations autour des technologies existantes et éprouvées dont les ressources fossiles redevenaient le principal acteur.

— Et, scientifiquement, insiste Fred, les Américains redevenaient leaders dans tous les domaines, car ils sont loin d’être manchots, eux aussi, avec le solaire et les éoliennes. L’Europe et le Japon étant alors obligés de négocier, le profil bas, les conditions imposées par la loi du marché pour rattraper le retard pris en un seul attentat. Les pétrodollarophiles pouvaient se rendormir tranquilles, Spyder leur ayant offert cinq ans de quiétude absolue.

— Beaucoup plus, s’anime enfin Espinhaõ.

— Combien ? demande Lanh.

Le directeur de la CSRE lui décoche un regard surpris, eu égard à sa jeunesse, puis se souvient de ce que Ghisaccia lui a dit d’elle et souffle :

— Une vingtaine d’années, peut-être plus. Il n’y a qu’à juger du mal de chien qu’ont les Russes à se dépêtrer de la chute du Soviet. Le problème n’est pas tant le retard scientifique que nous aurions pris, mais les conséquences politiques du coup de frein asséné à la recherche. Car nous aurions effectivement été contraints de signer des accords internationaux sur lesquels il aurait ensuite été difficile de revenir.

— Et c’est le monde entier qui en aurait pris plein la gueule ! commente Fred. Tout ça pour préserver notre confort à grand renfort de lâcheté !

Nathalie rit, Espinhaõ se tourne vers elle pour lui décocher un regard noir.

— C’est plus compliqué que vous ne le pensez, monsieur Cailloux, sermonne-t-il. C’est aussi plus compliqué que ne le présente M. Sidzik. Pourtant, la situation se résume effectivement à une dualité politique de plus en plus flagrante. D’un côté, l’Europe avec ses préoccupations que je qualifierai de citoyennes ; de l’autre, les États-Unis avec son individualisme autodéterminé. Et, pour arbitre, non pas les Chinois, comme les naïfs aiment à le penser, mais les multinationales qui font la pluie et le beau temps à Washington, comme à Berlin, Londres et Paris. Voulez-vous que je vous dise vers quoi nous nous précipitons ? Nous nous précipitons vers une guerre froide entre les deux côtés de l’Atlantique Nord. Nous le savons, les Américains le savent et le reste du monde est mort de rire ou tremblant de peur. Il y a cinq ans, je me serais fait l’écho des politiciens européens et je vous aurais dit : « tout sauf ça ! » Aujourd’hui, je vous dis que nous sommes en train de nous y préparer, comme ils sont en train de le faire, et que nous cherchons les uns et les autres à gagner du temps, parce que ni la Maison-Blanche, ni l’Élysée, ni le 10 Downing Street, ni le Bundestag ne se croient maîtres de leur propre destinée.

— Spyder ? essaie Mark.

Espinhaõ soupire.

— Spyder est un épouvantail à moineaux ou un ogre de conte de fées, comme vous voulez. C’est un nom pratique, comme le mot mafia, pour faire croire que tous les criminels du monde sont organisés en une gigantesque société secrète qui a un doigt dans chaque gouvernement et qui contrôle tout. Mais il n’existe pas de méchant suprême, monsieur Sidzik, ni de Grande Loge de la méchanceté. Juste sept milliards d’individualités prêtes à n’importe quoi pour leur bien-être personnel.

— Si vous tentez de nous faire croire que Spyder n’existe pas...

— Mais Spyder existe, madame Sidzik ! Et alors ?

Il s’aperçoit au regard courroucé de Joanna qu’il s’est laissé emporter et revient à un timbre de voix plus pondéré :

— Spyder est une espèce d’entente délictueuse entre gens de bonne société qui s’amusent à faire et à défaire le monde pour préserver ou accroître leurs privilèges. Ils ne sont probablement qu’une poignée et, pardonnez-moi l’expression, plus très jeunes, qui se réunissent une fois par mois autour d’une table virtuelle, gardée par une ribambelle de jeunes loups armés jusqu’aux dents, pour se congratuler mutuellement et condamner ceux qui les gênent.

— Cette fois, vous décrivez la Mafia version Le Parrain.

— Eh bien, ce n’est sûrement rien d’autre, madame Sidzik. Et comme la Mafia, ils disposent de contacts un petit peu partout qui n’ont rien de plus pressé que de se soumettre à leurs caprices pour préserver ou accroître eux aussi leurs privilèges.

— La CIA ? demande Lanh.

Espinhaõ la gratifie d’un sourire un rien trop paternel.

— CIA, NSA, FBI, Interpol et chez nous aussi. Beaucoup de gens sont susceptibles de se placer n’importe quand à leur service, comme ça, au coup par coup, et trop le font. Involontairement, comme ce fut le cas de votre ami Weinmar et des rebel rollers d’a-privatif. Ou volontairement, pour de l’argent ou par conviction, comme l’ont fait les indépendantistes qui ont agressé le centre du CNRS ou les bérets verts qui sont tombés sur Coriolis.

— Des bérets verts ? s’égosillent simultanément Fred et Mark.

Nathalie hoche la tête, les lèvres pincées. Espinhaõ confirme :

— Nous les avons coincés au Surinam alors qu’ils essayaient de rejoindre le Venezuela.

— Sacré levier pour peser sur les Ricains ! siffle Fred.

Espinhaõ le toise comme s’il avait affaire à un simple d’esprit.

— Non, monsieur Cailloux. Ce n’est ni un levier, ni une aubaine, comme vous semblez le croire, mais plutôt une chierie qui nous contraindra à nous excuser auprès du gouvernement surinamien pour avoir négligé la frontière et auprès de Washington pour avoir confondu ses soldats avec du gibier de mangrove. Tout le monde, bien sûr, sait ce qui s’est passé, mais personne ne le mentionnera. Les Surinamiens font une fleur aux amis de leurs amis hollandais et les Américains n’ont jamais eu de soldats en mission dans les Guyanes.

— Et vous ? s’enquiert Mark. Je veux dire : vous ne pouvez pas faire semblant que Coriolis soit encore debout ?

— Nous ne pouvons pas prouver que les militaires concernés agissaient sur ordre de l’armée américaine, ce qui n’était d’ailleurs pas le cas. Pas plus que nous ne pouvons prouver que le retard de l’avion conduisant les congressistes nord-américains de New York à Paris était planifié. De toute façon, nous savons que l’administration américaine n’y était pour rien.

— Bordel de merde ! jure Fred. Vous voulez dire que tout ça, tous ces morts vont être purement et simplement oubliés ?

Espinhaõ est maintenant à bout de patience, il répond de manière très sèche :

— Avec le soutien des Américains, nous avons obtenu que la Cour internationale abandonne toute poursuite contre le professeur Salinger et le World Ethics and Research. Par ailleurs, les chefs d’État de toute la Communauté européenne ont officieusement mais expressément demandé à leur homologue américain de faire le ménage chez lui. Et je vous garantis que nous ne leur céderons pas un kilowatt durant la CME. Sur ce, je vous présente mes condoléances. (Il se tourne vers Nathalie.) Mademoiselle Ghisaccia ?

C’est une invite à l’accompagner, ce que Nathalie ne peut pas refuser, au soulagement de tout le monde.


Nathalie et Espinhaõ partis, il y a un petit moment de flottement, comme si personne ne savait vraiment quoi dire, puis Fred propose que le groupe rejoigne sa voiture et qu’ils aillent s’en jeter un dans un troquet du coin.

— Je préférerais que vous me raccompagniez chez moi, monsieur Cailloux. Je suis un peu las.

— Mais avec plaisir, prof, avec plaisir !

Mark n’est pas sûr que Salinger apprécie la familiarité de Fred, mais quoi qu’il en soit, le président du WER n’en montre rien. Il s’engage dans le chemin qui mène au parking, immédiatement rattrapé par Joanna qui lui glisse quelques mots à l’oreille. Le temps que Mark les rejoigne, Joanna s’est arrêtée pour l’attendre. À voix basse, il lui demande :

— Qu’est-ce que tu lui as dit ?

— Je l’ai invité à venir dîner à la maison, un de ces quatre.

— Tu… (Mark est interdit.) Et que t’a-t-il répondu ?

— « Ce sera un honneur pour moi, madame Sidzik. » Il est bien élevé, non ?

— Grandma !

Salinger et Fred ont pris un peu d’avance. Lanh essaie de s’agripper au bras de Mark. Il décroche sa main et la passe sous le coude de Joanna, puis il rattrape Salinger.

— Vous allez bien, professeur ?

— Juste un peu fatigué, mais ça va.

Il se tait et reprend avant que Mark ne pose une autre question :

— Ça va surtout mieux depuis que je vous ai entendu moucher ce... ce pédant, il n’y a pas d’autre mot.

— Mouché ? s’étonne Mark.

— Oh oui, mon petit ! (Mark déteste le sobriquet mais s’efforce de n’en rien laisser paraître.) En démontant tous les aspects politiques de l’affaire, vous l’avez si bien piqué au vif qu’il est sorti de ses gonds. Pour cela, je vous suis redevable.

— Vous savez, professeur, je ne suis pas sûr d’avoir compris plus qu’on ne souhaitait que je comprenne.

Salinger s’arrête, jette un œil surpris sur lui et reprend :

— Qu’est-ce qui vous gêne ?

— Coriolis, par exemple. Pourquoi...

— Ah ! Coriolis ! (Salinger sourit de façon gourmande.) Coriolis est un défi technologique à plusieurs facettes auquel personne ne croyait. L’aspect le plus délicat, qui semble par ailleurs vous avoir échappé, concernait la transmission d’électricité sans câble. C’était de la science-fiction, si vous me passez l’expression. Aussi, quand cela a commencé à fonctionner, il y a eu quelques grincements de dents. L’EDF fait peur, vous savez ? Pas tellement par sa représentativité économique, bien que l’entreprise se situe à une place plus qu’honorable sur l’échelle mondiale, la première, en fait, mais parce qu’elle n’est pas une multinationale et que son actionnaire principal est un État. En conséquence, outre qu’elle s’offre le luxe de recherches dans des domaines à la rentabilité douteuse ou fort lointaine – recherches qu’aucune multinationale ne financerait, à tort, car elles donnent parfois des résultats aussi impressionnants que ceux de Coriolis – elle peut être un puissant et embarrassant promoteur d’une éthique des énergies. À l’heure où la pression publique internationale contraint les groupes moins regardants à infléchir leur stratégie vis-à-vis, entre autres, de l’écologie et du principe d’équité, qui veut que chaque homme, chaque nation doit avoir accès à l’énergie dont il ou elle a besoin. Eh bien, aucun gros bras de l’industrie pétrochimique ne tient vraiment à ce qu’une série de brevets vienne renforcer la crédibilité financière et politique d’un concurrent qui crache dans la soupe.

Plus il parle, plus la démarche du vieux professeur prend de l’assurance. Il a tout à coup l’air beaucoup moins fatigué.

— Ce qui est amusant, poursuit-il, c’est qu’il est de toute manière trop tard. Vous l’avez dit tout à l’heure, d’une autre façon.

— Ah bon ?

— Oui, oui, lorsque vous avez sous-entendu que Spyder aurait pu s’arrêter aux attentats de Markus et à son décès. La guerre que mène l’industrie pétrolière contre l’énergie électrique est perdue. À partir du moment où les constructeurs automobiles produisent en série des véhicules électriques performants, leur plus grosse part de marché s’effondre. Ils ont réussi à l’empêcher pendant un demi-siècle, mais maintenant c’est fini. Alors ils peuvent se reconvertir dans les biocarburants tant qu’ils veulent, leurs jours sont comptés.

— Eh bien ! C’est pas dommage ! s’écrie Fred, alors qu’ils parviennent à son 4x4 dont la consommation avoisine les trente litres aux cent kilomètres.

Mark éclate de rire.