Joanna Sidzik regarde son petit-fils avec tout le sérieux dont elle est capable, mais à l’évidence celui-ci trouve son application insuffisante. Il lui lance des œillades sans cesse plus courroucées et ne s’exprime plus que par onomatopées, sans chercher à les rendre intelligibles, voire simplement audibles.
— Hin hin oui ou hin hin non ? demande Fred.
Fred, lui, ne fait aucun effort pour être complaisant. Les humeurs de Mark ne l’ont jamais impressionné et celle-ci, comme bien d’autres, lui paraît tenir du caprice de l’enfant gâté. Môssieur Sidzik supporte mal que la vie lui donne autre chose que ce qu’il attend d’elle. Eh bien ! C’est son problème ! Et d’abord, qu’a-t-il à faire la fine bouche ? Elle est plutôt canon, cette petite !
Hin bin merde ! pense Mark.
— Mayonnaise, répond-il à contrecœur.
Lire les pensées de Fred dans ses yeux égrillards ne risque pas d’adoucir sa rogne, mais il ne tient pas à essuyer l’ironie de son ami. Il lui suffit de la petite lueur triomphale dans le regard faussement contrit de sa grand-mère, et des ardeurs adolescentes de Lanh.
Bon sang ! J’ai déjà toutes les peines du monde à esquiver cette fille au quotidien et voilà que Joanna l’invite à passer la journée avec nous !
Elle va être longue, cette journée.
Fred lui passe l’espèce de pan-bagnat qu’il a improvisé « avec les moyens du bord » : tomate, salade, chair de tourteau au court-bouillon achetés à la halle, olives de Nyons sous vide, moules crues ramassées dans le filet d’eau douce qui descend de la falaise et court sur la plage à contre-marée, pain du cru et mayonnaise, donc, avec une pointe de curry. À la première bouchée, Mark vérifie que le « pas de quoi casser une brique » de Fred vaut un bon deux étoiles sur son échelle des sandwiches composés. L’espace d’un mélange de saveurs, il manque même retrouver un peu de son alacrité. Puis Lanh, qui a préféré un vulgaire jambon beurre de snack à l’œuvre de Fred, fait glisser son bassin sur le sable pour coller sa cuisse largement dénudée contre la sienne, lui pose une main sur l’épaule et, de sa voix la plus engageante, demande :
— Je peux goûter ?
Joanna tourne brusquement la tête pour recracher un mélange de pain, de crabe et de tomate qu’un rire incompressible l’empêche d’avaler, et Fred se tartine de mayonnaise la moitié d’une main en pouffant.
— J’ai dit quelque chose de drôle ?
Mark soupire et lui tend son pan-bagnat.
— Non, Lanh, il n’y a strictement rien de comique dans ta question.
Résistant à l’envie de se lever et de s’enfuir à toutes jambes, il se décale de quelques centimètres, attrape la bouteille de Badoit et boit à même le goulot. Pour une fois, sa grand-mère n’ose pas s’en indigner. Elle tend simplement son verre vide vers la bouteille de muscadet que Fred garde très près de lui.
— S’il vous plaît, Fred.
— Oh ! Excusez-moi, Joanna. Je suis impardonnable.
Ç’aurait pu être un dimanche comme tant d’autres, un dimanche de douceur printanière sous un soleil généreux, dans un sous-bois, au bord d’un étang, ou, comme c’est le cas, sur une plage normande. Un dimanche balade et pique-nique, champignons et violettes, ou coquillages et ressac, avec juste ce qu’il faut de rires et d’évocations du passé pour se réjouir d’être en vie depuis toujours. Mais voilà, Fred s’est pointé en retard et sans Joanna.
— Elle a dit qu’on la prenne au passage chez les Vinh Truong.
— Chez les... Qu’est-ce qu’elle fout chez eux ?
— Elle a promis à la petite de l’emmener avec nous.
Mark reste interdit.
— La petite lui apprend à surfer sur le Net, alors pour la remercier...
— Sur le net ? Mais comment...
— Depuis une semaine, je crois, elle passe ses après-midi chez Joanna. Je l’ai vue bosser, elle est balèze, tu sais ? Et ça marche plutôt pas mal avec ta grand-mère !
Dire que Mark se sent abattu est un euphémisme. Lanh, la fille des concierges de la tour Helsinki, le poursuit de ses assiduités depuis qu’elle a décidé que ses dix-huit ans lui donnent le droit d’être une femme et, de préférence, la sienne. Passion adolescente, passade de jeunesse, qu’importe, il est incapable de la regarder sans voir la gamine toute en nattes de huit ou dix ans qui lui apportait son courrier pour grappiller une barre de chocolat ou un cours d’algèbre. Aujourd’hui, il ressent comme parfaitement indécents, voire obscènes, les clins d’œil, les déhanchements, les frôlements, les allusions d’une gosse qui a eu huit ans.
— Toutes tes conquêtes ont un jour eu huit ans !
— Oui, Fred, mais pas quand j’en avais trente-deux. Merde, elle pourrait être ma fille !
— C’est pas une raison pour faire comme si elle l’était.
Inutile de discuter avec Fred : en matière de sexe, il manque autant de subtilité que d’expérience. Ou peut-être pas. En tout cas, il n’a pas à se mêler de sa vie « sentimentale », pas plus que Joanna.
Vers 9 heures, ils montent tous les quatre dans le Range de Fred et celui-ci les conduit à Étretat. Comme il est hors de question de ne pas laisser à Joanna le siège avant, Mark doit subir sur la banquette arrière les milliers de petits contacts « involontaires » que Lanh organise sans la moindre discrétion.
Plus tard, sur le marché, elle le prend par la taille et, plus tard encore, sur la plage, elle se colle littéralement à lui. Entre ses gestes et le jeu autour de sa tenue vestimentaire (pas de soutien-gorge sous une chemisette échancrée à trois boutons ouverts, une jupe mi-cuisse bâillant régulièrement sur un string en dentelles), n’importe quel avocat aurait trouvé matière à une poursuite pour harcèlement. Et cela fait rire Fred sous cape. Et c’est ce que voulait Joanna !
Pourquoi, Grandma, pourquoi ?
Mark connaît la réponse à cette question : parce qu’un petit-fils aimant ne doit pas délaisser sa grand-mère sous prétexte que les casinos ne sont pas l’endroit idéal pour faire fructifier une retraite ou une allocation veuvage. Joanna aime les promenades en famille, sûrement autant qu’elle apprécie les petites fritures en bord de Somme, la chasse au bolet, la pêche aux écrevisses, les ventes à la criée, les marchés couverts du Pays de Caux, les vieilles pierres et les musées d’artisanat. Et elle aime tous ces dimanches où elle marche à son bras dans des ruelles encore pavées ou sur des tapis d’épines, comme tous les jeudis où ils soupent ensemble de ce qu’elle a mis la journée à préparer. Mais elle n’est vraiment radieuse qu’à Deauville ou à Enghien, quand il lui tend une poignée de jetons pour la seconde fois, alors qu’ils ont convenu de quitter l’établissement dès qu’elle a perdu la première.
D’accord, Grandma, d’accord. Il y a peut-être trop longtemps que nous ne sommes pas allés faire sauter la banque. C’est promis : un de ces quatre, je t’emmène à Monte-Carlo.
Une promesse faite mentalement n’engage à rien, mais il sait qu’il tiendra celle-ci avant que Joanna ne permette à Lanh de le rendre complètement fou.
Ils remontent l’ancien chemin de douane, transformé en GR 21, en direction de la Valleuse du Curé. Fred tient le bras que Joanna a refusé de confier à son petit-fils. Lanh s’accroche à celui de Mark, comme si elle avait le pas moins sûr que Joanna, et le contraint à s’arrêter tous les vingt mètres, sous un prétexte ou un autre (la mer est magnifique, le vol des goélands extraordinaire, l’Angleterre si lointaine), pour que leurs compagnons les distancent. Mark redoute le moment où elle s’estimera suffisamment loin de Joanna et de Fred pour lui jouer la scène du premier baiser. En fait, il a une trouille bleue de devoir mettre les points sur les i : rompre ou décliner n’a jamais été son fort. Par ailleurs, Lanh ne se laissera sûrement pas refouler par les seules platitudes qu’il se sait capable de lui opposer. Elle est du genre obstiné.
Lorsque, pour la douzième fois, elle s’immobilise, Mark s’écarte instantanément d’elle. Même s’il avait vingt ans de moins et aucune expérience amoureuse, il aurait deviné que le moment est venu.
— Écoute, Lanh, je...
Les mots n’ont pas à se coincer dans sa gorge, il ignore ceux qu’il doit prononcer. Alors il referme la bouche sans achever sa phrase. Elle en profite pour le contourner et se planter en face de lui, sans le toucher mais assez près pour qu’il perçoive la tiédeur de son haleine et l’odeur de sa peau. Pas de parfum – jamais de parfum – juste un arôme de quatre-épices, le bouquet du miel et une pointe de gingembre : les saveurs de la cuisine de maman Vinh Truong.
— Tu ?
Il ne répond pas.
— Tu n’es pas bien dégourdi pour un quadra, tu sais ?
Mark doit faire un effort violent pour empêcher sa mâchoire inférieure de se décrocher.
— On dit bien « quadra » à ton âge, non ?
Il hoche stupidement la tête. Elle plisse les yeux et lui décoche un sourire gouailleur.
— Lequel de nos deux démons te fait le plus peur ?
Il ne comprend pas. Avec une vivacité qui l’empêche de réagir, elle se coule contre lui, l’embrasse à pleine bouche et se recule de vingt centimètres.
— Mon démon tentateur ou ton démon de midi ?
Elle pivote sur la pointe des pieds et s’éloigne sans lui accorder un regard. Elle a rattrapé Joanna et Fred quand Mark, toujours à sa torpeur, se remet en mouvement.
Il pense avoir une assez bonne idée du genre d’ouvrages que lit Lanh ces derniers temps. Il pense aussi urgent d’avoir une petite discussion avec sa grand-mère.
— Fred, attaque-t-il en rejoignant le groupe.
Il a l’intention de reprendre le bras de Joanna à son ami et de lui confier le soin de « piloter » Lanh à sa place, mais la mélodie du téléphone cellulaire de Fred l’empêche de le formuler.
Fred porte le téléphone à son oreille, fait trois pas pour s’éloigner et revient aussitôt, tendant l’appareil à Mark.
— C’est pour toi.
— Pour moi ?
— Salinger.
Mark accepte le téléphone et s’éloigne franchement avant d’annoncer :
— Sidzik.
La communication est aussi brève que le patron du WER est laconique.
— Vous m’excuserez auprès de M. Cailloux pour avoir usé de son numéro, mais si vous vous décidiez à acquérir un portable...
— Je n’en ai ni le besoin ni l’usage.
— Vous non. Le WER, si.
— Nous en avons déjà discuté.
— Vous n’êtes l’esclave de personne et surtout pas de moi, je l’ai compris. Comme vous devriez comprendre que je ne vous dérangerais jamais sans une raison sérieuse.
Mark s’abstient de ricaner. Depuis qu’il a quitté l’Institut d’Astrophysique pour intégrer le World Ethics and Research comme reporter pour la rubrique La Science de demain du bulletin officiel de l’organisme, Salinger ne l’a effectivement jamais dérangé sans une raison sérieuse. Mais le monde de la science et des technologies génère chaque jour son lot d’innovations offrant de sérieuses raisons à un homme de terrain discret et bien informé d’en révéler les aspects les plus pernicieux. Et l’aimable professeur Salinger fait de la veille scientifique un point d’honneur. Et Sidzik travaille directement pour lui, sans se préoccuper de journalisme.
— Quelle est la raison du jour ?
— Markus Weinmar.
— Mark ?
— Mark Weinmar, si vous voulez.
— Pas « si je veux ». Mark déteste qu’on l’appelle Markus.
Il y a un bref silence.
— Que vous essayiez de me faire comprendre que je vous importune un dimanche ou que vous soyez simplement de mauvaise humeur, je vous serais reconnaissant de...
— Je vous écoute.
— Merci. Votre ami Weinmar a disparu alors qu’il était en mission pour nous et nous craignons qu’il ne l’ait fait dans des circonstances extrêmement embarrassantes. Je vous saurais gré de regagner immédiatement Paris et de passer rue de Verneuil pour que je vous explique de quoi il retourne.
Après avoir rendu l’appareil à Fred, Mark se contente du minimum d’explications fourni par le professeur Salinger. Bien sûr, Joanna et Lanh manifestent aussitôt leur déception, mais, devant sa mine soucieuse, font contre mauvaise fortune bon cœur. Pour Mark, bien que morose, le retour vers la capitale est plus agréable que le début de la journée. Il lui suffit de se rencogner à un bout de la banquette arrière pour échapper aux sollicitations de Lanh, et de laisser Fred répondre aux questions de Joanna.
— Qui est Mark Weinmar ?
— Un ami de votre petit-fils. Ils se sont connus au CERN à Genève ; c’était à la fin de leurs études, si je me souviens bien. Tu me corriges, Mark, si je me trompe... Thésard en physique des particules, ingénieur dans le nucléaire, Weinmar a participé à l’élaboration de plusieurs accélérateurs européens avant d’intégrer le Groupe Scientifique sur l’Éthique des Énergies de l’UNESCO.
En bon journaliste ayant écrit plusieurs articles dans le domaine, Fred connaît son sujet sur le bout des doigts. Il a en outre rencontré plusieurs fois Markus Weinmar, dont deux fois à titre privé et avec Mark.
— Cantonné de par sa spécialité à la surveillance des centrales nucléaires de la C.E.I., déçu de la non-prise en compte de ses recommandations à leur égard, écœuré du manque de transparence des nations industrialisées dans le domaine nucléaire (particulièrement la France, les États-Unis, la Belgique et le Japon), il a quitté l’UNESCO après l’accident au Japon. À l’époque, j’ai fait plusieurs papiers pour lui donner un coup de pouce, mais la plupart ont fini aux oubliettes. Ses positions à la fois délibérément pronucléaires et hypersécuritaires étaient mal perçues ; elles dérangeaient à la fois les écolos et les politicards. Bref, il s’est lui-même rayé des tablettes et il a disparu. Je suppose qu’il s’est laissé recruter par le WER. C’est ça, Mark ?
— Tu en sais autant que moi.
Ce n’est pas tout à fait exact. Mark ignorait effectivement que Weinmar travaille pour Salinger jusqu’à l’appel de celui-ci. Toutefois, avec le recul, leur collaboration est presque une évidence. En fait, même s’ils ne se sont pas vus ni téléphoné depuis plus d’un an, Mark a plusieurs fois songé à son homonyme comme à une recrue idéale pour le WER. Il lui a juste manqué l’occasion d’en parler.
— Vous étiez très liés, à une période, non ?
Mark étudie la question de Fred avant de répondre :
— Oui et non. Disons que nous passons pas mal de temps ensemble quand le hasard nous met en présence.
D’une certaine façon, sa relation avec Mark Weinmar est à l’opposé de celle qu’il a avec Fred Cailloux. Il voit Fred presque quotidiennement depuis des années – ils travaillent même souvent en collaboration sans que celle-ci soit officielle – et ils parlent beaucoup, mais quasiment jamais d’eux-mêmes. Avec Mark, les contacts sont aussi rares et brefs que profonds, mais ils ne se constituent que de discussions. Pourtant, ce qui les lie tient moins de l’amitié que de la parenté. Ils s’aiment comme s’ils étaient de la même famille, parce que, d’une manière complètement irrationnelle, ils ont grandi ensemble bien avant que leurs chemins se croisent. Quand ils se retrouvent, quel que soit le temps écoulé depuis leur précédente rencontre, il n’y a pas de temps mort, pas de flottement, pas de redécouverte, pas de mise au diapason. Ils possèdent une histoire commune si prégnante, si intime, que sa virtualité agit comme un vécu.
Ils sont frères, d’une fraternité un peu moins circonstancielle que celle du sang, mais ils ne se le disent jamais, par pudeur pour l’un, par anticonformisme pour l’autre.
Mark est pudique, et il s’en veut un peu.
Quand ils approchent de Paris, Joanna suggère que Fred dépose d’abord Mark et qu’il vienne ensuite avec Lanh boire le thé chez elle.
— Ce serait avec plaisir, seulement vous connaissez votre petit-fils : si Weinmar a des ennuis, c’est au samaritain Cailloux qu’il va demander l’impossible, or le samaritain a deux articles à rendre avant mercredi. M’est avis que j’ai intérêt à les boucler dès ce soir !
— J’ai un excellent Islay de vingt ans d’âge...
— Un Islay de vingt ans ? Par pitié, Joanna, mettez-le de côté !
En déclinant un verre de whisky, Fred exprime le non le plus ferme dont il est capable. Joanna n’insiste pas, même après que le Range soit garé devant le 23ter du passage des Cinq-Diamants et que l’ami de son petit-fils se soit précipité pour lui en ouvrir la portière.
La vieille dame est déjà dehors lorsque Lanh se décide à quitter le véhicule, sans un mot pour Mark qui ne fait pas mine de vouloir descendre. Il attend qu’elle soit dans la rue pour la rappeler :
— Lanh ?
Elle passe la tête par l’ouverture de la portière, le regard taquin et la lèvre triomphante.
— Oui ?
— Le démon de midi s’en prend aux hommes dont la vie affective a été largement normalisée. Ce qui n’a jamais été le cas de la mienne.
Elle se redresse brutalement et se retient de claquer la portière. C’est ce qu’elle aurait fait une semaine auparavant et Mark, lui, se serait félicité de sa colère de gamine (puis, comme d’habitude, il aurait culpabilisé de l’avoir blessée). Au lieu de cela, elle se penche à nouveau et lui jette :
— Ça n’empêche pas le fantasme.
Dix secondes plus tard, alors qu’il embrasse sa grand-mère sur le pas de sa porte, Mark glisse à l’oreille de la vieille dame :
— Il faudra qu’on parle, Grandma.
— Bien sûr, mon chéri. Tu n’auras qu’à passer après avoir vu Salinger. Comme ça, nous dînerons tous les trois et la petite ne sera pas obligée de rentrer toute seule en pleine nuit...