Salinger n’aimerait pas, mais alors pas du tout, ce qu’il est en train de faire.
Correction : l’honorable professeur Salinger détestera ce qu’il apprendra par l’une ou l’autre des agences de presse qui vampirisent les petits tracas et les gros pépins du monde.
Les pointes de bottes dans la croûte de sable que la nuit moire de gris, les deux mains sur le guidon du trial, Mark hausse les épaules. Du même mouvement, il se redresse, coupe le contact, passe la jambe gauche par-dessus la selle et hisse la moto sur sa béquille, puis il ôte ses gants et son casque et les pose sur le réservoir. La moto est noire, le casque est noir, mais son humeur les rend pâlots.
Il se passe une main dans les cheveux pour en chasser la sueur et jette un œil vers la dune. Pas vraiment une dune, tout au plus un remords de désert que le simoun s’acharne à jeter contre le rocher. Derrière, quelque part en contrebas, se trouve l’oued qui est devenu un fleuve, comme disent les Gallas – et ça leur fait une belle jambe que la sécheresse elle-même se soit tarie. Ah oui ! Une putain de jambe de bois !
Mark crache entre ses bottes et décroche le fusil du flanc de la selle : une arme de sniper, avec chargeur amovible, lunette autofocus à infrarouge, calculateur de hausse et amortisseur de recul. Une peinture spéciale, noire elle aussi, recouvre le canon et le rend indétectable dans l’obscurité. Il extirpe trois chargeurs haute vélocité du sac sur le porte-bagages, en engage un sur le fusil et empoche les deux autres dans sa saharienne. Sur sa droite, à la limite des rochers, un grain de silice glisse sur un autre qui glisse sur un autre, entraînant en cascade tout un pan du sable que les vents ont mis plusieurs mois à assembler. Mark souffle un petit rire par le nez : sa vie, ces dernières années, ressemble à ce tas de sable qui n’a pas su s’accrocher au rocher. Sa vie ou, en tout cas, sa passion pour elle, et toutes ses belles et nobles convictions que Salinger a su ouvrir à l’éthique du WER.
« Nous ne changeons pas le monde, Mark. Nous veillons seulement à ce que le progrès lui profite. En cela, de petit pas en petit pas, nous contribuons à le rendre plus humain. C’est énorme. »
Tu parles ! Un pas en avant, deux pas en arrière... Oh ! bien sûr, le World Ethics and Research peut s’enorgueillir de quelques succès remarquables, à défaut d’être remarqués. Mais de combien de victoires sur la raison peuvent se vanter les champions de la misanthropie organisée, s’ils n’ont pas tout intérêt à les passer sous silence ? Cent fois plus ? Mille fois plus ?
« Bien sûr, Mark, il est plus facile de détruire que de construire, parce que moins onéreux et plus lucratif. D’ailleurs que faisons-nous sinon détruire des ouvrages de destruction ? »
Plâtrer la jambe de bois de populations traditionnellement agricoles : des bergers sans troupeaux, des fermiers sans terre, avec de moins en moins de semence et presque plus d’eau, pendant que leur fleuve tout neuf arrose sans discontinuer les plantations d’oléagineux dont sont si friands l’industrie pétrolière rénovée et les moteurs propres des nations écologiquement responsables. Arachides transgéniques, navette et surtout colza, facilement transformables en esters méthyliques, couvrant les milliers d’hectares gagnés sur le désert. Rien qu’on puisse manger dans un pays où on crève de faim de façon endémique. Et dans les stations-service de Paris, Londres et Berlin, de Rome, de Madrid, de Tokyo, commencent à fleurir de nouvelles pompes à méthanol, labélisées bio par un curieux effet de distorsion. Polluants en réduction infinitésimale, émission de gaz à effet de serre inchangée, mais quel progrès sur l’échelle de la bonne conscience !
L’air charrie des remugles d’engrais chimiques. Dans ce coin, le désert a perdu jusqu’à son odeur. D’une main rageuse, Mark arrache le sac du porte-bagages. Puis il commence à gravir la dune avortée, le fusil sur l’épaule.
Tout ça, professeur Salinger, parce que nos prédécesseurs et nous-mêmes avons gagné le combat des carburants propres et des énergies renouvelables.
Il connaît la relativité de cette très partielle « victoire » de près et il se sait injuste envers les organisations concernées, mais il n’est plus capable de transiger.
Il allonge ses foulées dès que ses bottes accrochent la roche, puis il passe les sangles du sac sur son épaule gauche pour s’aider d’une main. Un filet de vent poisseux caresse sa nuque. L’escarpement n’est pas abrupt, mais une fine pellicule de sable le rend glissant. La veille, il a failli tomber. La semaine précédente, alors que le sac était moins lourd et qu’il disposait de ses deux mains libres, il a glissé sur douze mètres entre les arêtes rocheuses avant que le sable amortisse sa chute. Il s’en est tiré avec une estafilade sur un bras et le haut d’une cuisse brûlé par le frottement. Aujourd’hui, il connaît mieux le terrain et le quart de lune lui offre une luminosité suffisante. Surtout, il est moins fébrile.
Les derniers mètres escaladés, il se plaque contre le caillou et rampe sur le replat jusqu’à l’à-pic. Trente mètres de roche nue plongeant dans un bras de l’oued. De ce côté, le vallon n’est pas surveillé, du moins pas systématiquement – la falaise offre une protection faussement rassurante – ; toutefois, en cas d’alerte, la crête peut être balayée par une batterie de projecteurs. Deux kilomètres à l’est, la retenue d’eau est protégée par des casemates. Au sud, c’est une autre barrière rocheuse qui borde le site, quasi inaccessible par la montagne. Seule la partie nord de la vallée, ouvrant sur le désert, est vraiment gardée, nuit et jour, par cinq kilomètres de murs barbelés, deux miradors encadrant la piste et un véhicule blindé. À la connaissance de Mark, en quatre ans d’exploitation, personne n’a tenté de pénétrer clandestinement dans le centre de recherche. L’armée érythréenne contient la guérilla loin dans les montagnes et les rares communautés gallas, constituées de bergers sans cheptel, survivent tant bien que mal autour d’oueds qui continuent à se tarir quatre à six mois par an.
Mark regarde vivement sa montre et tire le trépied du sac. Posément, il déplie celui-ci, le cale dans un creux légèrement en contrebas et positionne le canon du fusil dessus. Toujours allongé, il s’installe le plus confortablement possible, presse la commande du calculateur de hausse et celle du filtre infrarouge, puis place son œil droit contre l’opercule de la lunette. Ensuite il promène le canon du fusil de gauche à droite, remontant le vallon par la piste depuis le barrage jusqu’au mur barbelé.
Les casemates, la surface noire de l’eau, les champs de colza, les hangars agricoles, d’autres champs de colza, les silos, les pipelines, la raffinerie, le laboratoire, les citernes, les camions-citernes, l’héliport et ses deux hélicoptères, les bâtiments techniques, ceux d’habitation, le serpent indolent de l’oued, de nouveaux champs de colza, la terre prête à être ensemencée, sillonnée par le réseau d’irrigation, la terre en préparation, la terre nue et caillouteuse, les miradors. Et retour, jusqu’aux bâtiments. Zoom sur la porte de celui, pas très gros, éclairé de l’intérieur.
Deux hommes sont assis sur le perron, des sous-fifres. Mark les ignore. Ils attendent probablement la même chose que lui, sûrement pas avec les mêmes intentions. Il ramène la lunette sur les citernes et en abandonne l’oculaire pour jeter un nouveau coup d’œil à sa montre.
Wayne Larkin est d’une ponctualité exaspérante, en tout cas pour ses subalternes. Il ne dort qu’en avion, c’est-à-dire tous les jours, et il vit sur un seul fuseau horaire, celui de New York, quel que soit l’endroit où il se trouve dans le monde. Quand il sera 19 heures à New York, il conclura par des salutations expéditives la réunion nocturne à laquelle il a contraint l’équipe du centre érythréen, puis il rejoindra l’hélicoptère qui le conduira jusqu’à l’aéroport de Djibouti (Larkin se fout des frontières comme du rythme circadien d’autrui) où l’attend son 737 personnel. Ensuite... non, cette fois, il n’y aura pas d’ensuite.
0h59 – La montre de Mark bipe. Il remet l’œil contre l’oculaire de la lunette et, six fois, très vite, bascule le viseur des citernes au perron sur lequel les sous-fifres attendent leur patron. Chaque fois, il immobilise le fusil une demi-seconde et il crispe son doigt sous la détente. Cet enchaînement-là doit être parfait, le reste, la suite est question d’opportunité. Les pipelines, le labo, les camions, les hélicos... des bonus.
La lunette se fige sur la porte, entre les sous-fifres. Le doigt de Mark passe de l’autre côté de la détente et se pose sur elle. Aucun tremblement, aucune palpitation, aucun doute.
La porte s’ouvre. Quelqu’un s’efface pour laisser passer Larkin. Les deux sous-fifres se sont déjà redressés. Larkin s’avance sur le perron, immédiatement suivi par ses plus zélés collaborateurs.
Le fusil crache sa première balle explosive, pivote, en crache deux autres dans un angle très aigu, revient sur un, deux, trois visages ahuris tandis que la nuit se déchire de trois formidables déflagrations.