Le regard du peintre sur l’architecte

I

Belle occasion que cette exposition de tableaux1 qui évoquent les monuments d’une Rome réelle ou imaginaire : elle incite à réfléchir aux problèmes qui prennent forme là où deux arts s’avoisinent, et parfois se concurrencent mais parfois aussi s’articulent l’un à l’autre et même, si je puis dire, s’entraident. Puis-je répondre à cette incitation, quant à moi ? Pas de façon suffisante, faute d’assez de savoir.

Je ne puis pourtant qu’accepter l’invitation de Cesare De Seta, parce que même un simple amateur peut s’imaginer capable de faire dans ces régions tout de même peu explorées entre architecture et peinture une observation susceptible d’intéresser les historiens et autres témoins de la création artistique. Et je vais donc me risquer à quelques remarques, avec la suggestion d’une clef, évidemment parmi d’autres, pour l’interprétation des tableaux où paraissent des monuments ou des villes ; tableaux qui souvent si ce n’est toujours font moins de l’architecture l’objet d’une représentation sérieuse que celui d’une rêverie : rêverie, spécifiquement, de peintre.

Cette clef ? Mais d’abord cette constatation : la peinture n’est pas capable de l’espace, en tout cas lorsqu’elle se veut figurative.

De même que les positions relatives des continents que nous distinguons sur notre planète sont correctement préservées sur une sphère mais ne peuvent l’être fidèlement sur les cartes planes, subissant dans les parties haute et basse de celles-ci ces élargissements qui font rêver les enfants, de même ce qui a lieu dans l’espace de notre vie quotidienne, là où l’action et le rêve s’allient ou s’entredétruisent, ne peut être authentiquement revécu sur ce simple plan qu’est irrémédiablement le tableau : sur ce rectangle de plutôt minime surface que l’Occident n’a pourtant jamais cessé de garder au centre de sa pensée, à travers toutes ses réflexions sur la réalité ou la vie.

Pourquoi en est-il ainsi ? Pourquoi une technique et un art qui savent évoquer la réalité humaine et les choses avec des suggestions de profondeur parfois tout à fait convaincantes, dans une lumière vraie, ne seraient-ils pas en mesure de reconnaître et de recréer ce qu’est l’espace ? N’est-il pas indéniable que le peintre peut consigner, et même avec précision, ce que perçoit le regard ?

Oui, mais puisque c’est donc du regard que dépend son œuvre, celle-ci sera tributaire du point de vue où ce regard s’est placé, ce qui fait que les perceptions dont le peintre va se nourrir ne seront que certaines parmi bien d’autres possibles, et avec, de surcroît, une totale incapacité de saisir des aspects cependant fondamentaux de notre expérience de l’espace. Par exemple : au prix de corrections que la géométrie lui enseigne, le peintre dessinateur peut prendre conscience de grandeurs, y faire paraître des proportions, mais, immobilisé comme il l’est devant sa toile, il ne peut accomplir cette plongée dans la profondeur spatiale que sont marcher, se déplacer, monter, descendre, se tourner vers tel ou tel point de l’horizon. Et pourtant ces actes, pour nous si spontanés et tellement plus immédiats que la pensée et même les mots, c’est ce qui permet à l’espace de devenir un lieu d’existence, condition nécessaire de toute intimité avec lui. Le peintre, cette personne immobile, reste étranger à cette intimité, au sein de laquelle nos désirs prennent conscience d’eux-mêmes, rencontrant alors ces limites qui permettent des réflexions sur ce qu’est la réalité. Il ne peut pas plus pénétrer l’espace que ces cartes qui aplatissent la terre et en élargissent les pôles ne montrent les chemins que suivent en fait les navigateurs.

En bref : l’être du plan, sa structure propre de plan, interdit au peintre d’appréhender jusqu’au bout et de comprendre vraiment les propositions, les enseignements de l’espace ; et c’est donc de façon on ne peut plus spécifique que l’architecture, en revanche, est, pour sa part, avertie du plein engagement de l’être parlant dans le monde, les œuvres qu’elle imagine étant ouvertes sans restriction à nos façons de bouger, de nous retourner, de porter ici ou là le regard. Tous ces gestes du corps vivant et désirant, c’est ce qui garde l’esprit au temps comme il est vécu, aux choix comme il faut les faire, en un mot dans la finitude, autrement dit le réel : et suit de cela que ce n’est pas sans bonnes raisons que l’art de bâtir est pour beaucoup d’entre nous l’art majeur, malgré tout le respect que nous éprouvons pour les peintres. L’art majeur, celui qui permet de passer de la pratique des formes à une authentique expérience philosophique ou morale, alors que la peinture, qui ne peut que penser à la finitude, y penser et non directement la rejoindre et ainsi apprendre à l’aimer, la peinture, elle, est vouée à toutes les peurs, à tous les fantasmes, à toutes les rêveries. Soit elle renoncera à représenter, dira seulement le besoin et le désir d’être au monde, se fera l’art épris de pure présence, d’épiphanie, que même l’Europe a connu du Pantocrator byzantin aux apparitions que suscite Giacometti sur la toile, soit elle restera fidèle à l’ambition de représenter, cette mimésis que l’Occident a voulue, mais alors elle se verra empiégée dans des contradictions sans issue.

Tout de même, quelle richesse, cette agitation du regard embarrassé de son propre vœu, quelle surabondance, fatalement, d’imaginations, de spéculations, de révoltes, qui expliquent pourquoi ces tableaux qui naissent d’une carence sont devenus dans nos civilisations tardives ce qui nous trouble mais tout autant ce qui nous fascine le plus !

Être empêché de coïncider dans sa recherche d’artiste avec la finitude essentielle de l’existence, par suite ne plus l’aimer et rêver dès lors de s’en délivrer, c’est vite remarquer dans la pratique du monde ces réseaux de concepts qui n’ont rapport aux choses que par l’aspect extérieur de celles-ci et – quelle chance pour le désir ! – sont ainsi de l’intemporel. Et comme les concepts différencient la réalité, modulent son apparence, le peintre pourra se servir d’eux pour changer la figure de ce qui est, la rendre accueillante à sa nostalgie, rêver, donc : et cela, c’est parler, ce que ne peut l’architecte, c’est, quel apport ! être parfaitement en mesure d’exprimer l’inquiétude, les espérances, les douleurs sourdes, les brèves joies de la vie. Ce peintre qui n’a pas la capacité de fonder, comme le bâtisseur d’édifices, il a celle de concevoir des images, celle de tenir des discours et de s’établir pour ce faire dans ce champ de l’imaginaire qui, tout chimérique qu’il soit, circonscrit l’action de chacun de nous et souvent même la détermine, l’accompagne dans ses errances, l’encourage autant qu’il ne l’égare.

D’un mot : la différence entre architecture et peinture – peinture figurative – est de nature ontologique. Quand l’art d’Alberti ou de Palladio procède directement de l’espace, y rencontrant la vie comme elle est effectivement vécue, c’est-à-dire en des lieux, des instants qui sont notre seule réalité, l’art de Vermeer ou de Delacroix est contraint de ne produire que des images, lesquelles demeurent de l’irréel, aussi complexes soient-elles ou même, à l’occasion, quelque peu mémorieuses de la dimension de vie incarnée qui a échappé à leur prise. Avec cette évidence à l’esprit, il est facile de concevoir qu’un échange se soit établi à travers les siècles entre l’architecte et le peintre. Et tel fut bien le cas, et ce dialogue a peut-être même été – risquons cette hypothèse – une des forces le plus constamment au travail dans le devenir de ces deux façons de donner du sens à la vie sur terre.

Ébauchons un tableau des moyens et des formes de cet échange. D’une part des peintres qui n’aimaient pas – cela s’est vu, par exemple au début de la Renaissance italienne – l’empire sur l’esprit de l’imaginaire, si aisément figé par l’orthodoxie religieuse en formules aussi factices que contraignantes, ont su comprendre le privilège dont bénéficie l’architecte, et acceptèrent de faire auprès de lui ce qui leur restait possible : l’aider, en se plaçant eux-mêmes en un de ces points où le bâtisseur se préparant à son œuvre doit s’établir, un instant, pour une de ces vues partielles dont il lui faudra bientôt tenter d’opérer une synthèse. De tels moments d’arrêt dans la réflexion de l’architecte à sa tâche, ce sont bien, en effet, de ces exercices du seul regard dont le peintre figuratif est capable. Et ce dernier va rester captif de ce point de vue, autrement dit d’une image, mais chez l’architecte cette image-ci se reclassera auprès d’autres dans la recherche qu’un concepteur de volumes ne peut poursuivre que là où les trois dimensions de la finitude règnent ; et la proposition picturale sera ainsi prise en charge par le travail de l’architecture, elle en sera délivrée, au moins pour un peu de temps, de sa pulsion à rêver.

C’est typiquement ce qui eut lieu avec l’invention de la perspective, ce qui permit à quelques peintres de transgresser les idées du monde de longue date très appauvries qui encombraient leur époque. La perspective est assurément un emploi de la pensée conceptuelle, elle aussi est un moyen pour la rêverie, mais elle peut se concentrer dans l’apparaître sensible sur les proportions et les nombres, ce qui est utile au projet de composer et d’harmoniser les différentes parties d’un édifice, sous le signe du bien que celui-ci représente pour la société comme telle, et les grands architectes du Quattrocento surent profiter des enseignements de ces regards restés singuliers mais qui s’offraient au dépassement, et ils leur apportèrent en retour une pensée sur la vie. En bref, le peintre, un Piero della Francesca, explorait les rapports entre les nombres et les formes géométriques simples, filles de nombres. Et l’architecte, un Alberti, transportait ces rapports dans les trois dimensions du palais ou de l’église, celles de l’existence en son quotidien. Entre peinture et architecture à l’époque de ces deux maîtres de la pensée humaniste la collaboration est étroite, avec pour effet, c’est frappant, qu’à San Francesco d’Arezzo la réalité comme on la vit hors peinture pénètre presque l’image pourtant plane : et c’est alors, par exemple, cette belle lumière de petit matin en été, pittura chiara.

Mais il est bien difficile à un peintre de résister longtemps à cette rêverie d’une réalité supérieure dont son art est si spécifiquement et passionnément capable. Et cela d’autant plus que l’instrument perspectif lui-même assure à cette imagination de prendre une semblance de corps, les proportions et les nombres et l’étagement des plans successifs à l’arrière-plan des scènes pouvant, dans l’évocation d’un palais ou d’un horizon urbain, oublier la gravitation terrestre, d’où des tableaux ou des fresques qui semblent dire des villes, des monuments bien réels mais en fait risquent de contaminer l’entreprise de l’architecte de leurs spéculations spécieuses, en incitant ce dernier à méconnaître, lui à son tour, les réclamations non seulement techniques mais philosophiques ou morales de l’espace comme le pratique la vie. Les peintres, en leurs simples images, peuvent impunément dénier les lois de l’espace, par oubli ou censure de ce qu’il faut accepter quand on a à vivre le corps autant qu’à être l’esprit, autrement dit comprendre que déjà du temps passe quand on va d’un point à un autre, et qu’il faut faire des choix, à des carrefours, et subir de ce fait ce que j’appelle la finitude. Ils peuvent peupler leurs tableaux de fabriques et d’horizons où hommes et femmes semblent dotés de pouvoirs – de mobilité, d’ubiquité – que l’exister ordinaire ne consent pas ; et c’est bien comme s’ils cherchaient dans ces cas à faire trébucher l’architecte. Il est vrai qu’il leur arrive également d’avouer ces pièges qu’ils tendent, en accentuant de façon trop voyante, on peut penser angoissée, leur emploi des raccourcis et des points de fuite. Je pense à ce Déluge que peignit Uccello au Chiostro Verde à Florence.

La perversion par le rêve métaphysique de la pratique perspectiviste, c’est en effet dès les premiers maîtres de celle-ci en peinture, Uccello, certes, mais aussi bien Mantegna, qu’on la rencontre, et on peut en percevoir les effets très tôt après cette époque qui fut pourtant chez certains, disons Piero della Francesca ou Brunelleschi ou Alberti, une sorte de classicisme : « classique » étant un art qui cherche à établir ses harmonies, sa simmetria, dans un espace habitable par la personne réelle, celle qui accepte sa condition incarnée et ne prétend à l’élévation spirituelle que par une réflexion sur la réalité comme elle est. Le peintre et l’architecte ont été des proches, tout un superbe moment, mais l’alliance fut tôt rompue, et depuis les tout premiers maniéristes jusqu’aux décors plafonnants des heures tardives du baroque ce fut souvent que le génie mélancolique de la peinture tenta de troubler la conscience de soi de l’architecte.

Et utile est-il de comprendre comment l’image a procédé pour ainsi décontenancer l’épure. Je rappelle d’abord que la sorte de rêve dont je parle, métaphysique, c’est celle qui se porte vers des façons d’exister qui échapperaient à la finitude, autrement dit vers une réalité imaginée supérieure et donc vers un autre espace que celui qui semble nous enchaîner dans un monde trop pauvrement quotidien. Ce rêve est le produit d’un désir qu’il faut se garder de confondre avec les faims ordinaires, celles dont l’une d’elles est l’éros : car le besoin propre de ces dernières, besoin de satisfactions sensuelles et de possessions effectives, a un tout autre rapport que l’imaginaire métaphysique avec les données de l’apparence et leur implantation dans l’espace. Pour se représenter ses objets, pour y trouver son plaisir, la sexualité n’a aucun besoin de se révolter contre les structures spatiales de la réalité empirique, au contraire elle ne demande pas mieux que de les utiliser pour rendre crédibles les situations à quoi elle se complaît, et c’est bien ce que montrent chez Giorgione ou Titien ou Véronèse nombre de superbes tableaux de l’art vénitien : où la franchise de la demande érotique va de pair avec une acceptation sans réserve – ce qui ne signifie pas sans subtilité – de l’espace de l’existence.

Mais bien différent est le rêve métaphysique, ou qu’aussi je pourrais dire gnostique : son désir n’est pas des biens de ce monde, mais du bien que serait pour lui un autre monde. Et il n’a donc que faire des fictions vraisemblables auxquelles l’éros s’attache, au contraire va-t-il, pour se déployer selon sa loi propre, chercher à se dégager de l’imaginaire sensuel et des représentations qui le servent. D’où des stratégies qui peuvent surprendre. Le désir qui monte des sens étant en accord profond, dans ses gestes, ses mouvements, son regard, avec l’espace lui-même ordinairement sensoriel, la nostalgie gnostique, transcendantale, va faire élection de figures ou de postures non naturelles : évocations – de corps, par exemple, d’hommes ou femmes – qui dissuaderont de s’intéresser aux façons habituelles d’être et plus généralement déprécieront la chose visible afin de laisser libre cours, au travers de surprenantes images, à des aspirations qui ne se soucient, pour leur part, que d’un invisible.

Je suis probablement obscur mais je vais prendre un exemple, les tableaux et dessins qui se sont inspirés aux XVIe et XVIIe siècles de l’épisode fameux d’Angélique et Médor dans l’Orlando furioso. Les amours de ces jeunes gens sont bien de ce monde, ils mettent en évidence la demande sexuelle en ce qu’a celle-ci de plus spontané, de plus naturel, et aussi de plus satisfaisant, de plus riche, ce qui fait d’eux une preuve du bien-fondé de la réalité comme elle est – de la nature – et de la suffisance de l’espace où la nature a son lieu, cet espace où l’on peut si aisément situer le locus amœnus de la tradition pastorale.

Et d’autant plus frappantes sont ces images, si aimablement sensuelles, que tout un siècle avait dû peiner pour leur donner forme, ayant eu à lutter contre la censure de cet autre rêve métaphysique, la morale chrétienne des générations antérieures. Si bien qu’il y eut beaucoup de peintres ou de graveurs, convaincus par l’Arioste de la valeur de ce monde, pour évoquer Angélique et Médor dans les bras l’un de l’autre, et évidemment ils le firent en les imaginant dans l’espace comme celui-ci se prête sans grande difficulté, c’est connu, aux élans du désir, du moins aux plus habituels. La façon dont les bras, les corps, les regards des deux amants se nouent et dénouent chez ces peintres, et leur rapport aux arbres et autres plaisants aspects de leur refuge champêtre, sont d’une simplicité qui confirme que la réalité, comme elle est, est belle et satisfaisante.

Mais combler ainsi l’attente des sens détourne évidemment des aspirations qui veulent plus que la condition mortelle. Et voici un Spranger qui place Médor et Angélique dans des postures étranges, des conjonctions impossibles entre leurs bras et leurs jambes, d’ailleurs étonnamment musculeux, comme s’il voulait ôter tout crédit aux lois de la pesanteur ou aux leçons de l’anatomie. Et c’est bien ce qu’il se propose de faire, parce que chez lui le métaphysique a repris le pas sur le charnel. Et il entend couper court à la demande de ce dernier.

En d’autres mots le rêve d’un second degré de l’être, évidemment indissociable d’un autre statut de l’espace, demande une mise en question, radicale, de ce qui nous paraît naturel, et satisfaisant, dans l’implantation des réalités – en particulier les gestes humains – dans les trois dimensions du rapport au monde. C’est une subversion des images qui tente de s’accomplir dans la profondeur des figures, c’est-à-dire par un travail sur la façon dont naturellement elles fleurissent dans leur environnement spatial : déconstruisant leurs volumes, leurs mouvements, cherchant à les plier à des formes que la simple nature ne connaît pas. Bizarreries sans conséquences, ces attitudes contournées que Spranger dessine ? Ou chez le Parmesan ce cou démesurément long d’une jeune femme ? Simples indices d’une perversion, voire d’une dépravation de l’instinct sexuel ? Absolument pas, il s’agit en fait de l’austérité radicale d’une visée qui méprise la sensualité courante parce que celle-ci fait corps avec un niveau de réalité compris par cette sorte d’esprits comme une prison, un exil. Loin d’être une valeur, une possible richesse, la sexualité est pour ces artistes, qu’ils le sachent ou non, qu’ils en abusent ou s’y refusent, la chaîne qu’il faut qu’ils brisent sous la poussée de leur intuition spirituelle, toutes ses forces bandées.

Et plus généralement c’est toute forme spatiale que ce rêve de transcendance veut détourner par une radicale torsion de ce que cette forme tend à être dans le lieu de sa manifestation habituelle : cherchant ainsi un point de passage vers un au-delà du visible. Dénaturer le naturel. Faire surgir de l’intérieur de la chose – d’un second niveau supposé, désiré, de son apparence – un impossible qui décompose le rapport naturel de la figure à l’espace. Appelons ce projet le maniérisme, fondamentalement caractérisable comme le déni du désir de vivre ici par celui d’échapper à ce qui obère, imagine-t-on, cet ici : le lieu et le temps, la finitude.

Et puisque ce travail sur l’économie des formes, c’est donc, serait-ce pour le combattre, une pensée de l’espace, rien d’étonnant si ce rêve de plus que la condition mortelle est souvent, lui aussi, attentif chez le peintre au voisin de celui-ci, l’architecte, avec des emplois de la perspective qui ne permettraient rien d’habitable ni même de bâtissable dans le champ de réalité où cet architecte s’emploie, mais n’en risquent pas moins de troubler celui-ci, de le gagner à leurs séduisantes chimères. Pourquoi me suis-je attardé aux variantes bizarres ajoutées par Spranger ou quelques autres artistes à l’illustration d’un passage de l’Orlando furioso ? Parce qu’elles expliquent, me semble-t-il, d’autres bizarreries elles beaucoup plus importantes dans cette fois l’histoire effective de l’architecture italienne et européenne.

Ai-je tort ? Elles me font penser à Borromini, un autre nordique d’ailleurs, quand il conçoit sa fameuse fenêtre si contournée, en puissance si fantastique, du palais Barberini ; ou quand il oppose à notre univers, quelques années plus tard, l’extraordinaire lanterne de Saint-Yves-de-la-Sapience. Dans ces profils qui paraissent se retirer de l’espace je vois le même schème qui, d’une part, discrédite tout bonheur à quoi que ce soit de simplement sensoriel et, d’autre part, semble proposer un accès à un ailleurs situé dans le transvisible : sauf que ce second degré de l’être n’a rien qu’en notre monde d’ici nous puissions anticiper ou sachions comprendre, si bien que cette forme-limite, là sur le ciel de Saint-Yves de cette étrange sapience, a pour évidence immédiate son caractère d’énigme.

Mais nous voici arrivés à Rome, Rome qui est à coup sûr un de ces grands chiffres que l’imaginaire métaphysique ne peut – en Italie, en tout cas – que rencontrer sur sa voie.

En ses débuts et pendant longtemps la ville qu’on dira un jour éternelle a coïncidé, est-il légitime de penser, avec une pensée simple et, dirais-je même, robuste de l’espace : un plein accord, tout spontané, de ses programmes et ses actes avec les trois dimensions. Pour mener à bien la conquête des régions proches, puis de l’entière Italie et du monde connu jusqu’à la plupart de ses confins, il fallait bien aux Romains un sens inné du déplacement dans l’espace comme il existe, une satisfaction sans réserve à s’établir dans ses lieux : c’est le réalisme qui a produit aussi bien la légion romaine en sa formation au combat que l’administration avisée de la république puis de l’empire.

Et de même sorte est d’ailleurs le rapport au temps qui caractérise cette culture. À Rome nul besoin de sortir, par recours à des mythes transcendantaux, de la temporalité ordinaire, celle qui s’articule à l’espace et a en lui tous ses intérêts, toutes ses dépenses : la conscience de soi ayant été d’emblée sur les sept collines une réflexion historique, nourrie d’événements supposés avoir eu lieu effectivement au même niveau de réalité que la situation présente. En somme, ce point sur la carte, l’Urbs, c’était alors l’analogon dans l’espace historique et géographique de celui que le système euclidien des coordonnées place à l’intersection de ses trois axes, il en avait le pouvoir de fondation et d’authentification, avec une rationalité qui paraissait suffisante.

Rome, en ses premiers siècles : un ici satisfait de son maintenant, et chacun d’eux en paix avec sa condition naturelle. Mais à étendre son pouvoir si loin du sol italien Rome se retrouva vite à considérable distance de beaucoup de ses sujets ou témoins, ce qui ne fit qu’ajouter à son prestige, offrant d’imaginer que la ville majeure était, en son là-bas, au seuil presque d’un autre monde : si bien que des religions de salut, éprises de transcendance, y établirent leur siège, ce qui aurait pu altérer le rapport à soi de la civilisation romaine. Rome se déplaçant du terrestre vers le céleste ? Rome comme figure ici-bas d’un règne dans l’invisible ? Tous les chemins n’y menant que pour un ressaut à leur bout, ultime marche à gravir pour déboucher sur une terrasse baignée d’une tout autre lumière ?

Non, ce n’est pas ce qui eut lieu, en tout cas de façon durable, et il est frappant de constater que, si le christianisme s’est établi à Rome comme pouvoir politique, les successeurs de saint Pierre ne se prêtèrent pas dans la ville sainte aux spéculations qui ailleurs devenaient des hérésies dépréciant le monde sensible. Tenant la balance égale entre la nature et la surnature, entre la Faute et la Grâce, l’Église romaine a préservé la pensée qui donne son prix à l’enseignement du Christ, à savoir que c’est dans chaque personne en son existence sur terre que Dieu a placé l’étincelle qui lui assure de l’être, ce qui fait du lieu naturel de l’être humain celui même de sa recherche de soi, en dépit du péché originel.

C’est en son rapport à soi-même parmi les choses comme son dieu les a voulues et comme elles sont encore que le croyant doit chercher sa voie, vers l’absolu dont il a reçu la promesse, et non en se vouant au rêve gnostique d’une autre réalité. Par-dessus la communauté qu’elle accueille et rassemble dans son espace qui est le nôtre la coupole va attester à Saint-Pierre qu’entre l’ici terrestre et le ciel, il y a, vertical, un axe qui est la vérité. Et quand Bernin dresse le Baldaquin dans la basilique pontificale il ne fait qu’en appeler, pour en faire flamme et lumière, à cet « ici » et ce « maintenant » qui sont l’inaliénable bien de chaque personne. C’est en se donnant à fond à sa finitude, dans l’espace dont celle-ci l’environne de toutes parts, que le chrétien peut reconquérir sa place dans l’absolu, restée vide. L’espace du Baldaquin ? Tout embrasé qu’il soit par l’appel d’air de la transcendance, il ne présente aucune des distorsions par lesquelles Borromini rêve d’échapper au monde visible.

Le baroque comme Bernin le comprend continue, malgré peut-être quelque apparence, la pratique perspectiviste de Brunelleschi et des humanistes du Quattrocento, celle qui ne calcule les horizons que pour les rabattre sur le besoin humain, aussi agité celui-ci soit-il par l’inquiétude spirituelle. Cette pensée de l’architecture, et d’ailleurs aussi de la sculpture, est assurément un indice de la résistance que Rome peut opposer au rêve transpatial que j’ai essayé de décrire. Et avec Borromini en esprit, qui est preuve que le rêve des peintres obnubile parfois de grands architectes, on peut donc s’attendre à découvrir maintenant que le Seicento romain eut de quoi se faire la scène d’un grand débat entre excarnation et incarnation, entre affection confiante pour le simple espace terrestre et constructions chimériques aux rebords extérieurs de celui-ci. Pourquoi tant de génie, chez Bernin, Borromini, Pierre de Cortone – ou même ce Poussin qui fut leur témoin et médita leur problème – sinon à cause de cet enjeu de si radicale importance ?

Un débat, des questions, qui durent bien retenir d’autres artistes moins importants – en apparence moins importants – dans cette époque vraiment nouvelle. Et qui laissèrent leurs traces, n’en doutons pas davantage, dans ces profondeurs des œuvres où la pensée n’est pas moins active du fait qu’elle se cherche par des formes et des figures et non dans le recours à des mots. Parmi ces témoins ou protagonistes les peintres étant assurément en première ligne, s’il est vrai comme j’ai cru pouvoir l’avancer, que leur art même les prive des moyens qu’offre l’espace de s’établir dans l’intimité – dans la vérité, dans la beauté – de la finitude : si bien que reconquérir celle-ci, comme firent certains d’entre eux, et par exemple les Bamboccianti, fut un acte de portée bien plus considérable, peut-être, que ne le donne à entendre leur réputation d’artistes mineurs.

1.

Cet essai a paru en italien dans le catalogue de l’exposition Imago Urbis Romae, l’immagine di Roma in età moderna, Rome, musée du Capitole, 2005.