Post-scriptum, 2006
Aut lux nata est, aut capta hic libera regnat… Je republie donc cet essai, qui parut il y a six ans, avec alors des gravures de Farhad Ostovani. Mais comment pourrais-je le faire sans rapporter un étonnement que j’ai éprouvé aussitôt que fut imprimé ce petit livre ? Un étonnement et quelque perplexité.
Quand je reçus du Musée Jenisch, l’éditeur, le premier Aut lux, une belle mince brochure grise, je ressentis en effet, et brusquement, le besoin de prendre en main pour le regarder de plus près un petit rectangle de carton blanc qui était devant moi depuis de longues années, dans le désordre de livres et de photographies d’un rayon de bibliothèque.
Peu de chose, ce carton, quelques centimètres dans chaque sens, une frêle présence claire qui avait chu de son rebord bien des fois, que j’avais déplacée souvent, qui avait parfois disparu pour de longs mois derrière d’autres de même légère insistance, mais qui avait reparu, qui s’était donc obstinée : un de ces vestiges d’une pensée d’autrefois que l’on aime garder actifs dans le lieu réservé à la réflexion.
Et ainsi l’avais-je beaucoup manipulé, ce carton, où sont inscrits quelques mots : mais, certes, distraitement. Et c’est un fait aussi que je ne le voyais, d’ordinaire, que lorsqu’il était assez loin de moi, qui écrivais à ma table, et de ce point je n’y percevais que la phrase latine qu’au premier jour j’y avais copiée d’une écriture un peu élargie, afin précisément de pouvoir la lire en dépit de quelque distance.
Tout de même, quelle surprise quand, reprenant la vieille inscription, la regardant maintenant pour, si j’ose dire, elle-même, je vis qu’elle ne se réduisait pas aux neuf mots que j’avais en tête, avec lux et hic parmi eux : car, de ma plume aussi, vers le bas, il y en avait quatre autres : « chapelle épiscopale de Ravenne ».
La chapelle épiscopale, bien sûr ! D’un coup je me souvenais que cette belle phrase sur la lumière et le lieu, avivée par un oxymore, m’avait frappé en des saisons de ma vie où je lisais toutes sortes d’études sur les monuments et les tombeaux et les mosaïques de Ravenne, cette rive la plus occidentale de la civilisation byzantine. Je lisais alors Diehl, Bréhier, Schlumberger, Duthuit, dont j’avais acquis nombre de livres ou d’opuscules aux pages souvent jaunies, aux mauvaises photographies gris sur gris – parfois une ombre de noir –, depuis ma visite à Saint-Vital, au mausolée de Galla Placidia, à Saint-Apollinaire – et à cette chapelle épiscopale, précisément, parmi d’autres lieux presque à l’abandon encore dans ces années de l’immédiate après-guerre.
Et pourquoi donc, quand je m’étais mis en tête d’écrire ces pages sur la lumière, avais-je alors décidé de me défaire de ma mémoire au point que je pourrais croire que cet enclos où une captive était pourtant restée libre, ce n’était pas la petite chapelle de Ravenne – peu distincte, il est vrai, dans mon souvenir – mais la Sainte-Sophie de là-bas sur l’autre rive ?
Pourquoi ? Assurément, parce que n’être jamais entré dans Sainte-Sophie, c’était une bonne raison pour croire que le paradoxe qui m’occupait était dans sa vaste salle simple évidence. En ce qu’il a de supra-logique tout jugement oxymorique est de la nature du rêve, et plus libre est-on de rêver, à propos des pouvoirs d’un lieu, quand on n’a fait de celui-ci aucune visite ni même cherché de façon tant soit peu sérieuse à se représenter ce qu’il est. Plus facile est-il d’imaginer l’absolu là où n’interfère pas l’infini sans repos des événements et autres aspects contingents de la réalité empirique. Et je ne doute pas que j’ai « oublié » la chapelle épiscopale d’ici – d’à peu près ici – par désir que le miracle dont elle a été douteusement créditée par un commentateur d’autrefois puisse être quelque part dans ce monde un fait cette fois véritable ; et parce que la pensée de l’ailleurs, de l’ailleurs comme tel – l’ailleurs, ce réel inachevé, en chantier, encore transfigurable –, ouvre alors, à qui a en lui ce désir, ses immenses ailes.
Mais – et cela, c’est la vraie constatation que j’avais à faire, ce petit bout de carton en main – de quel triste prix ai-je dû payer cette rêverie puisque, pour refouler la référence à Ravenne, pourtant dûment notée en même temps que la grande phrase, et me complaire à l’idée d’une fabuleuse Sainte-Sophie, il avait bien fallu que je méconnusse une vérité que pourtant je croyais avoir comprise et faite tout à fait mienne, sur la vie comme on doit la vivre, et sur l’art, sur ce qu’il doit être dans son rapport à la vie.
Cette chapelle à Ravenne, ce n’est, dans mon souvenir en tout cas, qu’une salle plutôt étroite et de conception et d’élaboration assez frustes. Le jour n’y entre qu’à la façon ordinaire, l’architecte, s’il en fut un, ne s’y est pas particulièrement distingué, et ce ne sont donc que les mosaïques qui pourraient permettre à la lumière en ce lieu captive d’y être libre. La transmutation, la miraculeuse transsubstantiation, c’est dans la profondeur d’une image et non dans l’espace alentour, non dans la structure de celui-ci, qu’elles se produisent, ou semblent le faire.
Et s’il en est ainsi, c’est donc à celui qui regarde les mosaïques, et à lui seul, et en son rapport à soi le plus intime, qu’incombe d’achever ce que le peintre commence. Où a sa puissance une image, ce n’est qu’en nous. Où peut-elle faire de la représentation, qu’elle est encore, une présence, une transgression de ses propres dires, de ses formules – une lumière, c’est bien le mot –, sinon dans notre regard, préparé à cela par un travail sur ce que nous sommes ? Et si nous ne savons pas répondre à l’invite qui est dans, disons, ces mosaïques, si nous ne nous mettons pas à souffler sur ce feu qui couve dans la petite chapelle, rien, aussi bien, ne se passera entre ces murs, sous ces voûtes, la lumière empiégée dans des figures qui sont encore des formes de l’apparence ne sera pas libérée, aussi active ait été dans ces formes l’intuition de leur créateur : en fait, nous n’aurons pas même soupçonné qu’elle pouvait y être captive. Qu’est-ce que l’art ? La tâche qui est offerte à chacun de nous, sinon de créer le monde, du moins d’en transfigurer la lumière, de faire du sens et de l’espérance avec la simple clarté du ciel physique. Je sais cela, en tout cas je me dis que je le sais.
Et pourtant ! Qu’ai-je fait sinon, substituant une immense, étincelante Sainte-Sophie rêvée à un humble lieu demi-oublié, imaginer qu’en un point encore pourtant de ce monde un architecte se jette de toutes parts sur un arrivant ébloui pour l’arracher du sol, l’envahir d’une irrésistible évidence, refaçonnant son esprit mais par des voies qui sont donc du dehors ou presque de celui-ci, structures d’un être-au-monde inactuelles partout ailleurs mais ici manifestées, ici imposées par lui, le grand maître d’œuvre, ou, peut-être plutôt, par lui et d’autres que lui, par toute une société là-bas plus lucide, mieux avertie, que la nôtre. Ce n’est pas à un travail sur moi que je me dispose, avec l’oubli de la chapelle d’ici, jadis visitée, mais à l’accueil d’une révélation, au terme, peut-être bien, d’années d’errance, d’épreuves.
Typiquement, cela, la sorte de rêverie que jadis, dans le grand jadis, j’avais eu souvent à subir, après quoi, ayant su en prendre conscience et en mesurer le péril, j’ai tenté de la décrire, dans un livre déjà ancien lui aussi. Typiquement, cette substitution d’un lieu de grand prestige à un autre, cet imaginaire métaphysique qu’il faut réprimer, je n’en doute pas, et dont je croyais que je l’avais à tout le moins repéré, m’espérant désormais capable d’en percevoir, au hasard des jours, les récurrences toujours possibles.
Comprendre ce que l’on est, quelle belle tâche, et que j’imaginais avoir commencée, en tout cas sur ce plan-là. Et c’est vrai que dans cet essai que j’ouvrais par l’évocation de Sainte-Sophie, de sa lumière dite à la fois captive et libre, je proclamais d’emblée que je ne faisais que rêver la grande église, que j’étais ainsi au point de remettre debout l’échelle par quoi on grimpe dans des nuées ; et comme aussi c’était nécessaire je me suis même bien souvenu que les seuls lieux où la lumière captive pourra peut-être s’éprouver libre, ou presque libre, ce sont quelques rares moments dans de grands poèmes, ceux où des êtres que nous aimons pour cela même surent aller jusqu’au fond ou presque de leur acceptation au sein de leur vie – au sein de leurs mots se faisant leur vie – du hasard et du temps qui va à la mort.
Les mots enfin dégagés des rêves ! Les mots ne disant plus chacun que l’évidence des choses, cette simplification par la vertu de laquelle, si pleinement elle était perçue, les contradictions se déferaient dans la conscience de soi, les souffrances non certes s’atténueraient mais seraient de plus de vrai sens. Une rémission, en ces moments d’écriture, comme si, venus à des arbres sous lesquels coule un peu d’eau, léger bruit, nous regardions d’entre deux fourrés à l’intérieur de l’être indéfait du monde et savions alors percevoir, dans la lumière filtrée par le feuillage, notre propre absence en cette clairière, notre inconcevabilité absolue dans l’absolu de l’été. Ce regard grâce auquel le moi se souviendrait de soi sans pourtant réclamer encore, cet instant au plus près d’une réalité introublée, ce serait bien là le lieu – locus amœnus non plus seulement pour le corps mais pour l’esprit – où la lumière captive pourrait, ici végétalement, se signifier comme libre. Je puis écrire cela, je l’ai écrit. La belle phrase latine m’a permis de reparcourir ces pensées.
Oui, mais, quand j’ai entrepris de le faire, je n’ai pas su remarquer que se substituait en moi Sainte-Sophie, un mirage encore, à un autre lieu, lui banalement de ce monde. Le hic, le « ici » de la belle phrase, s’était retiré du réel sans que je m’en fusse rendu compte, le songe que je prétendais maîtriser et m’apprêtais à décrire avait déjà pris de court ma supposée vigilance : dans la partie d’échecs que je crois mener contre lui il venait de s’emparer d’une pièce, ce qui suggérait que l’écrit que je projetais risquait bien de n’être que des mots, comme on dit, des mots à réexaminer, à remettre tous en question. Par en dessous leur belle pensée le chant de la chimère ne cessait pas, me rappelait-on, et je ne cessais pas de me complaire à l’entendre.
J’ai constaté ce fait, quand mon petit livre a paru. Et je me dois d’y réfléchir car cette partie dont je crois d’ailleurs que chacun de nous l’a engagée – contre qui ? peut-être surtout contre soi-même – se joue en bien d’autres points que ceux qu’il advient que nous remarquions : en vérité à tous niveaux et de toutes parts dans l’emploi des mots, que ce soit dans l’écriture ou dans l’existence.
Mais attention, aussi bien, à ne pas conclure trop vite ! Car pourquoi est-ce tout de suite après avoir reçu Aut lux et en avoir reparcouru quelques pages – et regardé aussi, avec affection, les gravures de Farhad Ostovani, pensant alors à nouveau à cette petite peinture que j’ai de lui, quelques grains de raisin nimbés d’une étrange clarté diffuse – que j’ai voulu examiner le bout de carton où j’avais transcrit autrefois cette phrase sur la lumière ? Comme si j’avais hâte d’y retrouver ce que bien probablement je n’avais jamais cessé de savoir, pendant tous ces mois : hâte de me défaire d’une censure qui n’aurait plus désormais de raison d’être ?
En fait, je me demande si c’est par simple obéissance aux invites de la chimère qu’au début de ma réflexion sur la lumière captive j’ai chassé de mon esprit la chapelle épiscopale et ses mosaïques ; ou si ce ne fut pas aussi, ou même surtout, pour permettre à l’écrit que je projetais, ces pages aujourd’hui imprimées, bien à l’abri des découvertes dévastatrices, de commencer d’exister – et même d’aller ainsi vers la pensée qui y a été exprimée, cette polémique contre le rêve, mais de le faire au péril alors de mon inconscient : parole venant de moi, multiple, contradictoire à la façon dont peut l’être toute personne réelle, et non ce discours dangereusement abstrait, bien trop théorique, que les écrits risquent d’être si tout y est cru compris, cru maîtrisé, du rapport de l’auteur à ses fantasmes.
Pour être vraie, et utile pour qui s’y risque, pour qu’elle n’oublie pas la finalité poétique qu’elle proclame parfois à seulement sa surface, l’écriture n’a-t-elle pas besoin de rencontrer ce qu’elle combat non comme une idée, une simple idée, à la façon du questionnement philosophique, mais comme une vie insinuée dans ses expériences les plus intimes, tous ses niveaux ayant alors à comprendre que les vieux démons n’y sont pas encore vaincus, qu’ils ne le seront peut-être jamais ? C’est quand cet autre, ce refusé, nous ne savons plus, à nouveau, le distinguer de ce que nous sommes, c’est alors que notre énergie se ranime, par inquiétude, par sympathie aussi bien. Notre sentiment de la poésie se ressaisit, ce qui est parfois nécessaire. Et nous découvrons, ce qui fera notre force, qu’il est vain de penser que jamais nous aurons gagné la partie.
Tout trouble de mémoire est un événement d’écriture. Et parfois il peut signifier que dans l’autre lutte – celle que mène l’écrivain contre des pensées devenues en lui trop explicites, trop conceptuelles – il l’aura fallu comme un stratagème : aberration qui permet quelque vérité, pour finir.