L’âge d’or de la littérature
 secondaire

I

D’emblée je précise que je ne parlerai pas de toute littérature secondaire, mais simplement de celle d’une certaine période : entre 1880, plus ou moins, et 1930 ou 40. Et encore, au sein même de cette époque, ne m’attacherai-je qu’à une part de cette littérature, les travaux des philologues, des historiens, qui ont appliqué – avec une rigueur parfois même, discrètement, militante – les principes d’un rationalisme laïc, positiviste. Le premier travail de ces chercheurs était la stricte délimitation de l’objet sur lequel allait porter leur étude, leur désir était de pleinement communiquer le savoir qu’ils allaient acquérir, la pensée qu’ils estimeraient la vraie, avec, au besoin, des démonstrations en parfait accord avec la logique ; et leur idéal d’écrivain était de rédiger leurs travaux d’une façon totalement transparente, à l’aide donc de notions elles-mêmes parfaitement maîtrisées, sans rien de subjectif, de non défini dans leur conception ou leur emploi. Œuvres « positivistes » ? J’emploie ce mot parce que je n’en vois pas de meilleur, mais je ne le prends absolument pas en mauvaise part. C’est de ces travaux qu’est issu le meilleur de la recherche contemporaine.

Et je précise encore que parmi ces chercheurs qui furent souvent d’éminents exemples de la probité intellectuelle je ne vais m’attacher qu’à quelques-uns, dont le travail a porté sur un objet assez difficile à circonscrire, à vous désigner, sinon par des exclusions. Ce qui intéressait ceux dont je voudrais vous parler, ce n’était pas le fait historique en sa généralité la plus grande, c’était plutôt la création littéraire ou artistique ; et ce n’était pas la littérature ou les arts des siècles classiques ou modernes, mais les textes ou les monuments du Moyen Âge ou même d’époques plus lointaines, et en des contrées souvent mal connues : œuvres, en somme, de sociétés et de civilisations dont la conscience du monde était encore incomplètement analysée, avec des aspects que les esprits enclins à rêver pouvaient ressentir comme mystérieux. Que les champs de l’étude fussent moins marginaux, moins inexplorés, et c’était alors l’objet plus particulier de l’étude qui avait, d’une façon ou d’une autre, quelque chose d’énigmatique, de dérobé. Une fois déjà, grâce à Michel Zink et pour l’ouvrage collectif La Trace médiévale et les écrivains d’aujourd’hui1, je me suis arrêté à quelques-uns de ces historiens d’un point de vue assez proche de celui que j’adopterai maintenant, mais il s’agissait alors de ceux qui ont étudié la « matière de Bretagne », et bâti ainsi ce massif tout à fait extraordinaire d’éditions de textes, de recensements de sources, d’enquêtes sur le vocabulaire et les mythes, qui s’élève au cœur même de l’époque à laquelle je me réfère. Aujourd’hui je m’attacherai à une autre branche de la même vaste recherche, celle qui commença de mettre de l’ordre dans certains domaines des arts plastiques.

Pourquoi, cela ayant été dit, s’agit-il de s’intéresser, spécifiquement, à la littérature secondaire qui se déclare, qui se veut, strictement historique, philologique, « positiviste » ? Est-ce là suggérer qu’elle soit la seule qui vaille d’être considérée dans le vaste espace de l’histoire ou de la critique des œuvres d’art ?

Évidemment pas, et j’espère que vous ne doutez pas que je sais qu’il existe nombre de travaux de la plus grande acuité qui ne se sont pas cantonnés dans cette sorte de scientificité d’entrée de jeu limitée au seulement apparent ou au tout à fait explicitable. Ces travaux-là sont parfaitement légitimes, ils sont même irremplaçables et peut-être les seuls, en leur empirisme intuitif, et hardi, à permettre une approche vraiment intime des œuvres. Oui, mais peut-on dire, en ces cas, que ces recherches plus mouvementées, plus libres, moins attachées à l’examen attentif de leurs instruments, sont « secondaires », au sens précis que nous donnons à ce mot ? Si elles pénètrent ainsi l’intériorité des créations artistiques, alors qu’en art ou en poésie c’est souvent l’inconscient qui parle, c’est qu’elles savent se prêter à l’écoute de ce dernier, se laisser entraîner par lui, accéder en lui aux ressources de la pensée symbolique, et mieux vaut, de ce simple fait qui les ancre dans le devenir collectif en ses profondeurs jamais maîtrisables, les considérer comme une part de la création primaire autant que les œuvres dont elles cherchent le sens.

Et leur existence même donne un surcroît de relief à ces travaux que j’ai désignés pour commencer, ceux qui précisément ne veulent pas que les façons et l’esprit de la littérature ou des arts les envahissent, et qui tentent de s’enfermer dans leurs méthodes d’emblée modestes, aux objectifs limités : telles la note qui se propose d’établir la signification d’un mot dans un fragment retrouvé d’Ennius, ou l’édition qui ne prétend que transcrire un manuscrit d’époque gothique et retrouver de quel autre son copiste a pu s’inspirer. Pour ne rien dire de ces érudits qui dépouillent, avec une ardeur qui demande attention – qui est, en vérité, tout aussi mystérieuse que l’enfièvrement des poètes – des documents notariaux dans d’obscures salles qu’on a ouvertes exprès pour eux. En somme, ces travaux « positivistes » occupent dans le champ des recherches légitimes une position nullement la seule valable mais remarquable par son caractère de nec plus ultra, de limite. Ils s’identifient à une réclamation extrême dans la pensée, celle qui ne conçoit de vérité que dans la floraison des notions claires et distinctes, et l’établissement de faits immédiatement et totalement vérifiables.

Et ma question, aussi bien, la question que je voudrais ne serait-ce que formuler, aujourd’hui, sur quelques exemples : ne faut-il pas se demander si dans ces sortes de travaux, assurément obligés à la conscience de soi, tout se passe aussi simplement que leurs auteurs l’imaginent ? Ne faut-il pas faire l’hypothèse que, malgré la méfiance que prônent ces derniers pour ce qui pourrait troubler leurs analyses – disons les émotions, les aspirations confuses, les croyances indémontrables –, ils peuvent être assujettis dans leur travail même à des intuitions qui les montrent autres qu’ils ne le savent ? Si bien que leurs écrits, tout savants qu’ils soient, seraient tout de même aussi animés par un désir, ou mus par une énergie, qui ne relèvent pas du simple projet scientifique ? – Vous vous étonnerez peut-être que ce soit ainsi comme a priori que j’exprime ce soupçon, d’ailleurs nullement désobligeant car je crois que, dans ces ambiguïtés des chercheurs, essaie de prendre forme une intuition aussi difficile à verbaliser que nécessaire à la civilisation. Mais j’imagine avoir de bonnes raisons de le tenir pour plus qu’un mirage, au moins dans quelques cas qui sont remarquables. Et peut-être ai-je tort, mais je ne puis m’empêcher d’essayer d’exprimer une pensée que j’ai toujours eue dans ces cas et qui à tout le moins m’a valu de m’attacher à eux avec le bonheur de la sympathie.

Et sans plus tarder j’en viendrai à un exemple, lequel sera un ouvrage probablement bien connu de plusieurs d’entre vous, L’Art dans l’Italie méridionale, d’Émile Bertaux, qui parut en 1903. Beaucoup plus tard, en 1968, cette grande thèse fut réimprimée, chez de Boccard2, dans le cadre d’une mise à jour collective des connaissances sur le Moyen Âge dans ces terres du Sud, engagée alors par l’École française de Rome. L’enquête de Bertaux était restée tout à fait fondamentale, en effet. J’ajoute que l’édition de 1968 a la même apparence que la première, à très peu de chose près. Néanmoins c’est celle de 1903 que j’ai en esprit, vous verrez pourquoi.

L’Art dans l’Italie méridionale peut assurément être donné pour un bel exemple du projet scientifique, rationaliste, et même rationaliste à la façon française d’alors, qui pratiquait avec une particulière efficace l’écriture claire, aussi dépouillée d’ambiguïtés que possible. Et ce qui plus précisément caractérise ce livre – le grand dessein qui est devenu ce livre –, c’est son dénombrement qui s’est voulu exhaustif d’objets peu connus encore sinon tout à fait inconnus. Ces objets ? Les églises, les châteaux, les peintures et les sculptures, en fait même toutes les productions artistiques de quelques régions de la Péninsule, Lucanie, Pouilles, Calabre, Basilicate, qui avaient eu jusqu’à la Renaissance, pour diverses raisons de géographie et d’histoire, une vie et des traditions tout à fait distinctes de ce qu’étaient le centre et le nord ; et qui demeuraient encore, vers 1900, très ignorées du reste du monde. On ne visitait pas aisément ces campagnes reculées, même ces villes pauvres et en sommeil. Bertaux perçut le problème, se fit explorateur avec détermination. Et il parcourut le vaste champ qui s’ouvrait à lui avec aussi une modestie, magnifique, qui le fit s’effacer devant les monuments qu’il découvrait, qu’il analysait, qu’il cataloguait. Le texte des deux premiers volumes du livre est ce constat méthodique, ce discours au degré des simples faits historiques et stylistiques.

Mais dans L’Art dans l’Italie méridionale il n’y a pas que le texte, il y a aussi les illustrations. Et si certaines sont des schémas, des plans d’édifices, la plupart – en noir et blanc, bien sûr, mais je devrais plutôt dire en gris sur gris, et imprimées sur un papier très quelconque, vite vieilli – sont des photographies prises dans les années précédentes d’une façon simple sinon simpliste, c’est-à-dire en privilégiant la façade dans les églises, ou les porches, sans essai de suivre le visiteur autour ou dans l’édifice ou de faire apparaître la relation de ce dernier et de son environnement soit naturel soit social. C’est d’ailleurs une lumière blanche, abstraite, qui, du fait de la médiocrité des clichés et de la mauvaise qualité de leur impression, semble régner là où se trouve le monument, en des lieux dont on ne peut rien savoir de ce qu’ils étaient, alentour. Étonnamment nombreux sont les monuments ainsi présentés, c’est eux qui constituent l’apport le plus immédiat et vaste du livre, à son plan visuel. Et l’exhaustivité dans le dénombrement semble presque acquise. Mais de chaque image la capacité d’informer, le pouvoir d’évoquer, l’ampleur dans la perception des sites sont fort minimes.

Pourquoi cette remarque, qui peut sembler ne porter que sur un aspect sans signification de l’ouvrage puisqu’il n’est que la conséquence évidemment obligée des conditions d’alors de la publication archéologique ? Quelque chose d’accidentel, qu’aurait pu avantageusement réparer pour l’édition de 1968 une nouvelle campagne photographique ? Il reste que rien ne fut modifié à ce moment-là, et pour des raisons qui ne furent peut-être pas seulement le manque d’argent. L’Art dans l’Italie méridionale a reparu avec les mêmes photographies, – et ce fut, je puis vous le dire, à ma grande satisfaction. En eût-il été autrement, je n’en aurais pas fait l’acquisition, comme je m’y suis empressé pour avoir enfin chez moi, tel un rayon tombé d’un ciel orageux, un livre que je n’avais, dans les années 1950, pu fréquenter qu’en bibliothèque, mais qui alors m’avait fasciné. Et fasciné par son texte, certainement, mais parce que celui-ci s’accompagnait de ces photographies-là, pauvres comme pourtant on pouvait dire qu’elles étaient.

Que signifie cette fascination par ce que je vous propose donc de percevoir comme un objet composite, à la fois texte et image ? À en juger par son intensité et sa durée, car elle n’a pas cessé en moi depuis le jour de ma rencontre du livre, elle ne peut être que le fait d’une de ces espérances qui sont latentes en nous, rêvant d’une occasion d’éveil brusque. Et je crois même que je puis définir assez précisément cette pensée-ci, cet espoir. C’est le sentiment que les lieux dont parle le livre de Bertaux en son énigmatique double message – un discours, des photographies – ne sont pas de ce monde, mais pour autant ne se situent pas au dehors, étant, en somme, sur des confins du visible et de l’invisible dont la qualité d’être, et c’est cela l’essentiel, cela qui en fait le mystère, est supérieure, métaphysiquement supérieure, à celle, imprégnée de néant, qui est ici, ou plus près d’ici, notre lot.

Je dois m’expliquer, bien entendu, et voici. Il s’agit, entre les photographies et les descriptions de Bertaux, d’une relation dialectique, avec sur l’objet qui leur est commun un effet de transmutation, au sens quasi alchimique de ce terme.

Revenons d’abord aux photographies. Elles sont pauvres, elles privent les édifices d’une bonne part de ce qu’ils sont, notamment la relation de leurs formes et de l’espace, au sein duquel elles font qu’ils semblent comme figés. Elles éteignent aussi beaucoup du grain et toute la couleur de leur pierre, elles dénient la continuité qui les articule ici à une rue, une place, ou ailleurs les marie aux creux et aux ombres d’une colline.

Mais que résulte-t-il de cette façon qu’elles ont de témoigner, lacunaire plutôt qu’abstraite ? Il me semble que ce qu’elles offrent ainsi, c’est de même nature que ce que saisissent nos yeux prenant conscience d’un monument quand beaucoup de celui-ci est déjà perçu mais beaucoup aussi ne l’est pas encore, si bien qu’il y a dans la profondeur du regard un mouvement de recherche rapide, désordonné, au sein duquel nos besoins inconscients, nos chimères, peuvent librement s’élancer, faisant leur proie de ces signes aux structures inachevées. Et l’objet sollicité réagit alors, ou paraît le faire, si bien qu’il semble en cela un être plus qu’une chose : un être que nous allons croire, actif comme il le paraît, porteur d’une réponse à notre désir. Le premier instant d’un regard n’est pas aisément le début d’un examen scientifique, il est trop envahi par le rêve. Pour se faire vraiment un historien « positiviste » des formes, un Bertaux, même un Bertaux, se doit de réprimer cette agitation du désir, ce que précisément lui permet son texte.

Oui, mais il peut arriver que d’autres instruments de son projet de savoir disons littéral ne se prêtent pas aisément à ce qu’il demande, et le refoulement, dans ces cas, pourra être plus difficile. Or, les photographies que l’auteur de L’Art dans l’Italie méridionale a retenues, et qui accompagnent ses réflexions dans son livre, ne sont pas, de ce point de vue, d’un emploi de tout repos. Elles ne donnent que si peu de détails, en effet, qu’elles sont à peu près comme le premier regard que je viens de dire. Elles y retiennent, et ainsi le rêve peut continuer ; et qui voudra lutter contre cette emprise aura à chercher l’appui du discours qui a eu recours à ces dangereuses images, et dont il peut espérer, dans l’intérêt de la science, qu’il se révélera efficace.

Mais je remarquerai maintenant que cette image mentale qui est née de l’apparition soudaine de quelque objet à notre regard, cette figure encore incomplète de l’apparence de cet objet mais qui est d’autant plus ouverte, de ce fait même, aux hypothèses de la chimère, c’est aussi très apparenté à ce qui reste à l’esprit quand, le temps passant, on a cessé d’avoir sous les yeux la chose vue, quand on n’en a plus que le souvenir. Certes l’historien averti aura pu dès le premier jour mémoriser des détails, recueillis dans le monument qui l’intéresse par opposition à d’autres dans d’autres édifices, c’est-à-dire à un plan de réalité qui demeure bien de ce monde : telle forme pour un linteau, par exemple, qui retient à l’idée de l’architecture gothique, celle-ci, comme telle, un événement d’ici, si je puis dire. Mais cette sorte de souvenir savant sera aux dépens de la vision immédiate qu’avait eue cet historien lui aussi, lui autant qu’un autre, à l’instant de la rencontre de l’œuvre, et c’est de ce souvenir que je parle, de cette impression d’ensemble, mouvementée, frémissante, qui ne s’efface pas si facilement de la rétine mentale. En somme la mémoire recueille dans l’expérience du monde ce que montrent les photographies de L’Art dans l’Italie méridionale. Et c’est donc sans difficulté que celles-ci pourront prendre place dans une sorte de rêve qui, quant à lui, ne s’efface pas bien facilement de l’esprit : car il a son foyer dans ce gouffre même que le passage du temps creuse en nous.

Un rêve dans la mémoire, encore un rêve, et je dirai même le fond, le vœu encore inconscient de soi, du rêve qui s’était enflammé en nous à l’instant où nous avions vu pour la première fois la façade de l’édifice, la tour au loin. Car, et c’est là le point important, la cause secrète des vagabondages de la pensée : l’espace comme le pratique le souvenir, espace tout mental, n’est pas soumis aux logiques, aux pesanteurs, aux fatalités de choix de celui – matériel, mesurable, durement le rappel constant de ses lois de fer – au sein peu clément duquel nous sommes astreints à vivre, dans le présent de l’action. Facile nous est-il, si nous restons sur la scène de cet espace en mémoire – ouvert par elle, qui simplifie, à l’idée d’un dehors de la loi du monde –, de méconnaître ce que l’existence, entre naissance et mort, a de spécifique, ainsi l’impossibilité de se dégager du hasard, ou du lieu où l’on est, ou du temps qui ruine la vie. En lui, nous élançant par des failles du visible, volant ailleurs, nous pourrons ne plus croire à la finitude, qui est pourtant inhérente à tout ce qui est.

Et, le souvenir en restant ainsi aux premiers instants de perceptions qui ont pu avoir été saisissantes, le voici donc une incitation à l’imaginaire métaphysique, ce frémissement d’un désir qui ne se soucie pas de satisfaire un besoin de possession, une tentative d’avoir, parce que d’abord il aspire à être, à être autrement et à être plus, délivré des chaînes de la finitude, précisément. Un imaginaire qui veut penser qu’il existe un autre niveau de réalité, où ne pèsent plus sur les existences les forces contraignantes de la nécessité naturelle. À cette façon de rêver rien ne déplaît plus que le document disant avec abondance des aspects de l’apparence des choses qui n’ont de sens que pour la pensée conceptuelle, analytique, inintéressée par ces nostalgies de transcendance. En particulier elle détestera la photographie précise, non déformante, en couleurs parfois même vraies, dont l’intérêt pour le détail et l’apport d’aspects trop nombreux et qu’on peut juger inutiles risquent d’obliger l’esprit à consentir à une extériorité qu’il peut ressentir comme la tombe de l’espérance.

En revanche l’imagination à tendance métaphysique se complaira aux photographies de L’Art dans l’Italie méridionale, qui lui parlent, qui l’interpellent même : maintenant on peut voir pourquoi. D’une part il y a, par exemple, cette lumière blanche des clichés qui n’est pas celle du monde comme il existe, où toujours paraissent des nuances, des ombres même légères. Cette lumière désengagée de nos situations terrestres peut aisément se signifier comme celle d’un ailleurs non de la géographie mais de l’être, et donner à penser que les monuments qu’elle baigne ne sont pas de ce côté de la réalité où nous sommes mais au rebord d’un autre, sur les pentes de l’absolu. Elle est un nimbe, autour de ces formes, avec la suggestion habituelle du nimbe, qui est que ce qu’il ourle, c’est du divin. Et dans l’image elle fait qu’on se croit déjà libéré de l’autorité de la mimésis ordinaire, celle qui multiplie tristement dans les simplement bonnes photographies les preuves que l’être ou la chose montrés ne sont que d’ici, parmi nous, à notre morne portée.

Et d’autre part, comme cet effet de nimbe porte dans le Bertaux sur des édifices, ainsi la cathédrale de Ruvo ou telle église « près de Bozzano », qui, tout mystérieux qu’ils paraissent, n’en sont tout de même pas moins des produits de l’activité humaine traditionnelle, encore que situés dans des lieux aux limites extrêmes de l’Italie, et inconnus du rêveur qui tourne les pages du livre, voici que naît dans l’esprit de ce lecteur soudain alerté, éveillé, l’idée d’un monde à la fois d’ici et d’ailleurs, intermédiaire entre l’immanence et la transcendance, un monde vers lequel le désir métaphysique peut prendre essor, incité à penser qu’il a chance d’y pénétrer. Ces photographies en noir et blanc – comme on dit néant et être – n’énumèrent plus les créations d’un art de notre lieu ordinaire, elles se regroupent sur les pentes d’une terre mystérieuse, elles brillent au lointain absolu de nos fenêtres dans la nuit de notre lumière, elles sont « là-bas », avec de là-bas un appel qui incite à quitter notre ici, notre façon de vivre l’ici du monde… Je grossis l’effet qu’elles ont, sans doute, mais ne pense pas l’inventer. Que l’on s’arrête à la photo de Castel del Monte3, Castel del Monte comme la forteresse était à l’époque de Bertaux, une décrépitude qui assurait à la pierre un rayonnement émanant de plus au-dedans de l’être que l’apparaître sensible ! Que l’on regarde telle peinture murale, comme l’apôtre Philippe dans l’église de San Michele di Monticchio dans le Basilicate, ce saint de toute évidence l’épiphanie d’un des habitants de cette ligne de crêtes ! Ce sont là des images hallucinées, on se demande bien ce que pensait Bertaux quand il les plaçait dans la maquette de son grand livre.

Mais vous allez peut-être vous récrier, en ce point, que je compromets ce respectable historien dans des chimères qui ne sont en fait que les miennes ; et que l’impression que font de mauvaises photographies, qui ne sont que par hasard dans les livres, n’a rien à voir avec les problèmes de la littérature secondaire, surtout dans sa version scientifique, rationaliste. Je ne pense pas ainsi, toutefois, et ce n’est pas le texte de L’Art dans l’Italie méridionale, aussi analytique et les pieds sur terre qu’il soit, qui m’incitera à changer d’avis. Bien au contraire.

Car la sorte d’écrit qui accompagne ces photographies, lesquelles sont de surcroît très nombreuses dans les grandes pages des deux volumes, a, dans son rapport à ce qu’elles sont, et au plan même où elles font signe, un effet lui aussi, un effet qui, loin de les contredire, est partie prenante dans l’incitation au rêve que vous me voyez déceler dans ce travail d’historien cependant positiviste.

Le texte, chez Bertaux, c’est vrai qu’il est aussi clair que possible en ses articulations totalement conceptuelles, en sa délimitation et son accomplissement de ses tâches. Mais justement ! Imaginons ce qui aurait lieu si ce n’était pas le cas. Si l’auteur s’était permis une pensée personnelle, à tendance spéculative, exprimant par exemple son sentiment sur la beauté des églises, pire, sur la raison de cette beauté, sur son retentissement dans l’esprit. Cette réflexion aurait concurrencé la lecture des images, celle que je viens d’essayer de dire, par d’autres qui n’auraient été, pour leur part, que des points de vue et des jugements tout à fait de plain-pied avec notre monde historique et géographique. Même une méditation platonicienne, rosicrucienne, que sais-je, une spéculation de caractère théologique ou mystique sur ce que l’on estimerait un souci de la transcendance dans ces œuvres, cela serait resté une part de notre condition existentielle ordinaire, sa façon d’essayer de penser à partir d’ici à la réalité supérieure, et les églises ou autres édifices considérés apparaîtraient, de ce fait, comme simplement une forme de notre vieille recherche, alors que nous en venions à les voir comme nullement une part de notre rapport à nous-mêmes mais l’épiphanie d’un niveau de l’être inconnu de nous.

Rien, évidemment, de ces réflexions philosophiques, esthétiques, théosophiques, dans le texte écrit par Bertaux. Ces pages ne consentent qu’à des jugements totalement dégagés de toute velléité d’interprétation spiritualiste des œuvres, c’est une approche de celles-ci que l’on peut dire laïque. Mais qu’il en soit ainsi, n’est-ce pas alors, tout à l’opposé de ces interprétations subjectives qui retenaient, qu’elles l’eussent voulu ou non, ces monuments du grand Sud à notre rive, se retrouver en situation de voir ces façades, ces dômes, se désancrer de l’ici et prendre le large, leurs voiles gonflées par de l’absolu ?

Pensons à la théologie négative, qui met en relief le fait du divin, l’absolu de sa transcendance, par l’annulation qu’elle fait de tous les attributs que l’on a pu croire en avoir perçu à l’aide de la pensée, alors pourtant que ceux-ci ne sont que des projections par l’existence ordinairement humaine de ses propres catégories. Semblablement l’écriture neutre de Bertaux est peut-être plus apte qu’aucune autre à nourrir le rêve qui naît des photographies de son livre. C’est comme si son absence de subjectivité prolongeait et confirmait la lumière sans atmosphère, et en cela même transcendantale, qui en transfigure les scènes. C’est comme si cette laïcité collaborait, subtilement, à un dispositif par l’effet duquel l’esprit qui semblait vouloir s’y refuser à tout rêve se retrouve plus que jamais englué dans la nostalgie, à l’instant où toute insuffisance ou naïveté de discours pseudo-humaniste, cause habituelle de scepticisme, a disparu de la prose nouvelle, de la prose « positiviste ».

Et pour en revenir à la littérature secondaire, à ses dialectiques, à sa complexité de fait dans la simplicité de ses ambitions, n’est-il pas assez naturel de nous demander maintenant si un Émile Bertaux ne fut que par accident le constructeur de ce piège, ou si quelque chose en lui n’en a pas été la première proie, dès le jour où il commença, armé de ses fiches neutralisantes, riche de son dédain de la subjectivité, de regarder ces photos qui lui venaient d’obscures bourgades de la Lucanie ou des Pouilles, horizon d’ailleurs rendu déjà fascinant, même pour un homme de simple science, par tout un passé de parlers obscurs, de religiosités encore très mal connues ?

Il n’est pas douteux que les aspects si particuliers de son champ d’études ne pouvaient que l’alerter, tout laïque qu’il fût, ne pouvaient que l’inciter à regarder ses photographies avec déjà un peu de trouble métaphysique, – n’était-ce pas cela même qui motivait encore, un demi-siècle plus tard, l’entreprise également admirable d’un Ernesto de Martino4 prenant les mêmes routes du Sud, nanti d’un magnétophone et accompagné de deux ou trois photographes, avec le sentiment d’entrer en terres de l’Autre ? Mais c’est tout de même en son être le plus intime, c’est en son travail le plus intensément personnel, que Bertaux trouva l’énergie qui lui permit de poursuivre sa recherche, et on peut donc bien penser que cette énergie avait trouvé très profond en lui cette sorte de source indéfiniment jaillissante que seuls peuvent être de grands désirs.

Pourquoi Bertaux entreprit-il son propre recensement, le continua-t-il jusqu’au bout, en fit-il pour finir ce livre, texte et images, auquel une fascination peut si violemment retenir qu’elle paraît, c’est ce que j’avance, en avoir été la cause ? N’est-ce pas parce que le parti d’objectivité d’une littérature secondaire spécifiquement et sincèrement soucieuse de s’en tenir à l’immanence, à la littéralité, est en fait ce qui dégage, par contrecoup, le tout autre que nous dans son objet, et donc le découvre en son en-soi, resserré sur son absolu, et donne ainsi à penser la réalité en termes d’être et non de chose, et cela d’une façon enfin radicale, délivrée de toute mythologie ? D’une façon qui dispose à la pensée qu’il y a de la transcendance dans la chose la plus quelconque et en tant justement que chose quelconque ? Quitte, pour nous lecteurs difficilement résignés à l’abandon des chimères, à en passer un moment, comme peut-être Bertaux lui-même, par cette chimère-limite, cette chimère au-delà des mythologies, des croyances : la pensée d’un lieu à la fois le nôtre et un autre, dans les choses duquel l’être que nous voulons pour nous-mêmes serait perçu comme encore un fait de l’ailleurs, par paresse à le reconnaître en ce que nous sommes.

Lecture de L’Art dans l’Italie méridionale encore bien dangereuse, par conséquent, bien que rendue presque obligée par l’ambiguïté de l’ouvrage, à la fois ce dégagement par le texte de la dimension de l’être dans les objets et cette suggestion par l’image d’un monde autre, d’un monde ailleurs, pour ces objets mêmes. Lecture tout de même soudain consciente de la problématique de l’être, que pervertissent les spéculations métaphysiques, mythologiques, cependant qu’y demeure aveugle le regard des chercheurs qui ne savent pas aller jusqu’au bout dans l’appréhension de la littéralité de l’objet. Lecture qu’il faudra donc et approfondir et visiter dans tous ses enjeux, lesquels sont les données mêmes de l’être-au-monde, par un acte à la fois d’intuition et de réflexion que je me permets sans attendre de dénommer poésie.

Et j’ajouterai maintenant que si je me sens autorisé à parler ainsi de Bertaux, et avec lui des ambiguïtés et des pouvoirs d’une certaine approche « positiviste » des faits ou des événements dans le champ, en tout cas, de la création artistique, c’est aussi parce qu’un travail par nombre d’aspects semblable à celui de l’archéologue français fut entrepris à peu près à la même époque dans cette même Italie : mais avec cette fois la possibilité pour nous d’y apercevoir comment son auteur le comprenait ou, pour dire mieux, le vivait. Alors que, bien clairement, ce ne fut pas avec le sang-froid qui eût signifié qu’il n’éprouvait que le paisible souci de la nature des choses, non de leur être.

Certes le projet savant de Bernard Berenson n’était pas aussi modestement circonscrit que celui d’Émile Bertaux, et ses façons de travailler n’étaient nullement aussi rigoureuses, mais pour autant il n’est pas douteux qu’il se proposait lui aussi la connaissance objective de faits qu’on peut dire objectifs eux-mêmes : les diverses manières de peindre – de bâtir et signer leur différence par des traits distinctifs au plus intime de leur travail – de l’ensemble des peintres du Nord et du Centre de l’Italie, reconnus dans des tableaux ou des fresques que ce critique, cet analyste des formes, avait donc le désir d’identifier, en les démêlant les unes des autres, et d’inventorier et cataloguer. Et depuis environ 1890 lui aussi il voyagea pour ce faire dans des régions assurément moins lointaines et attardées que les Pouilles ou la Sicile d’alors, mais qui n’étaient pas, en Ombrie, dans les Marches, sans lieux perdus, comme on dit, où demeuraient nombreuses des chapelles dont on n’avait pas examiné les retables, et des toiles noircies ou des fresques infiltrées d’eau qu’avaient seulement signalées, avec de mauvaises photographies cette fois encore, des rapports d’érudits de village ou des bulletins paroissiaux. La recherche de Berenson a pu être aventureuse, dans ses méthodes, mais son intention était scientifique. Il est sûr qu’il visait à l’établissement d’un corpus qui serait accepté par tous.

Or, il est évident aussi que quelque chose se passait en lui qui était, en son cas encore, en porte-à-faux par rapport à cette objectivité désirée des jugements et des procédures. Il y a, par exemple, que Berenson se risquait à des considérations dont le caractère eût mieux convenu à la réflexion d’un Stanley cherchant Livingstone dans la région des grands lacs qu’à celle d’un attributionniste décidant du faire propre à un peintre. C’est comme si sa pensée était moins avec le tableau qu’il découvrait dans la pénombre d’un oratoire qu’auprès de l’artiste aperçu derrière l’image, présence obscure mais qui le hantait pour cela même, et avec laquelle il rêvait d’établir des liens par un acte de sympathie en fait intuitif et irrationnel : acte ainsi aux limites de la parole qui plus tard lui permettrait d’essayer de le faire entendre, ce qui me paraît indiquer qu’il en attendait pour soi un surcroît d’être. Ces peintres, du Quattrocento notamment, semblent avoir été pour lui de la même sorte de réalité supérieure, transcendantale, que l’Italie du Sud comme on peut la rêver dans les photographies du Bertaux.

Et il se trouve qu’un témoignage direct nous permet aujourd’hui de voir confirmée cette hypothèse. En 1979 une exposition a eu lieu à la National Gallery de Washington, Berenson and the Connoisseurship of Italian Painting – Berenson et le travail du connaisseur en matière de peinture italienne – dont le catalogue apporte quelques extraits d’une unpublished life de Berenson, manuscrit alors inédit mais déposé à I Tatti, sa célèbre maison, dans la bibliothèque de l’historien. Cette biographie est l’œuvre de Mary Berenson, sa femme ; et on voit Mary évoquer les recherches que Bernard faisait sans répit en sa compagnie dans des lieux d’accès souvent difficile. Recherches fiévreuses, autant, semble-t-il, que menées avec une vraie connivence. Mary écrit, je traduis : « Il me traînait, presque morte de fatigue, d’un retable d’autel dans une église à un autre retable dans une autre église », et encore : « Il se glissait dans une église parmi les fidèles, une église sombre où il n’y avait sur les dalles qu’une flaque du grand soleil à l’entrée ; et là, entrevoir ce qui brillait sur l’autel et se murmurer l’un à l’autre, le souffle coupé par l’excitation, un nom du genre de Falconetto ou Golfino, ou Dieu sait qui ou quoi d’autre, c’était pour nous une joie que je n’essaierai pas de redire, a joy I cannot hope to communicate5. »

Notons cette expression, I cannot hope : Mary, fidèle en cela, d’évidence, au sentiment de son compagnon, ne peut espérer communiquer, partager, ce dont il s’agissait dans ces instants où leur grand désir commun se réalisait ou rêvait qu’il allait le faire, car cette expérience avait lieu au contact d’un indicible, la transcendance étant par nature au-delà des mots. Cette « joie », c’est la sorte d’émotion que l’on ne peut faire entendre qu’à ceux qui déjà la connaissent. Et d’ailleurs relevons aussi cette notation en somme complémentaire, la flaque de soleil à l’entrée de la salle sombre. Par opposition au soleil du dehors, la pénombre dans la profondeur de laquelle ces deux pèlerins d’ils ne savent quoi se glissent, mais oui, c’est peut-être le seuil, ou presque, d’un autre monde : d’un pays qui, aujourd’hui, est certes ici, ici même, mais, en un autre temps, aurait été dans l’ailleurs du fait d’un rapport au réel alors d’essence plus haute. Et quant au peintre que Mary et Bernard vont découvrir sur l’autel, s’il est oublié, aujourd’hui aussi, c’est précisément à cause de cette différence, qui lui donnait sur le monde un regard que nous ne savons plus suivre, mais son œuvre est toujours présente dans cette église, avec ses signes et leurs secrets, et, qui sait, les deux jeunes chercheurs vont pouvoir déchiffrer, décrypter les uns et les autres. Un Falconetto, un Golfino ? Ce n’est pas dans l’histoire de l’art comme notre siècle l’a rétablie qu’il convient de chercher ces noms. Leur lieu est l’imaginaire de Berenson, ils sont sa façon de doter les œuvres, par ces présences fantômes qui paraissent et disparaissent en leurs aspects stylistiques, d’un second degré de signifiance. D’y reconnaître les vestiges dans notre époque de l’être-au-monde d’essence supérieure qui aurait été le bien mystérieux de quelques lieux retirés du Centre de l’Italie.

Et cette fois encore on va dire qu’en dépit des remarques de Mary Berenson j’interprète indûment, j’exagère, je pervertis une pensée, un projet. Ayant vécu moi-même, à des moments, les tentations, les fantasmes que je lui prête, ayant regardé la Toscane, l’Ombrie, les Marches, avec des yeux troublés par le rêve métaphysique en cette variété que je dénomme gnostique, je ne ferais que projeter sur la recherche de Berenson des catégories familières, profitant du fait qu’il se déplaçait dans les mêmes lieux que moi mais à une époque très différente pour, même, raviver quelques vieux fantasmes, leur rendre dans mon discours sur lui des occasions de revivre. Et c’est vrai que l’Italie du début des années 1950, les miennes, avait beau être mal équipée encore en routes et autobus, elle avait beau foisonner en minimes monographies de vingt pages, avec deux ou trois mauvaises photos du retable de la paroisse, ses « guides rouges » en leurs éditions du début du siècle toujours vendues avaient beau resserrer admirablement leurs lignes ténues sur des indications si furtives qu’elles en semblaient des messages, tout néanmoins de ces provinces centrales était alors accessible avec déjà assez de facilité pour que le rêve ne se maintînt que chez celui qui devrait aussi le savoir un rêve, en constater l’irréalité, et vite l’abandonner.

Tandis que vers 1890, 1900 ! Le jeune homme qui s’attardait à Florence parce que la méditation des grands artistes de notre monde de l’immanence, les Masaccio, les Botticelli, a tout de même sa force propre, sa capacité de convaincre, eh bien eût-il voulu céder à l’ange, ou au démon, de l’ailleurs, se leurrer au mirage des lointains, et par exemple se rendre à Camerino dans les Marches, il lui aurait fallu, me dit-on, rejoindre Arezzo par le train, puis gagner Fossato di Vico par un trenino, « l’Appennino centrale », improbable omnibus passant par San Sepolcro et Gubbio, puis se faire une étroite place dans une voiture tirée par des chevaux pour cette fois atteindre Fabriano, Matelica, enfin, un soir, Camerino. Un soir, le soir, la nuit qui tombe, la chambre à l’auberge, le sommeil agité, les bruits de l’aube sous les volets clos encore à travers lesquels c’est un soleil inconnu qui filtre. Et bientôt la salle d’archives, la plume plongée dans l’encre noire, et déjà aussi ces visages croisés dans les rues sonores, ces regards, quelques-uns, qui semblent en savoir plus que le visiteur et promettre, cependant que son cœur se serre, avec le sentiment que c’est toute la vie à venir qui pourrait se faire autre, ici, dans ce lieu adossé à de l’inconnu sur la terre. Admirable itinéraire, que l’on peut bien jalouser !

N’y avait-il pas là, en effet, au départ de Florence, avec ce chemin de fer, aussi lent et bruyant fût-il, les moyens d’une certaine modernité déjà, ancrage de l’esprit dans son projet de réduction de l’être aux formules de la matière, parole de la raison demandant de se défaire du rêve, puis – et même, cela, de façon merveilleusement progressive – l’effacement, après Arezzo, de ces signes, de ces façons d’exister, un passage quasi tangible entre l’ici et l’ailleurs ? Au siècle d’encore avant, dans ces années entre les Lumières et la Terreur qui avaient vu les jeunes peintres du Nord affluer en Italie et y réinventer la lumière, on allait d’une ville à l’autre, fût-ce par des strade bianche labyrinthiques, avec toujours les mêmes cahotantes voitures, il n’y avait donc rien là qui fût aussi saisissant que l’opposition du train florentin et de la lenteur du bout du voyage pour suggérer une transcendance du « là-bas » et donner sens à « l’espoir d’arriver tard dans un sauvage lieu » qu’évoqua un poète du romantisme. Et à mon époque, après la dernière guerre, comment ne pas pressentir déjà ce qui allait, bientôt, défaire l’attrait de l’ailleurs : cette vague souillée, bruyante, que fait déferler de toutes parts le tourisme, quitte à s’abattre, il est vrai, au seuil aujourd’hui encore impollué de quelques régions des Marches ? Double raison d’envier Berenson, qui allait Dieu sait comment d’un retable à un autre dans la campagne silencieuse. Double excuse, pour s’attacher à ses pas, malgré le peu de sympathie qu’inspire la subjectivité de mauvais aloi qui vicie son intention scientifique. Mais de quoi craindre, aussi bien, qu’il soit dangereux d’imaginer dans l’inconscient de cette dernière le même pressentiment que chez Émile Bertaux de cette dimension dans la chose qu’il est si difficile de dire : l’être qui assure à ce qui est son identité à soi-même, son unité, son « eccéité » – comme disait la philosophie médiévale –, là où tant d’observateurs ne savent plus voir que de la quiddité, objet dont ils décomposent l’apparence et se disputent les bribes.

Soit. Il se peut que j’accorde trop d’attention aux bizarreries ou frémissements de quelques travaux d’historiens, et n’aie nullement raison de suggérer l’existence, même dans L’Art dans l’Italie méridionale, d’un inconscient du positivisme au sein duquel un désir d’être, désir autre qu’aucun désir de possession ordinaire, en viendrait à une pensée de soi grâce à cela même – ces descriptions tout à fait précises du simple dehors des choses – qui semble y mettre fin à jamais, au profit de la science exacte.

Et pourtant je ne puis m’empêcher de voir avec les mêmes yeux confiants, la même instinctive sympathie, les Millet ou Diehl ou Schlumberger de la vieille recherche française sur Byzance, au début du siècle, ou un Franz Cumont donnant à ses Religions orientales dans le paganisme romain, ses conférences de 1905 au Collège de France, leur émouvante clarté. Et je ne crois pas me tromper si je trouve du sens, et du prix, à la fusion de besoin de connaissances précises et de nostalgie de l’expérience de la présence qui enfiévrait tant Georges Duthuit quand, toujours à l’époque de la mauvaise photographie, l’auteur à venir du Feu des signes découvrait les illustrations des écrits de Strzygowski sur les églises de l’Arménie ou plus tard déchiffrait Spätromische Kunstindustrie, l’essai troublant de Riegl, dans sa version italienne.

Et que penser de Roberto Longhi remuant à son tour, à peine après Berenson, mille et cent tableaux oubliés, en rajeunissant les signes, y cherchant tout aussi avidement que le compilateur des « listes » fameuses les traces de ces peintres dont les rapports réciproques, en leurs divers lieux du Quattrocento ou des siècles les plus voisins, étaient à ses yeux aussi un motif de fascination ? Longhi fut un attributionniste infiniment plus perceptif, plus sagace et, d’abord, plus rigoureux que Berenson. Sous la loupe de son écriture prompte et railleuse, qui est tout à fait du monde où nous sommes, ce ne sont pas des spectres qui prennent forme, là-bas sur l’horizon indistinct, mais les artistes bien réels que l’Italie avait eus, en des époques évidemment en parfaite continuité avec la nôtre. Mais chez Longhi l’« effet Bertaux » ne s’en produit que plus fort. Dégagées de la subjectivité du chercheur par un sentiment vif et puissant de qui est autrui, de ce que les autres aiment être et faire, de ce qu’ils voient, les œuvres et les façons des peintres accèdent – dans Fatti di Masolino e di Masaccio, par exemple, ou la longue et fructueuse enquête sur Caravage – au plein de ce qu’elles sont, leurs aspects, dont le nombre est infini, peuvent, délivrés des stéréotypes des vieilles lectures distraites, librement se redéployer puis se rassembler sans mirages dans l’évident absolu de leur unicité à chacune, – et c’est cette fois encore leur évidence comme être qui prend le pas sur l’objet, le simple objet sans défense devant les simplifications et usurpations qu’elles étaient devenues dans des travaux insuffisamment attentifs à la réalité littérale. L’identité à soi, la compacité ontologique, la qualité de présence pleine que Bertaux avait restituées à des édifices, les voici reconnues à des artistes se dégageant des brumes du passé sous, cette fois, de vrais noms : non plus Falconetto ou Golfino, mais Cosme Tura à Ferrare, Piero della Francesca à Borgo San Sepolcro ou même à Venise.

L’« effet Bertaux ». Mais avec une dimension qui n’existait qu’en puissance chez l’historien de l’architecture, et que voici à même, désormais, d’ajouter au sentiment retrouvé de l’être dans les objets de l’étude tout un champ nouveau de réalité. En Italie du Sud, ce qui se ramassait sur soi, se compacifiait, se resignifiait comme être, ce n’étaient surtout que des monuments, des édifices presque anonymes, ce qui laissait la personnalité des maîtres d’œuvre, des artisans, des artistes, en dehors du champ de conscience où se reformaient ces présences. L’être propre à une personne n’avait pas ici l’occasion de se manifester comme tel, ce qui était d’ailleurs une des raisons du rêve de réalité supérieure qu’on pouvait faire, puisque dans ces formes d’architecture, à l’évidence le fruit d’une activité humaine, rien n’exigeait pourtant de constater une existence d’individu, c’est-à-dire une finitude. L’arche accédait à la beauté, à l’intemporel des nombres, sans avoir à dire qu’elle s’ancrait dans le temps mortel.

Mais maintenant que chez Longhi, ou bientôt quelques-uns de ses élèves, la réalité des personnes s’est elle aussi inscrite à ce plan d’examen littéral où l’appréhension de l’objet se transmute en constat de l’être, maintenant que le savoir fait donc paraître ainsi l’absolu dans des existences qui sont mortelles, dans le hasard de leurs lieux, la fugacité de leurs jours, l’écume sans fin remuée des désirs, des rencontres, des entreprises, des rêves, ceux-là de possession ordinaire, des frustrations, avec l’effacement pour finir de toutes ces vies dans l’énigme, eh bien, maintenant, c’est toute une autre pensée qui se propose et même s’impose quant à la nature de ce qui est, véritablement, et à la façon dont il faut s’ouvrir, le rêve métaphysique cette fois tout à fait vaincu, à la conscience de l’être. L’être ? Ce qui est ? Les choses, oui, bien sûr, chacune debout et constatables dans leur en-soi qui borne de son absolu notre vie, fermant les portes de l’invisible, intensifiant la lumière qui règne ici, sur la terre. Mais aussi ces conversations qu’eurent Masolino et Masaccio dans la chapelle où ils songeaient à des fresques, mais aussi le matin d’été dont Piero della Francesca rapporta le bonheur d’une entrevision de ciel bleu dans l’eau d’un bras de rivière, et aussi les angoisses de Pontormo, aussi la fièvre qui terrassa Caravage sur une plage déserte. L’être : l’ici et le maintenant, en somme, l’ici qui force sa voie jusqu’à nous, lecteurs des historiens littéraux, pour une rejonction, enfin, de l’immédiat et de l’absolu en quoi, dissipé le bleu des lointains du rêve, désinvesti le « là-bas », c’est l’assomption de soi qui s’offre à l’être parlant comme la seule tâche, le seul mystère. L’ici et le maintenant, le pain et le vin de l’esprit.

Et suit de cette évidence cette autre, quant à cette « littérature secondaire » dont l’étroitesse de la visée n’est en fait qu’un escarpement du haut duquel tout un horizon se découvre : ces savants qui ne voulaient voir que la littéralité dans l’objet, et ne semblaient retenir que l’enseignement du tangible dans un monde sans transcendance, c’est donc pourtant un mystère, celui de l’être, de l’être ici, qu’ils désignent, et même avec une radicalité et une clarté qui sont un pas en avant dans le devenir de l’esprit : puisque leurs travaux, au passage, enseignent à mettre fin à cet étayage de l’intuition de l’être sur le mythe, sur l’invisible, qui avait emprisonné tant de siècles. Cette phénoménologie qui ne va qu’à de l’immanence, c’est la transcendance retrouvée mais dans son vrai lieu, cette fois, lequel est la chose ordinaire pour autant qu’on sache vivre avec elle dans la profondeur de l’instant. Une laïcité dans une expérience de l’absolu qui n’en est pourtant que plus pleine.

Nous voici au terme de l’itinéraire au commencement duquel, voyant grâce à Bertaux comme ils sont, rien que comme ils sont, cet édifice ou cet autre, percevant dans leur en-soi de simple chose réelle l’absolu que l’on nourrissait auparavant de la fable, nous avions aimé en eux l’horizon où nous les pensions établis, l’arrière-pays dont ils paraissaient la trace : dernier sursaut du désir de s’évader de ce monde. Le chemin, le chemin du rêve, avait cherché alors des vallons oubliés, du méconnu, du perdu, dans l’épaisseur, imaginée à plusieurs niveaux, de régions parmi pourtant les plus proches : et c’est vrai que beaucoup des œuvres de l’art, à des carrefours, ne sont pas sans ambiguïtés dans leurs propres rêves. Mais pour finir nous avons aperçu les rêveurs par-dessous leurs rêves, les voies au carrefour se sont recourbées vers notre propre existence, et ce sont des choses tout ordinaires qui paraissent aux flancs de la strada bianca : « arriver tard » dans un lieu serait-il sauvage, c’est arriver au plus près de soi, ou ce devrait l’être. Qu’on suive le « Piero della Francesca trail », comme disait un autre historien encore, adonné lui aussi à la rigueur descriptive6, et l’on a chance de parvenir là où cette lumière de ciel d’été sur le méandre de la rivière, c’est le seul signe, pittura chiara, qu’il soit désormais évident qu’on puisse dire divin.

Et pensons donc avec grande reconnaissance à ces chercheurs d’il y a cent ans, réputés de purs et durs philologues, d’arides compilateurs d’archives, de trop minutieux producteurs de monographies trop locales. En fait ces érudits dégageaient, courageusement, l’intuition poétique simple des brouillards de l’imaginaire symboliste d’alors, où vacillaient les lueurs de théosophies attardées. De la littérature secondaire, strictement cantonnée au ras des faits et des documents, ils faisaient la dissipation des « glorieux mensonges ». D’où suit, soit dit pour finir, que le meilleur de l’époque ne fait que raviver ses couleurs à être rapproché d’eux. En recourant au mot phénoménologie je suggérais tout à l’heure que ces passionnés de la chose réduite à soi n’étaient pas sans affinités méditables avec, par exemple, le grand projet d’un Husserl, dont les Recherches logiques commençaient de paraître en 1901. Mais je pense aussi à Mallarmé, leur contemporain ou presque, qui cherchait à fonder, lui aussi, sur le déni de la fable. Mallarmé, ses bouquins « refermés sur le nom de Paphos », aurait apprécié le livre de Bertaux, je n’en doute pas. Quitte à sourire du reste d’émotion trouble qu’eussent peut-être enflammé en lui ces édifices « au loin », dans leur lumière. Mallarmé avait rêvé comme d’autres à une « harmonie surnaturelle », « patrie » au-delà du seuil du soleil couchant7. Tout de même il avait bientôt voulu « la vue » et non la « vision », et que l’évidence soit reconnue le seul vrai mystère.

1.

« L’Attrait des romans bretons », in La Trace médiévale et les écrivains d’aujourd’hui (dir. Michèle Gally), Paris, Presses Universitaires de France, 2000, p. 15-27.

2.

Émile Bertaux, L’Art dans l’Italie méridionale, de la fin de l’Empire romain à la conquête de Charles d’Anjou, Paris, Éditions E. de Boccard, Rome, École française de Rome, 1968, trois volumes, 836 p. (le troisième, non paginé, s’intitulant Iconographie comparée des rouleaux de l’Exultet, Tableaux synoptiques).

3.

Voir frontispice en ouverture de ce livre.

4.

I Viaggi nel Sud di Ernesto de Martino, a cura di Clara Gallini e Francesco Faeta, photographies d’Arturo Zavattini, Franco Pinna et Ando Gilardi, Turin, Bollati Boringhieri éd., coll. « Nuova Cultura 71 », 1999.

5.

David Alan Brown, Berenson and the Connoisseurship of Italian Painting, A Handbook of the Exhibition, National Gallery of Art, Washington, 1979, p. 43.

6.

John Pope-Hennessy, The Piero della Francesca Trail, New York, Thames and Hudson, Walter Neurath Memorial Lectures, 1991. Castel del Monte, L’Art dans l’Italie méridionale, II, fig. 268.

7.

« Symphonie littéraire », O.C., Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », tome II (2003), p. 283.