Écrire en rêve

Je suis heureux mais aussi troublé de voir ces récits publiés en italien dans la belle traduction de Cesare Greppi1 . Car l’Italie est le lieu où ces imaginations ont pris forme.

Ce que je viens de dire va surprendre, peut-être, ceux qui ont déjà lu, voire simplement parcouru, les pages originales. Plus apparents sont par tout le livre les affleurements d’un Japon un peu fantastique, ou de Prague, ou du pays de l’enfance, qui fut pour moi une province française. Mais l’Italie est bien moins ce que cet ouvrage évoque qu’une des grandes causes de la façon dont il parle des êtres et des choses, et même de ceux ou celles qui ont compté pour moi depuis mes premières années.

Tout, ici, en effet, est « récit en rêve », c’est-à-dire une entrevision d’aspects du monde ou de moments de la vie, mais déformée par le flux des condensations, des déplacements, des symbolisations inconscientes que l’activité onirique opère. Or, c’est en Italie que j’ai appris, non à rêver – cela vient avec le langage – mais à attendre du rêve ce qui va faire la preuve que l’existence a un sens.

Et cette proposition aussi pourra étonner ; et d’abord paraître obscure. Mais remarquons qu’il y a deux niveaux dans les hantises de la parole inconsciente. Un, bien connu, très étudié, qui est celui des besoins, des désirs, des craintes, de l’être en société, de son corps, ce que l’on nomme l’éros, pour l’essentiel ; et là c’est rencontrer l’être concret que nous sommes – et même comme personne, dans les dédales de notre relation à d’autres personnes – mais, tout aussi bien, devoir le constater peu de chose : ce qu’est, si même on peut dire ainsi, une personne, précisément, cette différence qui se raidit dans la grande vague qui la roule mais pour y être emportée et noyée d’autant plus sûrement et plus vite. Monde d’auto-illusionnements, de fantasmes, où foisonne le rêve que j’appellerai ordinaire, celui qui tente d’apaiser les conflits ou de pallier les désirs par des représentations symboliques, puisées dans les ressources des mots. Un rêve qui a de quoi retenir l’attention du thérapeute, mais ne peut nullement suffire à la réflexion de la poésie.

Mais dans ce rêve peut affleurer, me semble-t-il, peut même parfois s’imposer à l’esprit ou au cœur, une aspiration d’une tout autre nature. Là même où les faims primaires ont accepté de se plier aux structures et aux catégories du langage, de recevoir de celles-ci leurs objets, de considérer leurs propositions de sublimation symbolique, là où elles se sont donc empiégées, du fait de la conceptualisation inhérente à la parole, dans une lecture du monde qui a fragmenté celui-ci, là maintenant un besoin de totalité, d’unité, de retour au sein de cette unité s’affirme, prenant conscience de soi, se ressentant plus originel que tout autre désir de l’être parlant. Et dans ce que ce besoin plus profond éprouve donc comme les ruines de l’être, autrement dit dans ces signes et ces images dont il voit que l’éros ou l’action se servent à courte fin, une voie lui paraît s’offrir, qui tend à de l’immédiat par la critique des apparences. C’est cette intuition qui dans le flux onirique dégage parfois l’horizon, découvre des signifiants à nouveau capables de jeter des ponts vers le simple. Et c’est elle et ce sont ces signifiants qui intéressent la poésie, dont la plus intime des tâches sera d’en prolonger le travail dans la parole consciente.

Indispensable est-il donc, quand on commence à écrire, de savoir reconnaître au plus intime de soi le désir de présence au monde ; mais ce n’est pas dans notre siècle que cette réminiscence est la plus facile, fasciné comme a été ce dernier depuis Freud par les rapports de captation réciproque que nouent entre les mots sexualité et langage. Il y a bien en nous les souvenirs de l’enfance : de ces commencements de la parole où la conceptualisation était encore inachevée, lacunaire, un voile que déchirait aisément la lumière de l’évidence. Mais l’éducation moderne, qui fonde sur la pensée conceptuelle, ne veut retenir que les représentations et notions qui assurent la cohérence de celle-ci : ce qui va faire le jeu de l’éros comme je viens de le définir, cet allié des concepts dans la construction d’un monde.

L’Italie, en revanche, m’aida beaucoup à me souvenir qu’il y a sous les représentations auxquelles nous voue cette parole ordinaire – et que celle-ci se veuille rationnelle ou s’accepte fantasmatique – la présence d’une réalité en sa profondeur indéfaite et susceptible, à ce niveau de son unité, de nous parler de façon tout autre. Quand je vis se dresser devant moi, un inoubliable tout premier soir à Florence, la bouleversante façade de Santa Maria Novella, puis la masse sévère mais silencieusement respirante d’Or’San Michele, ce fut à tous les points de ma conscience du monde comme si l’Un se dégageait du multiple – qui est moins pluralité des parties qu’enchevêtrement des approches – et ce fut donc tout aussitôt la pensée, que dis-je, la certitude qu’un seuil pourrait s’ouvrir dans l’emploi des mots aussi bien, ce qui confirmait brusquement ce que j’attendais de la poésie. Celle-ci serait la parole comme il faut, hélas, que nous la vivions, nouée par le désir ordinaire en des réseaux de concepts : mais tout autant et d’abord la mise en question, le déchirement de ce voile. Je pensai ce soir-là que j’avais compris la façon, essentiellement poétique, dont Plotin posait le problème de l’expérience mystique, lui qui fut le contempteur autant que l’ami des essences, ces grandes structures de la conscience de l’être que nous devons, évidemment, à celles qui font le langage ; et je vis s’ouvrir au-delà de ce platonisme plotinien, dialectique, ouvert autant que lucide, ancré dans l’existence autant que détourné d’elle, tout un espace, ici méditerranéen, pour l’esprit. Enivrement : sentiment aussi d’une tâche, de laquelle je ne croyais d’ailleurs pas, même en ces jours de découvertes précipitées – car bientôt j’étais à Ravenne –, qu’elle serait facile à reprendre.

Mais déjà l’architecture d’Alberti ou la peinture de Piero della Francesca ne s’élançaient pas vers l’indéfait – vers l’Un – de façon directe, trop d’habitudes de la société de leur temps réfrénaient ces esprits, pour ne rien dire de ce qu’a d’irrémédiablement continu, de particularisant, de fauteur d’exil, le tracé qui sur le mur ou l’épure produit mais emprisonne les formes. Ces artistes d’une musique « savante » rêvaient de l’Un, rêvait l’Un, plus qu’ils ne pouvaient le rejoindre. Et dès aussi leur moment, chez Paolo Uccello, puis assez vite après eux chez les peintres maniéristes, un imaginaire violent se déchaîna même, au-dessous du lucidus ordo du grand art monumental, faisant ressurgir l’éros à tous les points d’une création à nouveau romanesque, désordonnée, seulement nostalgique de l’unité qu’annonçait vainement le platonisme des philosophes. Si bien que la civilisation des siècles qui firent la Renaissance fut donc aussi une expérience d’exil, au miroir de laquelle nous ne pouvons que nous reconnaître. Mais cet aspect qui peut sembler décevant permet en fait d’autant mieux d’en recevoir des enseignements ; et dans cette forêt même, parfois obscure, nous pouvons nous croire guidés. Alberti ne fit pas qu’éveiller en moi le grand désir ; en me le montrant presque inaccessible il m’encouragea, il me parut qu’il me proposait son aide.

Et d’autre part, à côté de ces édifices qu’un art majeur avait bâtis dans les grands centres politiques ou religieux, et de même à l’arrière-plan des retables que des peintres particulièrement avertis avaient éclairés de leur intuition surprenante, il y a aussi en Toscane, en Ombrie, dans les Marches, partout en Italie, nombre d’églises de moindres villes ou des campagnes dont les proportions des parois et les peintures à fresque reflètent les inventions des grands maîtres dans une pierre en ces lieux plus grossièrement taillée ou une imagerie aux procédés plus rustiques : un trait parfois même gauche, dans simplement quelques couleurs claires. Or, et c’est là une dialectique qui fut aussitôt mon bonheur autant que mon illusion, cette déformation d’un art en d’autres occasions plus élaboré peut en venir à paraître – lue tout à fait à rebours par un voyageur qui s’imagine rentrer d’exil – non l’amoindrissement d’une grande recherche mais son approfondissement, au contraire, accompli d’une façon décisive. Ce qui dans l’œuvre plus humble atténue l’acuité des proportions et des formes, ce qui en altère le beau contour ou en trouble les symétries, peut en effet sembler être – tremblement au bord de la perfection – l’expression d’un désir intense d’atteindre dans le grain de la pierre ou la fusion des couleurs à l’absolu qui s’y dérobait, et ainsi exprimer une prescience plus haute encore que dans les œuvres premières : prescience, si ce n’est science, qui appelle l’esprit à un surcroît d’exigence, laissant presque paraître qu’un pas de plus, décisif, a été fait sur la voie. Éclairés par une dévotion plus proche du simple et – à cause de traditions du paganisme restées vives dans les campagnes – mieux avertie des arcanes de l’être-au-monde, ces maçons, ces imagiers de village n’avaient-ils pas eu l’intuition de l’unité d’une façon plus intime, ne s’en étaient-ils pas approchés d’une façon plus mystérieusement efficace, par d’autres voies de l’esprit, que les artistes trop simplement géomètres des métropoles ? Ce qui fait qu’à partir de tels intenses reflets de l’art de Florence ou de Sienne jusqu’à tels autres, parfois reflets de reflets en miroirs plus profonds encore très loin, là-bas, dans l’Italie des collines, il y aurait – initiatiquement, labyrinthiquement mais toujours dans des lieux réels – tout un chemin à se proposer, à s’ouvrir peut-être ? Quel projet d’avenir pour la conscience enfiévrée d’un voyageur de sorte nouvelle, celui qui pourrait espérer accéder un jour, par quelque porte basse sur une place déserte dans un village oublié des historiens et des guides, à une présence soudain totalement révélée !

Une illusion, bien sûr, non certes cette façon de s’attacher à des œuvres, à des images, mais l’idée que l’on puisse aller par des voies dont elles seraient les balises jusqu’à la transmutation ultime d’une représentation en de la présence. Encore que Monterchi existe, il n’y a pas dans les arrière-contrées de la civilisation italienne de villages où l’absolu brûlerait calme et droit, comme une lampe sur une table. Et vouloir vraiment découvrir ce lieu, ce ne serait que se vouer à errer, prisonnier comme jamais des fantasmes les plus quelconques. Le désir de l’unité ne se dégage des intrications de l’éros que par un travail de la personne sur celui-ci, et par des chemins qui se portent vers l’intérieur de ce que nous sommes. C’est ce dont j’ai tenté de me convaincre il y a longtemps déjà, dans un autre récit que le livre aujourd’hui traduit.

Mais ce besoin, ces velléités de lucidité ne sont pas l’essentiel, du point de vue maintenant des Récits en rêve. Car ce qui fut aussi de grande importance pour moi, dans cette première rencontre des cultures locales du Trecento et du Quattrocento, c’est que l’aspiration qu’elle agita un moment en moi ne se fit ainsi un mirage qu’en le faisant s’attacher à des lieux – je viens de le dire – réels, dans l’étendue d’un pays réel : ce qui me rendit une liberté. Réprimé comme il l’est toujours par l’éros – par le rêve d’avoir – le désir d’être ne peut donc se manifester que sur cette scène d’un rêve, comme une variante de celui-ci : or, voici que ce rêve dans le rêve comme j’étais conduit à le faire avait pour signifiants, pour points d’appui de sa réclamation difficile, des lieux, des peintures qui en dépit de cette fonction onirique étaient tout de même bien de ce monde – villages au crépuscule, fresques écaillées, carrefours herbeux d’une campagne encore peu pénétrée – et me rappelaient ainsi, tout en m’abusant par une chimère, l’irremplaçable beauté, et saveur, de ce qui est. Sur le chemin du lieu irréel, introuvable, l’herbe était réelle, elle montrait d’autant plus intensément sa couleur, répandait d’autant plus intensément son odeur que le vrai lieu paraissait plus proche. Sur la paroi de palais ou d’église où se dérobait le nombre absolu la pierre avait sa couleur, son grain, son usure, toute sa qualité de substance : réalité immédiatement sensorielle, ce champ où se hasardait l’espérance. La relation ambiguë de l’art et du lieu en Italie m’a rendu le monde.

Et c’était là retrouver, et nourrir, un pressentiment que m’avait permis, dans cette fois les années de petite enfance, un regard déjà tourné vers l’horizon, villages, lieux dont la nature inconnue de moi, c’est-à-dire encore non expliquée, non réduite aux catégories et savoirs de la pratique ordinaire, était en cela le refuge d’un absolu qui se retirait du monde, et m’attirait, mais tout en restant la chose réelle comme la connaît la nature. À sept ans, ou huit ans, j’avais lu une version abrégée, très abrégée, des Mille et Une Nuits, j’avais été frappé par le « Sésame, ouvre-toi ! » ; regardant dans la direction d’un certain village, en aval sur le Lot, dont le nom bizarre m’était apparu un signe, je me répétais : « Saint-Cirq la Popie, ouvre-toi ! » ; et c’était donc la même vallée qui à la fois m’apparaissait autre et restait la même. L’Italie m’a rendu ces souvenirs oubliés, en a confirmé la part d’attachement au réel qui se dérobait dans le rêve, m’a permis de lutter contre le fantasme autant que d’en enrichir le vocabulaire, m’a donc aidé, oui, et peut-être même comme je l’attendais de la fresque ultime, dans le village perdu, sauf qu’il me fallait encore apprendre à déchiffrer autrement, à déchiffrer en moi-même, la nature de ce secours. Et c’est pourquoi j’ai écrit des récits comme L’Égypte, dans Rue Traversière, ou dans ce même recueil les deux qui parlent de cette rue qui traversait hier, en effet, l’hier de mon enfance, mais en se perdant à un certain moment, certainement à comprendre, dans les brumes de la mémoire rêveuse. La France inachevée de mes années d’avant le plein du langage a reparu dans l’Italie encore mal connue, fabuleuse – et de ce fait d’ailleurs également maternelle – de mes premiers voyages en Toscane, en Ombrie, à Rome ; ce qui m’a permis de me réunir à moi-même, d’être davantage le Je qui cherche et moins, un peu moins, le moi qui se perd.

D’où, j’y reviens, le trouble que je disais tout à l’heure, celui de voir que ces pages qui doivent tant à l’Italie mais furent tout de même écrites en français, sont maintenant traduites dans l’autre langue. Je ne puis oublier que les cultures nationales, tout autant que les individus, ont leurs fantasmes, au plan de ce désir que j’ai nommé ordinaire, au plan de l’éros ; que ces fantasmes s’impriment dans le tissu des connotations des vocables apparemment les plus communs, les mieux associés aux choses simples, particularisant donc ces mots, les vouant à des représentations bien définies, à telles formes de la mémoire plutôt que d’autres ; et que je n’aurais donc pu, écrivant en italien, obéissant à ces autres leurres, aller de même façon dans mes rêveries ou mes anamnèses. Avec la même intention mais aussi mes propres chimères je n’aurais pas écrit les mêmes « récits en rêve » qu’un écrivain né dans la langue de Dante mais celle aussi, disons, de Sannazaro. Et les phrases de Cesare Greppi me posent donc des questions, me font des suggestions, auxquelles en vérité j’accorde grand prix, auxquelles je suis tenté de m’attacher, mais non sans quelque inquiétude.

En bref, me lisant en italien, me sera-t-il donné de revivre le mouvement d’espérance que j’avais senti se former en moi en Italie même ? D’entendre à nouveau l’« ouvre-toi ! » que l’art italien, réel et imaginaire, avait retrouvé dans les sables de mon enfance ? En fait, je suis tout à fait prêt à le croire. De quelle force d’appel sont toujours pour moi les noms des lieux, des villages en italien, même quand j’ai pu vérifier qu’il s’agit des contrées les plus ordinaires ! Castelrosso al Mare, cette foudre, alors que Châteauroux-sur-mer, s’il en était un en France, ne m’inciterait guère au voyage ! Et quel saisissement, quelle émotion, il n’y a pas tant d’années encore, quand, traversant la Toscane aux jours de la grande « alluvione », la crue restée tristement fameuse, je lus dans un journal à Bologne : « L’ondata di piena è passata per Pontelagoscuro » ! Quel rythme dans cette phrase, inaugural ! Quelle plénitude des mots, éclairée du dedans par la lumière noire de l’admirable nom, qui donne envie de tout abandonner, de partir ! Quelle promesse que, là, Dieu sait où dans les marges de ce qui est, un absolu de présence va combler à jamais le gouffre des songes ! J’ai découpé ce titre dans le journal, je l’ai toujours auprès de moi à Paris, collé au dos de la porte d’un petit meuble. Pontelagoscuro, le pont sur le lac sombre, une petite ville où probablement je n’irai jamais, est la métropole de tous mes « récits en rêve ».

1.

Ces pages ont été la préface de Racconti in sogno, l’édition italienne des Récits en rêve dans la traduction du poète Cesare Greppi (Milan, 1992). Faute d’avoir sous la main sinon par des brouillons incomplets et peu déchiffrables le texte français de l’époque, resté alors inédit, je les ai retranscrites de la version italienne ; et du coup je les ai complétées en quelques passages, ou précisées.