4

Le professeur Salinger fait patienter Mark dans l’antichambre de son bureau plus de quarante minutes. Comme la porte séparant les deux pièces est entrouverte, Mark constate qu’il lui est difficile de faire autrement : le président du WER soutient deux conversations téléphoniques à la fois. Or, si lui se contente de quelques grommellements intraduisibles et de questions laconiques ne permettant pas à Mark de comprendre de quoi il retourne, ses interlocuteurs semblent atteints de verbiage incontrôlable.

Quand il raccroche enfin, il prend le temps de souffler une longue minute avant de faire signe à Mark de le rejoindre, mais esquive les civilités d’usage. Ses sourcils d’ordinaire en bataille forment une ligne au relief bombé ; il n’est pas simplement contrarié. Il est fou de rage.

Mark s’assoit sans y être invité. De toute façon, Salinger s’est déjà lancé dans des explications qui risquent d’être longues.

— Il y aura bientôt deux ans, j’ai confié à Markus Weinmar la responsabilité d’un département exclusivement consacré à l’éthique des énergies. Dans mon esprit, il s’agissait d’abord d’effectuer un recensement des activités et des exploitations liées aux ressources énergétiques mondiales, puis de dresser un bilan des éventuels déséquilibres et enfin, le cas échéant, d’étudier les mesures à prendre pour corriger les dysfonctionnements. Weinmar connaissait à fond le sujet et disposait des meilleurs contacts ; il a bouclé les deux premières phases du projet bien avant que le WER ne soit équipé pour analyser et traiter les données collectées.

Mark s’étonne :

— Vous voulez dire que le WER n’était pas prêt à agir ?

Salinger hoche la tête.

— Pourtant, vous ne lui avez rien demandé de plus que ce qu’il faisait pour l’UNESCO depuis plusieurs années ?

— Oui et non. L’UNESCO est limitée par des contingences internationales qui sont les émanations directes de particularismes et d’intérêts nationaux. Bien avant de pouvoir faire entendre ses recommandations et que celles-ci ne soient amendées au point de les rendre méconnaissables, elle n’a aucun mandat pour forcer les portes qu’on lui ferme. Faute d’officialité, le WER n’a pas à justifier les moyens mis en œuvre pour regarder à travers ces mêmes portes.

Mark s’abstient d’un commentaire désagréable : le WER peut faire prendre n’importe quel risque à ses « agents » puisqu’il ne les couvre pas.

— À l’évidence, même lorsqu’il travaillait pour l’UNESCO, Markus n’a pas toujours agi dans la plus stricte légalité. Certains dossiers qu’il m’a communiqués après seulement quelques semaines représentent normalement plusieurs mois de travail, et nombre des informations qu’ils contiennent sont tellement confidentielles que... (Salinger secoue la tête plusieurs fois, comme une figurine canine sur la plage arrière d’une voiture). Bref, il a ses propres contacts. Vous voyez ce que je veux dire...

— Disons qu’il m’est facile d’imaginer ce que vous ne voulez pas dire.

— Merci.

— De rien.

Salinger ne remarque même pas l’ironie de son vis-à-vis. Il hoche la tête, les muscles des joues saillants sous la tension, et reprend :

— La plupart des affaires soulevées par Weinmar, sinon toutes, étaient intéressantes. Pas vraiment alarmantes au sens où nous l’entendons, mais de nature à nous interpeller ou, en tout cas, à susciter une enquête plus poussée. J’ai donc demandé à Markus d’affiner les dossiers les plus marquants en se rendant sur place.

— Attendez. Sans vouloir vous interrompre, professeur, j’ai le sentiment que vous tournez autour du pot. De quel type de dossiers s’agit-il ? En quoi vous interpellent-ils et que signifie « sur place » ?

Dans un premier temps, Salinger se recule dans son fauteuil, les yeux tournés vers le plafond, les lèvres pincées. Puis il se lève et commence à tourner autour du bureau et de Mark.

— C’est complexe et cela se présente sous de nombreuses formes. Weinmar est un touche-à-tout, comme vous le savez. Il...

— Vous ne dites toujours rien.

Cette fois, en même temps que son agent lui-même, Salinger note l’agressivité du ton, très inhabituelle chez l’ex-astrophysicien. Tous deux la mettent sur le compte de l’amitié qui lie les deux Mark et tous deux en sont gênés.

— Excusez-moi, s’amende Mark.

— Je ne vous en veux pas.

— J’aime beaucoup Mark... Markus, et j’ai l’impression que... que vous avez quelque chose à lui reprocher. Quelque chose dont manifestement vous vous sentez coupable.

Salinger s’immobilise. Il regagne enfin son fauteuil et s’y laisse tomber. Curieusement, il paraît soulagé.

— J’ai préparé un dossier à votre intention, vous repartirez avec pour l’étudier au calme. Il contient entre autres toutes les affaires suivies par Markus. Je crois qu’il vous permettra de comprendre notre position et l’embarras dans lequel je me trouve. En attendant, je vais m’efforcer d’être plus direct.

— Je vous en sais gré.

Les traits de Salinger se durcissent. Il se redresse dans le fauteuil, croise les mains sur le bureau et plonge son regard dans celui de Mark.

— Il y a un mois, j’ai expédié Markus en Erythrée pour qu’il jette un œil sur une unité de production de la Kay-Zaco. Pour être tout à fait sincère, je dois préciser que mon intention était surtout de l’éloigner de la rue de Verneuil. Ce n’était d’ailleurs pas la première fois que j’agissais avec cette motivation. Bref, tout est dans le dossier. Une semaine après être arrivé sur place, il a noyé nos modems d’un fatras de textes et de photos mélangeant les informations qu’il avait collectées, son point de vue sur la Kay-Zaco et sur la plupart des multinationales, sans oublier un véritable réquisitoire contre l’incompétence des politiques de tous poils, un cours sur la géographie locale, et enfin ses propres « exigences » quant à l’action que nous devrions conduire ! Je lui ai suggéré de rentrer pour que nous en parlions, ce qu’il a fait.

« Inutile de vous dire que notre conversation a été pénible. Mon propos était à la fois de lui expliquer les raisons de ce qu’il appelait notre passivité, et de lui faire comprendre qu’il avait besoin de déstresser. Je n’ai jamais essuyé une telle volée d’insultes. Je crois même n’avoir jamais été confronté à une telle fureur ! Nous avons ferraillé deux heures durant, lui avec sa rage, moi avec... disons mon expérience. Finalement, il s’est calmé et nous avons pu parler en des termes responsables. Il a admis qu’il était au bout du rouleau et qu’il avait besoin de vacances. Il a même posé un congé de six semaines et je me suis engagé à lui soumettre un plan d’action à son retour. Si j’avais eu un tant soit peu de jugeote, je l’aurais fait interner. Au lieu de cela, je lui ai tapé sur l’épaule et je lui ai souhaité de bonnes vacances.

Plusieurs fois, Mark a envie d’intervenir, pour une remarque ou pour obtenir une précision, mais le timbre de voix du professeur Salinger trahit un tel mélange de déception et de désespoir qu’il n’en fait rien.

— Il y a trois jours, comme vous le savez, un attentat a détruit la quasi-totalité des bâtiments de la Kay-Zaco en Erythrée, tuant vingt-six personnes dont le P.D.G. du groupe et faisant quarante-quatre blessés.

— Je ne le savais pas.

Le regard de Salinger est carrément assassin.

— Bon sang ! Quel genre de presse lisez-vous ?

— Le Monde diplomatique, le Canard enchaîné et une douzaine de revues scientifiques. Pour les informations plus anecdotiques, je fais confiance à mon ami Fred Cailloux.

— Et il ne vous a pas parlé de cet attentat ?

— Non. D’ailleurs, pourquoi l’aurait-il fait ?

Le président du WER soupire.

— L’armée américaine a dépêché un porte-avions et je ne sais combien de spécialistes du terrorisme pour, je cite : « assister le gouvernement érythréen dans la recherche et la punition du groupuscule d’opposants responsable de l’attentat. »

Mark hausse les épaules.

— Cela explique pourquoi Fred n’a pas attaché d’importance à l’info.

Tant il est soufflé, Salinger ouvre deux fois la bouche comme un poisson avant d’exprimer sa stupéfaction :

— Je ne sais pas ce que votre ami Fred considère comme une information importante, mais il me paraît un peu... léger !

— Et pour Fred, c’est l’Europe qui est un peu légère, chaque fois que les Américains jouent aux maîtres du monde et qu’elle ferme les yeux, voire qu’elle tente de grignoter un bout de couverture en se laissant prendre en remorque.

Avant que le professeur ne s’offusque à nouveau, Mark précise :

— Je partage son opinion. Revenons-en à Mark. Vous le soupçonnez sérieusement d’avoir participé à l’attentat ?

— Il y a une heure, je vous aurais répondu par la négative. Weinmar est surmené, et probablement assez excédé pour commettre des indiscrétions auprès de la guérilla érythréenne, mais de là à s’impliquer dans une action meurtrière... non. Je craignais qu’il se soit laissé aller à quelque confidence, qu’il ait été enlevé et contraint à fournir des renseignements permettant à un groupe de terroristes de passer à l’action. J’étais même plutôt inquiet pour lui.

Mark ne doute pas que Salinger soit sincère. Il prend peu de gants avec ceux qui travaillent pour lui, mais il se sent responsable de leur sécurité, du moins comme un père qui ne peut faire autrement qu’envoyer ses enfants au combat.

— Ce que je vais vous dire maintenant, je le tiens du directeur du FBI et je l’ai vérifié auprès de celui d’Interpol.

— C’est avec eux que vous étiez en ligne ?

— Oui. Dans la soirée d’hier, du moins à Dallas... l’aube pour nous, Markus Weinmar a... décérébré, il n’y a pas d’autre mot, Elisabeth Crowley, P.D.G. de la T&B, avec du pentothal.

D’un geste autoritaire, le vieil homme coupe court à l’intervention outrée de Mark.

— Mes deux correspondants sont catégoriques. Markus portait des gants de chirurgien et n’a laissé aucune empreinte, mais le bureau de Liz Crowley est sous surveillance audio et vidéo permanente. Malheureusement pour elle, ces caméras lui servant davantage de témoin que de sécurité, elles fonctionnent exclusivement en enregistrement. Du moins ne sont-elles jamais reliées au service de sécurité...

— Elle s’en servait pour piéger ses interlocuteurs ?

— C’est tout à fait dans sa manière.

— On y voit Mark ?

— On ne voit que lui. Il a injecté une dose énorme de pentothal à Liz Crowley, lui a soutiré les mots de passe donnant accès à certains dossiers informatiques et a ensuite passé une demi-heure sur l’ordinateur du bureau. Pour l’instant, il est difficile d’évaluer à quelles manipulations il s’est livré, parce qu’il a pris soin d’injecter un virus nettoyeur qui a infecté tout le réseau de la T&B. Le genre de saleté autorépliquante qu’on ne trouve qu’au marché noir et contre lequel il n’existe aucune protection.

« Les informaticiens du groupe et le FBI travaillent dessus, mais ils estiment qu’il sera impossible de retracer le cheminement de Weinmar autrement que par ses résultats, si toutefois ceux-ci sont apparents. Leur seule certitude, c’est que le réseau contaminé a continué à déverser par le Net des téraoctets d’information vers un ou plusieurs destinataires inconnus, longtemps après que Markus a quitté l’immeuble, le plus tranquillement du monde, raccompagné par l’attachée de presse d’Elisabeth Crowley.

Mark tique.

— Elle est encore en train de subir l’interrogatoire du FBI, mais elle semble hors de cause. Elle a croisé Weinmar, dont elle ignorait la véritable identité, alors qu’il sortait de l’ascenseur.

— Comment peut-elle... comment...

La question qui peine à franchir les lèvres de Mark concerne la certitude que le FBI et Interpol ont de l’identité du criminel. Il sait qu’il est inutile de rappeler au professeur Salinger qu’une bande vidéo ne constitue pas une preuve légale. Il est même certain que celui-ci ne se serait pas arrêté, pas totalement, à ce qu’elle montre, s’il n’y avait pas eu l’attentat en Erythrée.

— Je suppose que le WER va recevoir une copie de l’enregistrement.

— Elle est sûrement déjà dans mon courrier électronique. Je l’examinerai attentivement bien sûr, comme vous. Mais les physionomistes d’Interpol sont formels, Mark, et leur logiciel de corrélation vocale aussi.

— Mark était fiché ?

— Comme tout le personnel actif de l’UNESCO.

Inutile d’insister. Néanmoins, par honnêteté, Mark ne peut pas cacher ses doutes au patron du WER.

— Si vous avez l’intention de m’envoyer à la recherche de Mark...

— C’est le cas.

— ... il faut que vous sachiez que je ne crois pas à sa culpabilité...

— J’aimerais que vous ayez raison.

— ... et que je m’efforcerai de prouver son innocence.

Salinger ferme les yeux une longue seconde.

— C’est votre ami, il est en droit de ne pas en attendre moins de la part du petit-fils de Samuel Sidzik. En ce qui me concerne, il me suffit de savoir que vous aurez à cœur de conduire vos investigations avec votre efficacité coutumière, et même plus. Pardonnez-moi de vous le dire, mais vos convictions importent peu. Le WER ne sortira pas indemne de cette crise. Je me satisferai qu’il s’en sorte et, pour cela, j’ai besoin que ce soit vous qui retrouviez Markus.

C’est à ce moment, et à ce moment seulement, que Mark comprend que le professeur Salinger – et derrière lui, tout le WER – joue très gros jeu. Il y va de la survie du comité. Instantanément, cette conscience le conduit à se poser la question la plus courue des affaires policières : à qui profite le crime ? Qui, en effet, a le plus intérêt à nuire au WER ? Sûrement pas Mark Weinmar.

Salinger se lève et lui tend un disque dur externe.

— Vous allez avoir beaucoup de monde sur le dos, Mark.

— Interpol, le FBI et certainement quelques « privés » défrayés par la T&B et la Kay-Zaco... je m’en doute.

— Pour l’instant, personne n’a fait le lien entre l’affaire Crowley et l’attentat. Si vous pouviez éviter de vous rendre en Erythrée...

Mark hoche la tête.

— Je doute de toute manière qu’il soit facile d’y pénétrer en ce moment.

— Au besoin, je vous obtiendrais un visa, seulement...

— Je comprends.

Mark se saisit enfin du disque et l’enfourne dans une poche.

— En sus du FBI et d’Interpol, vous serez inévitablement dans la mire de la CIA et de quelques autres agences de renseignement, plus une véritable armada de mercenaires plutôt que de privés. Si je peux vous donner un conseil : ne cherchez pas à leur fausser compagnie, laissez-les se neutraliser.