Aut lux nata est aut capta hic libera regnat

I

Aut lux nata est aut capta hic libera regnat. Soit la lumière est née ici, soit captive elle y règne libre. Qui a écrit cette phrase, à propos de Sainte-Sophie de Constantinople, je ne sais plus, son auteur s’est dissipé à mes yeux dans l’évidence qu’il fit paraître, et c’est avec elle seule que je suis resté depuis les jours, si anciens déjà, où je lisais Diehl ou Bréhier, historiens de la civilisation byzantine, dans leurs vieux livres jaunis que je préfère toujours aux beaux ouvrages de notre temps, si illusoirement chargés de trop de couleur.

Cette phrase, d’abord : et c’est aussi que je ne suis pas entré dans la grande église, je n’ai jamais voulu soumettre à l’épreuve brisante du lieu réel la rêverie à quoi cette évocation incite par la grâce de l’oxymore. Plutôt me souvenir de l’éclat que les photos grises de jadis me permirent d’imaginer dans l’espace transfiguré de cette salle où, au jour de l’achèvement, un empereur ivre d’orgueil s’était jeté à cheval, en poussant son célèbre cri de joie. Rayons, flammes qui jaillissent de toutes parts à travers les baies délivrées des points cardinaux de la finitude, et qui s’entrechoquent, se débattent, se dégagent les uns des autres avec des grondements, des éclairs, mais avec donc à l’extrême de chaque instant toute cette douceur, cette souriante quiétude : la lumière a reconnu que l’architecte l’a comprise, elle consent à lui, elle s’assied à sa table et cette table s’efface, l’esprit divisé d’avec soi depuis le commencement du langage accède à son unité. Quelle surprise ! La lumière peut vivre ici, – ici, c’est-à-dire là-bas, puisque Sainte-Sophie désirée étant gardée à distance, c’est bien un ailleurs, un ailleurs essentiel, que devient ce hic mystérieusement établi dans la grande phrase entre capta et libera, entre le poids des mots sur la pensée et la grâce.

Qu’en est-il de la Sainte-Sophie réelle, seul le saurait en moi celui que je ne me résigne pas à être.

Et je préfère écouter les diverses voix qui dans ces mots me demandent de leur reconnaître du sens en faisant valoir leurs préoccupations à chacune, leurs intérêts, leurs rêves plus directement engagés dans des pratiques que je sais mieux. Libre autant que captive, et de ce fait souveraine ? Cette condition de la lumière n’est évidemment pas ce qu’a voulu le seul maître d’œuvre de Sainte-Sophie, tout architecte a bien dû porter en soi ce désir de la libérer en l’asservissant, et je sais des lieux où, bien que j’y sois entré, ce désir m’a presque paru se réaliser entre de lourdes parois de pierre. Toute salle a rapport avec la lumière. Si même il l’aime, souvent, et la respecte, tout édifice l’empiège, car les murs l’interrompent et la fragmentent, elle l’indivisible, et les ombres qu’ils jettent prennent des formes parmi lesquelles se glissent des fantasmes qui ont en eux et préservent la nuit d’encre de l’inconscient, à même alors de tourmenter la captive. Et c’est ainsi que si la Sainte-Sophie du rêve parle de libération, de miracle, les fabriques réelles offrent les moyens de comprendre comment le rêve a pu commencer dans une pratique d’architecte, comment il y a échoué mais parfois aussi presque réussi ; et à quel prix alors, ce qui est peut-être ce qui importe le plus.

On peut, en somme, en venir à quelques monuments, magnifiques ou humbles, comme à des leçons pour l’esprit, voies d’accès, avertissements aux carrefours où leur concepteur s’est perdu, questions laissées sans réponse ; et facile est-il même dans cette approche d’apercevoir les lieux où ont pris forme les grandes hypothèses qui ont valu à travers l’histoire ou se sont défaites, riches pourtant d’un enseignement. Au plus près du plus intérieur, du plus délivré, telles fermes de Provence, portes basses, voûtes inégales avec du hasard accepté – celui du grain du mortier ou des ressauts de la pierre – dans la courbe de l’arc qui parle d’autant mieux de la forme pure que ce hasard manifeste que l’idée de la perfection ne peut être que notre leurre. Et parentes de ces salles de peu de clarté mais sans rêves les églises romanes, dont les massives parois disent l’effet de la pesanteur au moment même où elles opposent à cette emprise de la matière un légitime besoin d’élévation. En ces édifices sans illusion la finitude humaine ne trouve abri qu’en ayant à se savoir cela, une finitude, une précarité, une fugitivité. Quelle leçon, par rien que la pierre, respectée par la règle et le compas ; quel déni des élans simplement métaphoriques, idéologiques, celui par exemple de la flèche gothique, bientôt ! Et quel regard possible sur ce rayon de soleil qui par d’étroites fenêtres tombe sur les larges dalles déjointes de la nef et bouge là puis se perd : il offre de comprendre que l’éternité n’a de lieu possible que dans l’instant où déjà elle s’évapore, et que c’est dans de telles flaques de l’absolu que la lumière captive pourrait être libre là où il faut que ce soit, c’est-à-dire en nous, pour peu que nous nous prêtions à tant d’évidence. Nous n’en serons guère capables, le plus souvent. Au moins nous voici à même de comprendre ce qu’est la voie et quand, après, nous sortirons dans la campagne déserte, saisis sur le seuil même par la chaleur de l’été, nous pourrons pressentir peut-être ce que serait une expérience plus pleine : odeurs, couleurs, et ces nœuds dans la branche ou ces failles dans le sol sec comme chacun le silence qui nous accueille, comme la compassion infinie de l’indifférence absolue.

Mais pour une lucidité de cette sorte romane, que d’illusions, seraient-elles grandioses, dans la recherche des architectes, qui sont si dangereusement équipés de géométrie, c’est-à-dire tentés de retourner les belles inventions de la forme contre ce que la réalité a d’accidentel, de rugueux ! Au nombre des illusions le bâtir grec, qui rêve l’unité dans une harmonie suprême des nombres, mais les nombres ne savent rien de la mort, rien du hasard, ils en refusent la vérité, ce n’est donc pas vers une vraie unité qu’ils mènent, et aussi bien, remarquons-le, la salle de ces temples est-elle fermée, la lumière est laissée dehors et là comme énigme, dans le jeu des éblouissements et des ombres noires sur les colonnes. – Ne parlons pas de la cathédrale gothique, ni de ce retour au simple, quelques églises baroques. Il ne s’agit pas en ce point de ne serait-ce qu’ébaucher l’histoire de l’architecture en son rapport à la lumière, même si celle-ci en a été longtemps le plus intime souci. D’autres significations de la grande phrase me sollicitent.

Quelque chose de plus essentiel encore que la recherche des architectes se laisse entrevoir dans ses quelques mots, en effet : non les constructions matérielles sous l’abri desquelles l’humanité a voulu survivre mais cette autre construction, la parole, où dès avant la première hutte elle commença de prendre conscience de soi ; et dans cette mise en place verbale du lieu terrestre, d’abord chaotique, accablé de vastes zones de nuit, les poèmes, ces hypothèses sur la vie que sont les poèmes. La parole est bien un bâtir elle-même, elle est bien en puissance une architecture, puisque les notions qu’elle invente détachent du dehors du monde ce qui, décidé dès lors un objet, prend place dans la structure de représentations et d’actions qu’elle substitue à la réalité empirique. Et tout de suite aussi elle prend bien conscience de la lumière avec un intérêt tout spécial, qui distingue celle-ci des autres aspects de l’apparaître du monde : toutes les notions que les mots aident à définir baignant dans la structure verbale comme baignent les choses qu’elles dénomment dans la lumière physique. Ces choses qui d’ailleurs ne furent longtemps que des événements du regard, interrompues quand la nuit tombait, et on pensait même, à cette orée des forces magiques, qu’elles cessaient d’appartenir à l’humanité, devenues le lieu ou la proie de mauvais génies.

La lumière du jour : ainsi naturellement une métaphore de l’unité qui sous-tend les différentes parts du langage, celles dont se nourrit l’action, celles où les projets prennent forme et figurent les espérances ; une métaphore, autrement dit, de ce que la philosophie nomme l’être.

Et comme un poème, c’est ce qui se propose de dire l’être, d’en faire circuler la présence dans les choses et les personnes qu’il considère, et donc d’accroître dans le langage la transparence de sa structure, autrement dit son accord avec la réalité collective et non les chimères, il s’ensuit que c’est tout aussi naturellement que l’intensité dans la poésie sera vécue comme une intensification de lumière, et transposera à ce plan de la perception sensible le double sentiment que le poème retient ce qui donne sens au monde, d’une part, et d’autre part le fait de la façon la plus véridique possible, sans complaisance pour l’illusoire. La lumière, métaphore fondamentale autant que gardée ouverte, va se faire l’expérience qui permettra au poète, dans sa vie même, de vérifier la justesse de ses intuitions et autres pensées en l’aidant à mener à bien, dans sa pratique des choses rendues par elle visibles, son appréciation du rapport de ce qui existe, sur terre, et de ce que lui-même il éprouve, ou imagine, ou espère.

Et l’étonnant, c’est que cela ait été possible, la métaphore ne cessant pas – les grandes œuvres le montrent – de se prêter à l’esprit, de se différencier au point de rencontre des perceptions et de l’écriture, offrant de faire de la lumière à la fois une et changeante une autre sorte de parole au sein du spectacle même du monde. Que d’expériences du rapport à soi ont été vécues avec efficace dans l’observation de la lumière du ciel, où s’inscrivent nombre d’événements naturels, orages, brumes, transpositions de couleurs, nuées, qui sont immédiatement des symboles ! La lumière semble être un fait de l’esprit, presque son corps, autant qu’un phénomène de la matière. Et le hic où elle est captive et où l’on voudrait que pourtant elle soit libre, ce n’est donc pas seulement une salle bâtie de pierres et de vitrages, c’est le poème, où l’esprit se porte au-devant de soi.

Lumière métaphore de l’être, mais aussi de la rencontre de l’être, de l’imminence rêvée de cette rencontre. Et qu’on la ressente une captive, rien d’étonnant, puisque dans l’espace de la parole les notions sont des invites à généraliser, à substituer la formulation abstraite à ce sentiment de la finitude qu’il faut éprouver pourtant si l’on veut atteindre à la pleine réalité, laquelle n’est nullement la nature mais notre rapport de personne mortelle à celle-ci. Les notions, les définitions conceptuelles, tout ce discours entrave sinon détruit la présence à soi du poète, il faut que celui-ci les sache actifs et les combatte dans sa parole, déchirant le poème, le recommençant, en vérité n’en finissant jamais de rester au seuil de la salle où la lumière captive serait tout autant la lumière libre.

Aut lux nata est aut capta hic libera regnat : ces mots, si triomphants, ne réfèrent donc pas aux poèmes comme ils existent mais à ce lieu-limite où se porte mais n’entre pas le désir de la poésie. Ils expriment de façon saisissante, oxymore infranchissable, la transcendance de la poésie sur le poème, l’inaccessibilité en nous du Je qui dissiperait le moi, ils reflètent par leur expression du plus haut désir la condition humaine captive, en son ici, du langage même qui lui permet de savoir ses manques et même de s’approcher de ce qui lui manque. Et s’ils ont parlé de Sainte-Sophie, c’est parce que celle-ci, se prêtant au rêve de l’architecture, révélait aussi qu’il était celui de la poésie, elle le vœu le plus originel et constant de l’être parlant. Quelques monuments, quelques poèmes, le même désir de transmutation de la conscience dans l’espace de sa parole, le même besoin de l’absolu au sein de ce dire qui ne fait jamais pourtant que le mettre en scène, autrement dit ne le connaît qu’en image.

Captive, certainement, la lumière. Et libre tout aussi bien, si la poésie pouvait s’accomplir. Mais dans les poèmes, qui sont moins que la poésie, rien d’autre de ce mystère que sa représentation, son anticipation en image, dans l’attente jamais finie de l’heure où liberté et incarnation ne feraient plus qu’un, véritablement. C’est dire que la lumière est au cœur aussi des images, la raison qui explique qu’on puisse en avoir la passion, alors même qu’on les sait bien de simples substituts du réel. Et c’est ce qui me fait penser maintenant à une autre encore des voies de la création artistique, celle qui ne s’engage, d’emblée, que parmi précisément des images, si même on ne peut douter qu’elle porte en soi le même vœu de présence que poésie ou architecture.

La peinture a pris beaucoup d’importance en Occident, elle a presque supplanté dans l’imaginaire métaphysique la poésie et l’architecture depuis que commencèrent de s’effacer dans la perception de la nature les signes qui explicitaient le divin et en faisaient du langage, tout en les présentant comme une sorte de monument, celui du cosmos bâti de sphères et de proportions harmonieuses, celui de la musique des sphères. Tombés de l’apparence ces signes, l’infini immanent à la présence sensible – toutes les nuances de la couleur dans la floraison d’un pré, toutes les inflexions d’un visage – pouvait se déployer librement sous le regard du peintre de paysage, cependant que la lumière, hier la parole de Dieu, ne perdait pourtant rien de ce qui semblait une signifiance en n’étant plus désormais que soleil ou lune pour étinceler ou vaguement luire sur les chemins de la vie. Et puisque la lumière gardait ainsi une capacité symbolique, alors que les peintres sont seuls à pouvoir l’évoquer de façon directe, un grand rôle s’offrait à la peinture, qui se fit bientôt la terrasse des émotions de l’esprit, où elle se livra à l’observation de la couleur lumineuse. À preuve, parmi bien d’autres exemples, la pittura chiara de Piero della Francesca, les couchants du Titien, les nuées de Poussin, le ciel « chagrin » sur le « lac de sang » de Delacroix.

Mais fut-ce là pour autant un lieu pour l’illusion exaltée que dit la phrase que je commente, autrement dit l’oxymore dont poésie et architecture se leurrent ? Le croire, ce serait perdre de vue l’être propre de la peinture, dont la relation à l’objet ne se distribue pas entre saisie en essence et regard sur les apparences de la même façon que chez le poète. En poésie, le grand projet est entre le monde et l’être parlant cette relation de présence à présence qui fait que de la chose nommée la figure extérieure pourrait être comme effacée, étant ce qu’appréhendaient les instruments conceptuels. Il n’y a en elle de place pour la forme immédiatement reconnaissable des choses qu’au plan où elle est fiction, c’est-à-dire sans cesse, mais en deçà et en marge de son ambition la plus haute.

En peinture il n’en va pas de même façon. C’est vrai que le grand désir de l’esprit, retrouver l’être sous la figure, y existe, y peut même être tout aussi agitant que chez les poètes. Car évoquer une chose, même dans un tableau, c’est y penser par son nom, c’est-à-dire se retrouver au sein de la dialectique de représentation extérieure et de présence qui constitue la parole et oriente la poésie. Et pour penser à l’être sous l’apparence la peinture a même à sa disposition des moyens que la poésie n’a guère : pouvant fixer par la couleur et la vibration de la forme des aspects du monde sensible qui sont en surcroît de la définition de la chose, et ouvrant ainsi le regard à sa profondeur. Le vert profond de Delacroix arrache ses sapins au regard du naturaliste, et c’est là les offrir à la poésie, d’où le bonheur que cette dernière a si souvent chez les peintres.

Mais la peinture ne peut aussi simplement – aussi naïvement ? – que la poésie se vouer à cette expérience, car la lumière n’est pas seulement pour elle un événement intérieur de la parole, c’est aussi le phénomène physique que le peintre voit se produire au-dehors de soi, sur les êtres et sur les choses, et même doit voir ainsi, sa tâche étant de regarder ce qui est, d’en étudier l’apparence. Le peintre s’attache à des objets. S’il continue de penser à soi, à son désir d’être, ce ne sera que de manière indirecte, autrement dit la lumière va être vue par lui avant d’être vécue : il va représenter celle du matin, par exemple, ou celle du soir, observer les éclairs blancs de l’orage ou les demi-teintes de la brume, lumières qui diront d’emblée la douceur ou la véhémence, ou le désespoir ou la colère, et s’inscriront ainsi au registre des significations, au plan de la signifiance, celui même que la poésie veut transgresser pour que la présence s’instaure.

La lumière en peinture ? Ce n’est pas l’être en sa transparence essentielle, au terme d’un désenchaînement qui s’accomplirait dans les mots, c’est un mot au nombre des autres, un mot certes limite mais de notre langue habituelle, un qui signifie être mais comme une idée et non un acte, comme ce qui va aider à signifier l’être, bien sûr, mais aussi à parler, par contrecoup, du néant, et de nos façons de nous approcher de l’un ou de l’autre, exprimant ainsi notre condition mais sans que rien soit possible, à ce plan de l’apparence, pour l’évasion par le haut. Dans la mesure où il est imitation, mimesis, l’art du peintre emploie la lumière à dire ce qu’est notre condition mais sans chercher à la transmuter, si même il marque dans des reflets ou des ciels soit sa nostalgie soit ses poussées d’espérance.

Mais ce n’est pas pour autant que cet art vaudrait moins qu’un autre, et reconnaissons-lui, en sa diversité infinie, une capacité aussi irremplaçable que spécifique : sous le signe de l’ambition proprement poétique que j’ai dit qui y restait vive, à cause de son imprégnation par les mots, il pourra exprimer la condition humaine en sa foncière dualité, désir d’être mais tout autant comportements et illusions ordinaires, aspirations mais aussi aliénations. Le peintre peut s’établir et rester là où prédominent les désirs simplement charnels, là où l’imagination la plus chimérique prévaut sur l’expérience spirituelle, là où du sein des contradictions naissent les drames des destinées déchirées : en somme, il aide à la connaissance de ce qu’on peut dire l’existentiel, et d’autant mieux que le regard riche d’immédiat connaît mieux que l’emploi des mots ces aspects du monde sensible, couleurs, séductions de la forme, grain des matières qui sont le lit des passions. Montrant, par exemple, de façon presque directe, les visages que les seuls mots ne peuvent jamais qu’évoquer.

La lumière peut-elle être dans une œuvre l’estuaire, le débouché de l’esprit dans l’absolu ? En fait, quand elle est vue par le peintre, c’est l’unité seulement rêvée mais c’est aussi le rêve montré, le rayon suivi dans la profondeur des êtres, où il se fait remous, où il donne à la vie de quoi se refuser au non-sens ; et cette ambiguïté du recours à la lumière ainsi révélée et vécue par les images, c’est ce qui fait de celles-ci une incitation pour les poètes, bien sûr, évidente à travers l’histoire. Passent à la fenêtre du peintre les chimères métaphysiques avec leurs traînes de contradictions, d’utopies, d’erreurs, de cris de désespoir comme il est dit dans « Les Phares », on y voit le ciel se plomber, se faire dans la flaque lac de sang, à moins que le bourbeux et le noir ne s’illuminent au contraire, pour un instant : la peinture est le journal des aspirations poétiques, journal comme on dit journal de bord, journal de voyage le long des côtes obscures du psychisme, là où l’inconscient se profile, ligne lointaine de crêtes.

Un journal, et autre chose encore, et qui parle à la philosophie cette fois. Car en ce voyage risqué aux confins du continent interdit, la peinture a dû recourir aux grandes hypothèses que la pensée désirante a formées à travers les siècles, sur l’emplacement de l’absolu, sur les points de passage à ses approches, illusions mais qui sont profondément signifiantes quant aux conditions de l’existence effective et aux nécessités de la vraie recherche. Par exemple elle a fait sienne à tel moment la pensée grecque du nombre, à tel autre la pensée chrétienne de la Grâce. Ce furent des départs à l’aube pleins d’allégresse, puis des routes qui se perdirent. Or, à chaque fois l’image a gardé dans ses figures la trace de l’expérience autant que les formes de l’hypothèse illusoire. Et il y a là de quoi méditer, au plan où le souci poétique et la réflexion métaphysique peuvent être l’une avec l’autre le plus vif, le plus actif de la vérité de parole.

Au premier rang des leurres que la peinture révèle, la gnose, cette pensée qui prête à l’absolu des aspects qui sont de ce monde, mais en refusant d’en accepter d’autres, ce qui l’oblige à situer la terre qu’elle rêve juste en dehors de la nôtre, en des confins où les choses peuvent sembler avoir une face cachée qui les trempe de transcendance, bleu des lointains du métaphysique : un arrière-pays assurément inaccessible mais qui vient vers nous sur les routes, qui trouble notre vie la plus quotidienne, suggérant à chaque instant que l’on « brûle », que le passage est là, tout près de nous, et qu’il s’ouvre. De cette façon de chercher la voie la peinture est l’exposant le plus naturel, puisqu’il lui est si facile de diaprer l’horizon de ses paysages de magnifiques lumières et d’y placer des monuments qui semblent prouver l’existence, là-bas, de civilisations mystérieuses. Et elle n’a pas même besoin de ces fables pour opérer sur les choses d’ici cette transmutation de là-bas, il lui suffit de ne retenir des objets, dont elle semble nous apporter toute la masse fluide de la richesse sensible, que ce qui dénoue leurs attaches avec le lieu et le temps, comme si à travers eux déjà nous avions accès à plus que la finitude.

La peinture, en cela image, est naturellement un foyer du rêve gnostique. C’est bien ce que confirme un tableau de Farhad Ostovani que j’ai sous les yeux depuis quelques mois, petit tableau qui représente une grappe de raisin, chose évidemment de ce monde autant qu’une de celles qui ont un rapport des plus essentiels avec la lumière. D’une part, en effet, toute grappe mûre, dorée, reçoit les rayons du soleil de façon exquise dans le jeu d’ombres légères des pampres, sa couleur est alors comme transfigurée, qui bouleverse l’enfant que nous gardons en nous, se haussant vers elle sous la treille. Et d’autre part elle porte en soi une transparence de maturation qui s’accroît, à l’image des existences qui savent s’approfondir. Je suis tenté de dire que la grappe qui va mûrir est la scène originelle de la peinture, l’image en miroir du meilleur de sa conscience de soi.

Mais la grappe que j’ai sous les yeux ne semble, au premier regard, ni éclairée par les soleils de ce monde ni illuminée du dedans par la poussée de la vie. Ses grains et sa tige sont noirs et on ne voit sur eux de lumière que celle qui paraît derrière les grains, on dirait au loin, très au loin : pâle lueur d’une sorte d’aube qui les prend dans son contrejour comme s’il n’y avait, dans notre ici, que néant. Est-ce cette pensée qu’a faite sienne le peintre ? Veut-il nous donner à croire que nous ne pouvons aller qu’à tâtons parmi même les vignes du lieu terrestre, voués à ne toucher qu’à des fruits gonflés de ténèbres, à ne presser doigts ou lèvres que sur l’opacité et l’absence ? Mais d’où tiendrait-il alors, dans cette étude et d’autres qu’il a faites du même thème, ce sentiment si exquis des espacements et resserrements des grains, et entre eux du rythme des vrilles ? Pour observer si amicalement cette vie ne faut-il pas qu’il ait en lui l’adhésion qui reconnaît de l’être à la courbe du végétal, du sens à l’idée du fruit ?

Oui, certes, et autant qu’une vision nihiliste de l’existence je vois dans cette grappe nocturne, grappe de notre pensée de nuit, l’idée – l’intuition – que c’est des formes mêmes que nous observons et pratiquons dans les choses de la nature que peut naître la preuve qu’il y a de l’être quelque part dans une région de la profondeur du réel : ce lieu qui ressemble au nôtre dût-il se révéler, par un cruel paradoxe, inaccessible à la condition humaine. Dans cette pensée de Farhad, c’est bien de certains aspects de la terre que l’absolu prend figure, serait-ce dans un « là-bas » ainsi tout de même presque un « ici » : et c’est là une conception que l’on peut dire gnostique, en souvenir de ces rêveries qui, à des moments du sentiment religieux, ont imaginé la transcendance de l’être au moyen de figures de la réalité naturelle, quitte à porter alors dans la perception de toute couleur, de toute forme – de toute vie – une faille au fond de laquelle le croyant espérera que paraît le jardin de l’origine perdue, terre de vraie vie, de résurrection, terre céleste.

Moins nihiliste donc que gnostique cette petite peinture, mais constater ce fait n’épuise pas pour autant ce qu’elle me donne à comprendre, car je sais bien le reste de l’œuvre d’Ostovani, et combien ce moment gnostique n’y est que cela, précisément, un moment. Toute cette œuvre est caractérisée par le primat du questionnement ontologique sur le simple souci de représenter, et assurément elle montre que la pensée du peintre y est partout sous le signe d’une lumière perdue, lumière de l’origine, lumière qui était libre dans un jardin de l’enfance mais n’est plus maintenant que la captive du souvenir. Mais Farhad, et c’est cela qui est essentiel, ne se complaît pas pour autant à la simple attestation de l’exil, il reprend courageusement le chemin de l’existence présente, il a des tableaux de montagnes ou d’arbres qui repeuplent de leurs présences le champ de la conscience du monde. La poésie est de vouloir que l’ici et le maintenant reprennent le pas sur les rêves, et Farhad Ostovani est poète.

Il le sera d’autant mieux, toutefois, qu’à chercher ainsi les voies de l’incarnation il n’oubliera pas de quel rêve particulier son esprit demeure embué. Et si j’aime donc cette grappe qu’il a peinte avec une couleur quasi noire, attestation par la voie nocturne d’un jour supposé enseveli, consentement passager à la fantasmagorie gnostique, c’est que moi aussi je suis prompt à recommencer ce rêve, en dépit des objurgations de la pensée et du travail poétique, mais en sachant tout de même que bien mieux vaut reconnaître l’illusion, en la laissant s’exprimer, que la censurer, c’est-à-dire garder fermée la profondeur où se cache ce que nous sommes en fait, avec à ce plan le seul vrai accès aux enseignements de la finitude. En vérité, c’est aux heures où l’idée d’une lumière qui serait libre ne nous parvient plus que réfractée par les verrières du rêve – celles que sont, par exemple, les souvenirs de l’enfance – que nous pourrons le mieux, si nous savons déjouer le leurre, entrevoir au-delà la véritable brillance.

Je lève les yeux du tableau de Farhad Ostovani, et pense à des lieux du monde – des salles, comme à Sainte-Sophie – où la lumière captive me parut libre, mais parce qu’aussi bien elle n’était présente dans ces espaces que d’une façon ambiguë, qui aidait à prendre conscience du niveau de réalité où pourrait vraiment se défaire, dans l’existence vécue, seulement en elle, la contradiction que prétend lever l’oxymore de la liberté enchaînée. Cette église à Lisbonne que les guides ne signalent pas, car elle n’offre qu’une assez grande nef presque vide, avec à son bout une abside – je l’imagine aujourd’hui semi-circulaire – sans beauté de forme ni d’ornement. Mais au sommet des pilastres, de toutes parts, les traces de l’incendie qui a dévasté l’édifice, flammes sur les murs devenues vastes traces noires comme si le feu, avec son agitation, ses emportements en désordre, ses volutes de fureur et d’espérance, était passé, avait fui, laissant toutefois dans la cendre là-haut assez de signes de soi pour donner à rêver que l’espace même peut se révéler ce qui brûle.

Et San Clemente à Rome. Une salle sombre, aux proportions incertaines, avec dans une chapelle l’attrait de fresques que l’on a très longtemps et beaucoup désiré voir. Mais aussi le léger bruit d’une eau qui coule, est-ce dans une crypte, est-ce plus bas encore dans ce sol dont les profondeurs sont du temps vécu, oublié ? On écoute ce bruit qui ne cesse pas, restant égal à lui-même, ce ruissellement dont l’amont et l’aval sont semblablement hors de portée de l’esprit, et c’est alors qu’une espérance s’éveille, on cherche comment aller à cette eau que l’on imagine étroite, entre des dalles déjointes. Trouver la petite porte, dans un angle d’un bas-côté, descendre par des marches glissantes et qui tournent, longtemps, craindre d’avoir à désespérer mais arriver sur la berge qui est serrée contre un désordre de pierres sombres. Je n’imagine rien de plus, je ne prête pas de couleur ou d’éclat à ce faible courant qui va sans fin, en fait même mes derniers pas dans l’escalier s’évaporent, le bruit de l’eau seul demeure, mais je sais que cette situation a affaire, d’une façon qu’il me faut comprendre, avec la lumière, la vraie, celle qui est de par-dessous l’apparence, celle dont on aime rêver qu’elle puisse être à la fois libre et captive.