Joanna raccroche le téléphone, croise les mains sur ses genoux et penche la tête sur le côté pour observer Lanh. Assise dans le sofa, la jeune Chinoise attend, en s’efforçant de masquer son impatience, que la vieille dame explique la partie de la conversation qu’elle n’a pas entendue. Joanna lui sourit.
— Comme tu l’as compris, Mark ne viendra pas.
Elle fait une pause, note le petit geste de dépit de Lanh et sourit une seconde fois.
— Le plus drôle, c’est qu’il ne s’est même pas servi des ennuis de son ami comme prétexte. En fait, il est tellement inquiet pour lui qu’il nous a littéralement oubliées et qu’il ne s’en est pas caché. C’est bizarre comme il réagit. Je devrais en être vexée, mais ça me donne plutôt envie de rencontrer ce Markus.
La jeune fille lève les yeux vers le plafond.
— Eh oui ! Nous autres femmes passons souvent après ce que les hommes considèrent comme des priorités et qui ne sont en général que des poncifs professionnels. Mais fais-moi confiance, il est vraiment inquiet. Et d’après ce qu’il m’a dit, il y a de quoi. Tu veux que je t’appelle un taxi ?
Tout le corps de Lanh se tend.
— Note que tu peux dîner... (Joanna jette un coup d’œil vers la pendule, elle indique 22 h 30)... disons plutôt souper avec moi. Comme ça, je t’expliquerai de quoi il retourne et... Tu aimes le pot-au-feu ?
Hochement de tête d’une conviction forcée.
— Je connais surtout celui de maman, avec du canard, du gingembre et des bâtonnets de légumes.
— Le principe est le même. Ah ! Autant te prévenir, ce sont des restes. Il y a des plats que je ne sais pas cuisiner pour moins de six personnes et j’ai pour principe de ne pas jeter de nourriture, alors...
Elles se lèvent en même temps. Joanna trottine jusqu’à la cuisine et Lanh la suit, mais elle reste dans l’encoignure de la porte.
— C’est un peu la même chose chez moi. Maman dit que la plupart des plats sont meilleurs réchauffés.
Il y a une casserole à pression sur la gazinière. Joanna en déverrouille le couvercle qu’elle écarte pour humer le contenu, puis elle le replace et met le feu sous la cocotte.
— Toutes les daubes, en tout cas, et beaucoup des viandes qui baignent dans leur propre jus. Tu devrais peut-être prévenir tes parents ?
— Ils sont chez ma tante, en province. Ils ne rentreront qu’en fin de semaine.
— Eh bien, passe un coup de fil chez ta tante. Imagine qu’ils te téléphonent et que personne ne décroche ?
Lanh repasse dans le séjour et s’approche du téléphone, une moue amusée sur les lèvres.
— Vous avez raison, Grandma.
Tout en s’affairant autour de la table et du vaisselier pour mettre le couvert, Joanna force un peu sa voix.
— Si tu m’appelles Grandma, il faut me tutoyer. C’est intime, Grandma, tu sais ? C’est une connivence de famille, quelque chose dans quoi il y a plus de cœur que de respect.
La main de la jeune fille s’immobilise sur le combiné.
— Fred vous appelle Grandma et vous vouvoie.
La vieille dame passe la tête par la porte de la cuisine et glousse.
— Il y a des individus qui naissent avec le don de l’empathie. Fred est né avec l’inverse. Ce n’est pas comme s’il ne comprenait pas comment fonctionnent les gens, c’est que ce qu’il comprend est faux. Au début, on s’en irrite. À la longue, on s’y habitue. Bon, dépêche-toi. Je n’ai pas l’habitude de manger aussi tard et je n’aime pas trop veiller. À mon âge...
Lanh ne prononce pas un mot de tout le repas. Elle écoute la grand-mère de Mark en se contentant parfois de hocher la tête ou de plisser les yeux. Il n’en faut pas plus pour relancer Joanna ou lui soutirer des détails. Conséquemment, son assiette est vide bien avant celle de la vieille dame et elle en profite pour se resservir.
— Je vois que tu apprécies.
— Trop de clous de girofle et d’oignons, mais c’est bon.
— Le clou de girofle et la moelle sont mes péchés mignons. Entre nous soit dit, c’est surtout pour ça que je me fais des pot-au-feu tout au long de l’année. Tu as trouvé mon ingrédient secret ?
Les yeux de la jeune fille s’arrondissent.
— Étant donné que je ne sais pas ce qu’on met d’ordinaire dans un pot-au-feu...
— Tu as raison. D’ailleurs, on met ce qu’on veut dans un pot-au-feu ; c’est surtout une question de saison.
Comme Joanna ne poursuit pas et qu’elle ne répond cette fois pas aux sollicitations faciales de Lanh, celle-ci revient à la charge :
— Alors ? Quel est ce fameux ingrédient secret ?
— Si je te le dis, ce ne sera plus un secret.
Lanh n’insiste pas. Elle vide une fois de plus son assiette et laisse Joanna achever la sienne. Puis, comme la vieille dame ne fait pas mine de la remplir à nouveau, elle se lève et, très vite, débarrasse le couvert. Elle vient de passer l’éponge sur la table et s’installe au-dessus de l’évier pour faire la vaisselle quand Joanna réagit enfin.
— Eh ! Tu as le feu au train ?
— Une fois que c’est fait, ce n’est plus à faire.
— Mon Dieu ! Si tout le monde était aussi efficace que toi !
— Je déteste les contingences ménagères, alors j’accélère un peu le mouvement. Et puis... il faut que je te montre quelque chose.
Aucune hésitation sur le tutoiement. Les yeux de Joanna se mettent à briller. Elle aime beaucoup cette petite. Peut-être pas au point de pousser Mark dans ses bras : même si, au regard de sa génération, la différence d’âge est moins un problème que pour son petit-fils, elle trouve Lanh un rien trop jeune pour « fréquenter ». Quoique.
— Quelque chose que tu es pressée de me montrer.
— Assez.
— Dans ce cas, laisse tomber la vaisselle.
La vieille dame se lève et retourne dans le séjour, directement vers la console d’ordinateur. Elle n’a pas besoin de se retourner pour deviner que Lanh l’a suivie et qu’elle est surprise. Joanna laisse le siège en face du clavier à la jeune fille et s’installe dans celui d’à côté.
— Eh bien, montre-moi.
Les mains de Lanh restent suspendues au-dessus du clavier.
— Tu sais ce que je veux faire ?
— Pirater l’ordinateur de Mark pour en extraire les informations concernant Markus Weinmar.
La jeune fille éclate de rire.
— Comment as-tu deviné ?
— Tu n’aimerais pas que je t’explique. Disons que, contrairement à Fred, j’ai un bon don d’empathie.
Les doigts de Lanh se mettent à voleter sur le clavier. Trois fenêtres s’ouvrent sur l’écran. L’une montre l’état du modem et de la liaison Internet, une autre est vierge (elle ne s’anime que lorsque la liaison est établie), une troisième affiche des données incompréhensibles pour Joanna.
— C’est quoi, ça ?
La fenêtre Internet se partage en deux, puis en trois.
— Un jumper-tracker, il gère les sauts de liaison entre ma bécane et celles que je parasite, et il surveille les connexions. En haut à gauche, tu as l’état de ma bécane. À droite, celui des machines hôtes et, en dessous, celui de l’ordinateur de Mark. J’ai établi une liaison aléatoire entre ma bécane, chez moi, une centaine de sites officiels, la machine de Mark et la tienne. Si une connexion est espionnée, il saute vers une autre. S’il est filé, il m’alerte et il envoie un agent en traqueur.
— Rien compris, mais je ne parlais pas de ça.
Joanna désigne la fenêtre qui couvre la moitié inférieure de l’écran.
— Oh ! Ça ! Pour l’instant, c’est le petit travail de bidouillage auquel je me livre dans les verrous de ton petit-fils. Après, je basculerai sur une autre fenêtre, et ça affichera ce que je pomperai dans la machine de Mark.
— Et il n’en saura rien ?
— En théorie, non. J’ai déjà cassé tous ses codes et...
Lanh s’interrompt, mais ne cesse pas de pianoter, et sourit à Joanna.
— Je connais bien la bête. En fait, il y a des mois que je traficote dedans. C’est un peu comme ça que je me suis fait la main. Jusque-là, il ne s’est aperçu de rien. Il faut dire que je suis restée en surface.
— Et que se passera-t-il si tu t’immerges ?
— Ça dépend de ses sécurités, mais Mark n’est pas parano.
Joanna soupire.
— Mark, non. Par contre, le WER...
Une seconde, les doigts de la jeune fille s’écartent du clavier, comme s’ils venaient de se brûler, puis ils reprennent leur ballet sur les touches.
— S’ils lui ont collé un tracker, il faut souhaiter qu’il soit moins efficace que mon jumper. Sinon... Après tout, c’est ton petit-fils, non ? Que voulais-tu dire par : « tu n’aimerais pas que je t’explique » ?
Joanna soupire une seconde fois et lâche tout à trac :
— Que tu n’apprécieras pas du tout de découvrir à quel point tu es transparente, surtout si tu n’as pas complètement conscience de ce que tu as dans la caboche.
Lanh suspend net son travail sur l’ordinateur, se tourne vers la vieille dame et, sur un ton amusé, lui dit :
— Grandma, je suis amoureuse de Mark et je fais tout mon possible pour me mettre en valeur, physiquement et intellectuellement. Ça te paraît assez conscient ? Ou faut-il que je t’explique que l’effraction à laquelle nous nous livrons... je dis « nous » parce qu’il est indubitable que je me sers de toi... et surtout ce qui en découlera, est une manière de combler la différence d’âge ?
L’ahurissement de la vieille dame est sincère. Elle en oublie même de répliquer. Lanh revient au clavier, frappe encore quelques touches et s’écrie :
— Bingo ! Les infos sont sur un disque externe, le disque est en train de tourner. Tu veux voir ?
Joanna hoche la tête puis, à haute voix mais comme s’il s’agissait d’une réflexion personnelle, elle laisse tomber :
— J’aime beaucoup mon petit-fils, mais je me demande si tu n’es pas un peu trop mûre pour lui.