La hantise du ptyx
J’ai gardé très vif le souvenir d’un globe terrestre que j’avais quand j’étais enfant. Ce n’était qu’un jouet, une petite sphère creuse, en carton, de sept ou huit centimètres de diamètre, montée sur un pied de bois noir rond à sa base. La sphère tournait sur ce pied, comme font les globes de plus d’ambition et de science, mais sans la moindre capacité de s’incliner sur un axe. Quant aux continents et aux mers qui y figuraient, c’étaient des schèmes fort simples et même grossiers, faute de soin autant que de place. Le bleu, qui prédominait, réduisait les surfaces ocre à bien peu, et les noms de pays, de villes, n’y étaient ni nombreux ni bien lisibles.
Ce globe, ce jouet, me retint beaucoup, toutefois, et puisque les enfants aiment les cartes et les estampes peut-être l’aurait-il fait de toute façon, mais c’est une autre raison que la simple curiosité des pays lointains qui lui donna sens à mes yeux et m’est restée à l’esprit et presque me trouble encore. Au centre de l’Atlantique sud, à mi-chemin à peu près entre l’Angola et le Brésil, la carte indiquait, en même couleur ocre que les deux continents voisins, une très grande île, de la superficie de Madagascar, dirais-je, et à peu près de la même forme. Et j’avais remarqué cette bizarrerie, dès la première minute, mais je m’étais posé des questions qui n’étaient pas raisonnables.
Assurément, et je le savais déjà, il n’y a pas d’île de cette sorte en ce point du monde. Commençant d’en douter, pourtant, je consultai quelques autres cartes mais elles m’en donnèrent confirmation. Et j’aurais dû décider qu’il ne s’agissait dans le cas de mon petit globe que d’une faute dans l’impression, aussi surprenante fût celle-ci ; ou d’une grosse tache de son papier.
Mais une voix, en moi, ne cessait de me répéter que ce que je voyais là, eh bien non, ce n’était pas une tache mais bien une île, une île au centre de l’Atlantique, une réalité et non un mirage. Et cette voix, faut-il que je dise ce démon, me demandait ainsi de tirer de cette constatation des conséquences bouleversantes. L’île n’apparaît sur aucune autre carte ? Elle n’existe donc pas, dans la réalité que nous connaissons ? Mais qu’est-ce que cela prouve ? Puisque mon globe la montre – ce qui l’atteste – c’est tout simplement qu’il y a des êtres qui voient ce que nous ne voyons pas, savent ce que nous ne savons pas. Des êtres qui cependant ne peuvent que vivre bien près de nous, qui sait, dans nos rues, dans nos maisons mêmes : puisque ce jouet d’un de leurs enfants a pu, par quelque hasard, glisser de leur monde au sein du nôtre.
Et, certes, ce n’était pas à une croyance aussi insensée que je me sentais vraiment retenu. Elle me séduisait, me donnait à rêver, elle pouvait me surprendre en des coins de rue, au vu d’inconnus au loin, parlant entre eux, elle n’était cependant qu’un jeu de mon imagination, pouvais-je croire, – mais, à l’abri de cette fiction tout de même ainsi fort capable de se tresser à des actes ou des objets de la réalité ordinaire, il y avait une pensée, une intuition plutôt vague mais persistante, qui elle était plus sérieusement mon souci et ce qu’aujourd’hui je vais essayer de dire, à cause de Mallarmé, à propos duquel j’ai appris, il y a deux ans, quelque chose qui m’a frappé.
Cette pensée ? Eh bien, pour que des êtres, faut-il les tenir pour humains encore, puissent percevoir la grande île quand nos navigateurs passent à côté sans la voir, c’est que bien d’autres choses sont appréhendées par eux autrement que nous ne faisons, et assurément avec plus d’acuité, plus de profondeur, nos aveuglements en sont preuve : et c’est donc qu’ils disposent de langues qui par rapport aux nôtres ne sont pas de simples variantes dans le vaste champ du langage, mais un au-delà de celui-ci, doté de dimensions, de catégories qui sont pour nous impensables. Des langues, et en ce point je me substitue à l’enfant ignorant que j’étais encore – mais je ne crois pas le trahir –, qui nous transcenderaient comme les géométries non euclidiennes transcendent le vieil espace, au sein duquel on ne conçoit pas que passe, en un point, plus qu’une parallèle à une autre droite. Un niveau supérieur au seuil duquel, tous nos moyens s’effaçant, nous ne pouvons accéder qu’à vide et ténèbre, alors pourtant que c’est là qu’un intelligible règne, pour lequel la réalité n’a plus de secret.
En somme, le petit globe terrestre me faisait rêver d’un second degré du langage, au pied duquel le nôtre se replierait sur son être infirme comme – autre comparaison possiblement éclairante – le plan, en géométrie, est inapte à la pensée de la sphère. Et rien là qui fût bien nouveau dans l’histoire humaine, faut-il le dire ? Que de siècles ont postulé un verbe divin, avec des chevaliers du Graal pour se pencher, à la fin de leurs longues quêtes, sur la coupe au fond de laquelle ils entreverraient ce que voient les anges ! Mais je n’étais pas prêt pour autant à la croyance. Cette idée d’un ailleurs de l’être, qui avait conforté l’espérance d’autres époques, je ne pense pas qu’elle m’eût donné grande joie. C’est pour ici en sa réalité quotidienne que je voulais l’autre langue. Et plutôt le rêve de celle-ci m’induisait-il, de façon toute négative, c’est-à-dire gênante et pénible à vivre, à jeter le soupçon sur la lecture du monde comme la permet la simple langue terrestre.
C’est tout notre univers qui est menacé, en effet, si nous en venons à douter des droits du langage. Nous habitons celui-ci, c’est en lui et de lui que montent notre savoir mais tout autant les mythes avec lesquels nous cherchons à comprendre ce qui se dérobe à nos sens ; et ces derniers, notre existence de chaque instant, c’est même de lui qu’ils tiennent une bonne part de leur capacité de voir, de toucher, de prendre, d’entendre. Or, voici que beaucoup de cette vérité devrait soudain nous paraître un simple jeu de mirages !
Pas tellement les choses, à dire vrai, ni les êtres, les choses de l’immédiat et les êtres qui nous sont proches : parce que ce ne sont pas les mots par lesquels ce tangible et ce proche adviennent qui me semblaient le plus soupçonnables. L’arbre, la montagne là-bas, la lumière des flaques après la pluie, telle personne qui vient vers nous, sur la route, toutes ces existences sont réelles ici, nous ne saurions en douter, et les mots qui les désignent en sont capables, la preuve en est qu’à nommer telle ou telle, avec simplement un peu de ferveur, nous voici envahis par un sentiment presque suffocant de présence : cette vie est en nous, transcendant d’ailleurs ce qu’avec nos formulations nous pouvons en dire. Je n’ai jamais, pour ma part, douté des mots.
Mais la syntaxe ! Ou pour dire mieux les syntaxes, car c’est un fait, déjà préoccupant, qu’il y en a de nombreuses, quand à réalité unique devrait répondre syntaxe unique. D’un idiome à un autre ces différences, profondes, dans le système du verbe, avec parfois le jeu du parfait et de l’imparfait et parfois non. Ici ou là des déclinaisons dont le nombre des cas varie, ce qui donne à penser qu’il en existe peut-être qui nous sont restés inconnus, ou même à se demander si, occultés par notre ignorance, ils ne sont pas en nombre infini, comme déjà notre existence présente, appauvrie comme elle est, réduite à son ombre par son exil, semble pourtant le vouloir. Et voici même que l’on apprend, au hasard des lectures, qu’il y a des langues où ce qui est substantif, ici, est verbe, là-bas : la chose et l’action échangeant leurs masques !
La syntaxe inquiète. On s’étonne que le grammairien veuille tant la garder fixée, alors que la rhétorique incitait jadis l’orateur à pratiquer l’invention. Qu’elle soit voulue aussi rigidement normative, et n’est-ce pas à cause d’une censure, la porte gardée fermée sur une lumière trop forte ? C’est sur ces réseaux de l’articulation des vocables que peut se porter le grand soupçon. C’est en eux que quelques-uns parmi nous éprouvons, devant la réalité, ce que les nœuds dans le verre des vieilles vitres font percevoir des choses qui sont en dehors de la chambre : un trouble dans leur forme, dans leur couleur, avec tout de même cette irisation sur les bords. C’est de ces réseaux de syntaxe et de conceptualisation mêlées, c’est de l’omniprésente et insuffisante signifiance, que s’alourdirait sur nous le fardeau de la vision, qui est le regard entravé, la pensée vouée à rester aventureuse et abstraite, alors qu’il faudrait la vue, identité cette fois de l’intellection de la chose et de sa perception immédiate.
Postuler l’autre langue, et c’est notre appétit à vivre en ce monde qui est dès lors en danger. Un halo d’inconnu, un léger tremblé enveloppe tous les contours, pénètre toutes les voix.
Mais j’en viens maintenant à ce qui a réveillé en moi ce souvenir, et provoqué ces remarques : un moment de l’adolescence de Mallarmé.
Mallarmé : ceux qui se sont laissé leurrer, une fois, par l’idée d’un second degré du langage ne peuvent qu’ajouter à l’affection qu’il est fatal d’éprouver pour lui un surcroît d’attention et de sympathie. Par exemple, ils observeront que ce grand poète, seul en cela parmi tous les autres, au moins depuis la fin de l’Antiquité, n’aime pas la syntaxe en ses emplois ordinaires. Ils le voient résister, dans Divagations, aux incitations les plus naturelles des prépositions et des conjonctions : quitte à se débattre, bien que souriant, sous cette tunique de Nessus.
Et que faut-il penser de cette condamnation sans appel de la « langue de reportage » ? N’y a-t-il pas dans ce grand refus d’une parole pourtant si difficile à délimiter, si présente et active dans tant des situations de la vie, le vestige d’une inquiétude encore plus radicale ? Mais voici ce qui m’a intéressé, récemment : une information rapportée par Mme Anne-Marie Franc dans un bref article du cahier qu’Europe a consacré au poète en janvier-février 1998.
Anne-Marie Franc a eu l’excellente idée de feuilleter le dictionnaire grec-français que Mallarmé a presque sûrement utilisé quand il suivait les cours du lycée de Sens, d’octobre 1855 à juillet 1860 : la compilation de Joseph Planche. Et elle a constaté qu’il y avait dans ce livre une grave erreur d’impression. À l’entrée qu’il était logique qu’elle recherchât avant toute autre rubrique, elle a pu lire, en effet : « Ptyx, ptynkos », ce mot étant traduit par « ptynx, oiseau de nuit ». Mais cette forme « ptyx », en ce cas, est fautive, à n’en pas douter, car, serait-elle correcte, elle ne figurerait pas en ce point dans la liste alphabétique, où un autre « ptyx », celui qui signifie « pli, rempli, plissure », apparaît plus loin, quelque part dans la colonne de gauche page suivante. Et, de plus, ni ptynkos ni le français « ptynx » ne corrobore la forme « ptyx ». Faute il y a bien, le grec « ptynx », qu’il fallait, a disparu du dictionnaire, et, né ainsi d’un hasard, un « ptyx » semble exister, qui n’existe pas.
Sur quoi Anne-Marie Franc, qui a donc constaté que pour Mallarmé utilisateur du Planche un ptyx pouvait être un oiseau de nuit, réfléchit à ce qui va entrer de ce fait dans l’imaginaire du poète, un peu avant le corbeau de Poe, lui aussi un événement nocturne. Mais je ne chercherai pas à la suivre dans ses remarques, car mon esprit saisi s’est déjà tourné vers tout autre chose que la signification de ce supposé mot « ptyx ». Ce n’est pas le sens qui me retient, pour l’instant, c’est le mot lui-même, en son étrange statut qui conjugue une réalité apparente et un non-être, un inexister, que la moindre attention, même celle d’un lycéen s’il s’arrête un instant à cette entrée dans le dictionnaire, ne peut que reconnaître et admettre.
Et si je suis saisi, c’est parce qu’à cette sorte de carrefour je pense à celui où je m’étais avancé, jadis, et que je n’ai pas oublié. J’imagine même, en fait c’est irrépressible, un dialogue, celui du lycéen arrêté devant ce mot, ptyx, et de la voix que j’écoutais à l’époque de mon petit globe terrestre, démon bien plus redoutable que celui de l’analogie. Cette voix : « Que ce mot est intéressant, n’est-ce pas ? Le x et le y des équations qui situent un point dans l’espace, le p et le t de celles qui se compliquent de la considération du temps, plus cette ombre du nombre pi qui démontre la transcendance des formes sur les nombres, de l’être sur l’esprit comme nous l’avons ! Et cet oiseau noir, qui plus est, aperçu derrière ce vocable ! Quelles preuves que des moyens existent pour mieux penser, mieux poser la question qui te préoccupe, la question de l’être et du néant ! » Et Mallarmé, à regret : « Oui, c’est vrai, mais ce mot ptyx, quant à lui, n’existe pas. Ce n’est qu’une faute d’impression, il faut l’effacer de la langue. »
« Allons donc ! » s’écrie alors le démon. « Comment peut-on se laisser intimider par d’aussi fragiles évidences ! Mais si, ce mot existe ! Ce n’est pas une faute d’impression, c’est la manifestation, dans ce dictionnaire de simple grec, d’une réalité d’un autre niveau dans l’esprit, le choc de son aile à cette vitre close, le grec, fermé comme sont toutes nos langues. Ces preuves supposées du non-être de « ptyx », le génitif de travers, la place incorrecte dans la colonne : simple retombée de l’écume d’ici, insignifiante, sous cette étrave qui passe ! Ptyx est un mot réel dans une langue qui t’est malheureusement inconnue. Mais puisque cette dernière domine celles d’ici, notre flot en vain, comme la haute, très haute proue du navire, bien sûr qu’il te faut pourtant questionner ce « ptyx » avec fièvre, il sera peut-être ta voie d’avancée, ton port, la constellation au-dessus du port… Est-ce vraiment un hasard, dis-moi, si la vraie langue est venue côtoyer la tienne, dans ton manuel ? Ce mot impossible ici n’est-il pas un signe que l’on te fait de là-bas, de là-haut, sur la falaise au-dessus de l’autre rive ? » L’adolescent écoute, et il est troublé, déjà un peu. Et plus encore le sera le jeune poète quand, le ptyx, ce ptyx-là, resté une énigme à l’avant de son espérance, il découvrira Le Corbeau et entendra là encore une voix prononcer un mot venant de plus loin – laisse entendre Poe – que les plus vieux recueils du savoir de la langue humaine.
Troublé ? Ce que je viens d’exposer n’est évidemment que mon hypothèse. Et je n’ai guère d’indices pour étayer celle-ci.
Deux ou trois faits, cependant, qui ne s’expliquent guère si ce n’est de cette façon. Et le premier, ce sous-titre que bien plus tard Mallarmé donnera à Igitur ou La Folie d’Elbehnon (ou Elbenon)1.
Elbehnon, cela ne peut être un autre nom pour le héros de ce « conte » dont un auteur frappé d’une énigmatique impuissance espérait qu’il lui ouvrirait les portes de l’écriture : car le mot n’apparaît jamais dans son texte en concurrence avec Igitur. Il est clair que pour Mallarmé c’est un nom de lieu, à la façon dont Hamlet aurait pu être sous-titré « Le Drame d’Elseneur », voire « La Folie d’Elseneur ». Igitur est Hamlet au plus radical de son questionnement et de son destin, la « folie » d’Hamlet est la sienne, et l’ombre d’Elseneur ne peut que s’étendre sur le manoir, le « château de la pureté », où il « récite la prédiction et fait le geste ».
Encore faut-il comprendre pourquoi Elseneur s’est changé en Elbehnon. Et voici : dans Hamlet, la race, pour reprendre un mot d’Igitur, est menacée de s’éteindre par le fait du poison qui tue le vieux roi. En fait, c’est l’être même, dont cette lignée était lieu et preuve, qui cesse dans cet instant, découvrant le néant dont Hamlet, le triste héritier, va essayer de sonder l’abîme. Or ce poison qui fait vaciller l’être-au-monde comme plus tard ce sera le cas dans les nuits décisives de Tournon, c’est, dit Shakespeare, the juice of cursèd hebenon in a vial – la même « fiole », remarquons-le au passage, qu’au moment crucial d’Igitur – ; et là, dans ce grand moment, le nom du suc « maudit », son nom comme tel, a plus d’effet sur l’esprit, chez certains lecteurs, que d’autres pourraient le croire.
Le « hebenon » ! Traduisant la tragédie, rencontrant ce mot, cherchant chez les éditeurs du texte d’Hamlet et autres commentateurs de Shakespeare une explication plausible à ce vocable d’aucune langue, constatant qu’il n’y en a pas, j’avoue que pour ma part, en tout cas, j’y ai entendu à nouveau le tentateur de jadis, le démon mal enseveli, me murmurer qu’« hebenon », mais c’est évident, c’est un affleurement à nouveau de l’inaccessible second degré du langage, lequel se laisse aborder, peut-être, en des moments décisifs de l’inquiète recherche humaine. « Hebenon », un voisin de ptyx, dans le « livre de fer vêtu ». Et que Mallarmé l’ait mis en symbiose avec Elseneur dans le nom du lieu-limite de la conscience, n’est-ce pas un indice, puis-je me demander maintenant, un second indice, d’une réflexion qu’il ferait, par-dessous d’autres encore, sur un au-delà du langage ?
« Merci du détail que vous me donnez, au sujet d’Hérodiade, mais je ne m’en sers pas, écrivait-il à son ami Lefébure, en 1865. La plus belle page de mon œuvre sera celle qui ne contiendra que ce nom divin, Hérodiade. » Hérodiade : autre exemple de cette rêverie sur des mots qui n’existent qu’en rupture avec ceux de notre langue. Si même il s’agit cette fois d’entrevoir la sorte d’être qui parle ces mots non-mots, au comble d’une plénitude dans la conscience de soi qui reste inconcevable à ce monde.
Et encore ceci, pour suggérer la même hantise : l’emploi que Mallarmé fait de « ptyx », en un unique point de son œuvre mais qui en paraît le centre et, à tout le moins, en est un des carrefours.
J’en viens au sonnet « nul et se réfléchissant de toutes les façons », « inverse » parce que « le sens, s’il en a un (…) est évoqué par un mirage interne des mots eux-mêmes ». C’est en juillet 1868 que Mallarmé, écrivant cette fois à Cazalis, a recours à ces formulations remarquables. Et beaucoup de temps a passé depuis les jours où il feuilletait son Planche ou, toujours au lycée, peut-être en 1859, découvrait les poèmes d’Edgar Poe. Beaucoup de temps, avec des événements décisifs. En mars 1866 Baudelaire est frappé par l’hémiplégie, bientôt l’aphasie, c’est l’enténèbrement du Prince du Rêve. Et en avril Mallarmé, qui se croit malade et lui aussi menacé de bientôt mourir, annonce au même Cazalis qu’il a rencontré le « Néant », le « Rien qui est la vérité ». Faisant ainsi une découverte qui a changé son rapport à la poésie d’une façon radicale.
Cette découverte, c’est celle de l’irréalité absolue de toutes les pensées que nous croyons vraies quant à ce qui est, quant au monde, celle de leur absence totale d’étayage, par-dessous les aspects de la surface sensible, sur ce que l’on pourrait appeler de l’être. Nos vérités ne reposent que sur des piliers de brumes. Théologies ou métaphysiques, Dieu, toutes les autres impressions « qui se sont amassées en nous depuis les premiers âges », ce ne sont que « glorieux mensonges ». Rien de la pensée qu’on se fait de l’être n’a de substance, et ce qu’il faut retenir aussi, de cette conviction maintenant acquise, c’est qu’elle n’est pas simplement un événement de la vie mentale, comme en connaissent les philosophes, et parmi eux ceux qui concluraient comme Mallarmé et avaient pu le faire déjà, dans l’histoire du scepticisme, mais un fait de son corps autant que de son esprit, vécu à tous les niveaux de sa conscience, vérifié au rebord du gouffre dans tous les mots, même ceux pour lesquels le savoir se réduit à donner sa forme à la chose. L’expérience du Néant, du Rien, pour Mallarmé, c’est – « horrible sensibilité » – une « destruction », mot par mot et au centre de chaque mot, des contenus de pensée. C’est effacer de la langue les relations qui mettent en rapport les vocables, c’est reconnaître entre ceux-ci, dans leur abîme silencieux, le même vide absolu qu’entre les étoiles dans les espaces cosmiques.
De quoi, en bref, discréditer beaucoup le langage, et si j’en revenais en ce point à mon idée d’un second degré de celui-ci, de quoi se retrouver à ce pied de l’impensable, essayant de voir au-delà. Mais ce n’est pas ainsi qu’a continué chez le Mallarmé de 1866 et 1867 sa découverte du Rien, et il n’a connu qu’un instant la sorte de désespoir qui pouvait en naître. « Après avoir trouvé le Néant j’ai trouvé le Beau », écrit-il bientôt à Cazalis. S’il n’y a pas, sous l’apparence des choses, de vérité accessible à l’esprit humain, il reste que nombre d’aspects de ces mêmes choses sont beaux, pour le regard qui les dégage du flux des existences, et on peut rapprocher ces aspects et les conjuguer pour des jouissances qui justifient de survivre.
Or, et voici ce qui importe le plus, ce même langage qui vient de se révéler la tombe de la pensée va peut-être pouvoir servir très concrètement à rassembler la beauté dispersée dans la réalité empirique, et donc à l’intensifier, à la clarifier : il suffira de remarquer que la matérialité des mots, c’est-à-dire leurs sons, leurs rythmes et même, peut-on penser, leurs couleurs, peut évoquer les sons et couleurs du monde, alors que les vers ont pouvoir, du fait qu’ils sont une forme, de composer ces aperçus fugitifs en des impressions d’ensemble. Celles-ci ouvriront des allées dans l’expérience sensible, de toutes parts. Et voici qui permettra aux poètes de percevoir la beauté latente du lieu terrestre, d’y aménager un séjour. En somme, l’écriture du vers en ce qu’elle a de plus immédiat, n’est-ce pas ce qui va délivrer l’esprit du désir de sonder les supposés gouffres de l’invisible ? Ce désir, et les tristes besoins de l’existence ordinaire, empiégée comme est celle-ci dans sa finitude – dans le hasard –, c’est ce qui gardait replié sur soi, éteint, absent de nos vies, l’être sensible. Et désormais le vers va être l’« explication » de celui-ci, de la terre. Leur explication, leur désenchevêtrement pli par pli.
Et Mallarmé de comprendre aussi que pour s’engager sur cette voie il pourra suffire de se déconditionner du désir de possession, qui retient l’esprit dans la myopie de l’action – suffire, autrement dit, de « mourir » à ce qui n’est déjà qu’une mort pour revivre dans la Beauté. – Mais peu importe, dans mon souci d’aujourd’hui, la poétique en puissance dans ces moments d’avant le « sonnet en - yx ». Il me suffit, pour l’instant, de constater que, quels qu’en soient les ambiguïtés, les contradictions possibles, les risques d’errements ou d’échec, ce grand projet annonce un retour, apparemment sans réserve, à ce langage humain que la découverte du Rien aurait fort bien pu déconsidérer. Le poète qui a trouvé le Beau dans le champ de ruines des significations à visée transcendantale s’est rabattu sur les mots comme il se trouve qu’ils sont dans la langue même qui produisait celles-ci. Et même, maintenant, il ne veut rien savoir d’autre. Avait-il rêvé à un second degré du langage, comme j’en ai fait l’hypothèse, en tout cas on dirait bien qu’il dit non à ce dehors de la langue aussi radicalement qu’aux « glorieux mensonges » qu’il a vus qui y prenaient forme.
Mais si, précisément, Mallarmé s’est détourné de ces illusions, ne faut-il pas concevoir que dans ses écrits de plus tard il a signifié ce congé, il l’a évoqué, et d’une façon où peut-être est perceptible, à côté des « mensonges » renoncés, quelque allusion à la rêverie que j’ai associée au mot « ptyx » tel qu’il existait dans le dictionnaire de Planche ? De ces écrits d’au-delà l’inaugurale lucidité le premier étant, en 1868, le « sonnet en -yx », où le mot « ptyx » apparaît, et, je l’ai déjà souligné, pour la seule fois dans tout l’œuvre mallarméen ?
Quelques remarques donc sur cet extraordinaire poème et sur la référence qu’il fait à « ptyx ».
La première remarque, sur le sonnet comme tel. Et qui est de constater qu’il est bien, personne d’ailleurs n’en doute, l’expression du renoncement aux « glorieux mensonges » mais aussi la désignation, déjà, de l’emploi du langage qui permet de n’y plus penser. L’angoisse humaine peut bien vouloir projeter ses rêves au firmament de ses nuits, l’évidence du ciel simplement physique les transcende ; et ce qui va rester comme seul objet dans le miroir de l’esprit où s’effacent les nixes et les licornes du mythe, c’est une constellation ne signifiant rien que sa figure immédiate. Aucun sens dans ce signe ou plutôt, pour mieux dire, aucun signe dans ces étoiles. En ce champ multiséculaire des spéculations religieuses, le septuor des feux de la Grande Ourse, plus rien que la musique des rapports que toute forme institue en son propre espace ou entretient avec d’autres. – Quant à la chambre, elle est vide. Le « maître » du lieu en est parti, vers le Styx des chagrins d’autres époques, mort comme Baudelaire est mort, mort, plus profondément, comme est morte la poésie des anciens calculs, celle qui rêvait d’une vérité de l’être et d’un être de la personne. Le seul acte possible, dorénavant, et la seule vie poétique, c’est le « mirage interne des mots » et c’est de s’en faire l’observateur.
Le « Sonnet en -yx » expose donc bien ce que Mallarmé a découvert, et déjà annoncé à quelques amis dans des lettres : ce possible des mots, et du vers, qu’il veut explorer plus avant dans sa recherche à venir.
Or, c’est là aussi que le mot « ptyx » apparaît, et c’est pour représenter dans le poème nouveau ce qu’était le vers ancien, celui qui n’existait qu’à s’emplir, « galère d’or », de trop séduisantes chimères. Le ptyx est donné pour « inanité sonore », en effet, une définition qui ne dit que trop bien ce qu’étaient ces vers, ces poèmes. Il est « aboli » maintenant, il a disparu de la chambre qui signifie la conscience. Et celui qui l’a emporté avec lui, c’est ce « Maître » qui ne savait que la dialectique funeste du rêve vain et des pleurs. Quel que soit le motif pour lequel la poésie du passé est évoquée ou nommée par le mot « ptyx », ce mot la signifie, on n’en peut douter, il renvoie ainsi à l’époque où le Néant régnait seul, avant la Beauté que Mallarmé lui a substituée. Mais s’il annonce très clairement que cette poésie a pris fin, avec tout un moment de l’histoire humaine, rien pour autant ne s’y associe, remarquons-le, qui en signifierait la condamnation entière. Le Maître, bien que parti, continue d’avoir droit au titre de maître. Et d’ailleurs : « Nous sommes bien sublimes pour avoir inventé Dieu et notre âme », avait écrit Mallarmé en 1866, prenant conscience et mesure des illusions du passé, « mensonges » mais qui étaient « glorieux ». Le néant peut « s’honorer » de ces chants qui étaient parfois même désespérés, il peut s’honorer du ptyx, de même qu’au soir de sa vie encore – dans l’« Observation » relative au Coup de dés – Mallarmé pourra déclarer qu’à l’« antique vers » il garde un « culte ». Lui attribuant « l’empire de la passion et des rêveries ».
Autant que le manifeste et la mise en œuvre d’une poétique nouvelle le « sonnet en -yx » est ainsi une réflexion sur la poétique antérieure : sur le « chant personnel », sur la poésie lyrique. Et, au total, il n’a rien d’obscur. Sauf, toutefois, qu’il reste à comprendre pourquoi c’est le mot « ptyx », ce mot et non pas un autre, qui a eu charge d’y accueillir une des grandes pensées de son auteur.
Revenons donc à « ptyx », à ptyx comme mot, et constatons d’abord qu’aucune explication n’a jusqu’à présent justifié que ce soit ces lettres, ces quatre lettres, qui aient à porter ce sens dans ce poème, ce sens ou même quelque autre. Décider que « ptyx » a été créé « par la magie de la rime », comme Mallarmé semble l’avoir dit dans sa lettre du 3 mai 1868, c’est se résigner à ne pas rendre compte de sa forme vraiment particulière – ptyx et non pnyx, par exemple, forme que Mistral suggérait –, et c’est aussi négliger le fait que dans la même lettre et la même phrase Mallarmé a laissé paraître qu’il avait déjà et depuis peut-être longtemps ce mot énigmatique en esprit. Il ne le « créerait », dit-il, qu’après en avoir vérifié le sens, et s’il s’avérait qu’il n’existât point. « Concertez-vous, écrit-il à Lefébure, pour m’envoyer le sens réel du mot ptyx, ou m’assurer qu’il n’existe dans aucune langue, ce que je préférerais de beaucoup afin de me donner le charme de le créer par la magie de la rime. » C’est à Lefébure, mais aussi à Cazalis et, nous l’avons vu, à Mistral qu’il a posé la question, il les qualifie tous trois de « chers dictionnaires ». « Ptyx » n’est pas un mot inventé par lui, c’est, chose tout autre, un mot dont il doute du sens et même de l’existence.
Or, il se peut qu’il y ait quelque raison inconnue de nous à cet étrange rapport de Mallarmé à ce mot – il le sait mais sans en connaître le sens, il l’a rencontré et en même temps doute qu’il existe, il ne peut que le savoir grec mais n’exclut « aucune langue » quand il cherche à le retrouver – et par exemple hypothèse fut faite qu’il l’emprunta au Victor Hugo du « Satyre », dans lequel ptyx apparaît comme un autre nom du Janicule. Tout simplement il aurait pu reprendre son Planche, où à la page d’après, je l’ai signalé, un mot « ptyx », mot bien réel cette fois, figure avec le sens de pli, de pliure, et tirer de ces acceptions quelque emploi métaphorique dont le cheminement vers les crédences du salon vide ne serait pas révélé.
Mais je ne crois pas à cette sorte d’explication. Il est bien vrai que le ptyx qui signifie pli a connu en grec des extensions de sens qui auraient pu intéresser Mallarmé : soit « pli d’un terrain » – ce que Hugo a connu –, soit « tablette pour écrire », « repli du ciel », voire « modulation de la pensée d’un poète » ! Mais ces significations n’étaient pas dans le dictionnaire auquel il avait accès. Et dans sa lettre de 1868 il a montré, et pourquoi en douterait-on, qu’il n’en connaissait aucune. La raison d’être de ptyx n’est pas l’élaboration d’une métaphore. Même « l’oiseau de nuit » qui glose le « ptynx » mal transcrit de Planche n’a pas cherché comme le célèbre corbeau à pénétrer le minuit mallarméen. Comment d’ailleurs le Maître aurait-il pu le prendre avec lui, de sur la crédence, pour descendre aux rives du Styx ?
Et, en revanche, comment ne pas constater que cette question dans la même lettre sur l’existence de « ptyx », sur son absence de sens, avec même aussi ce désir, tout de même étrange, que le mot ne signifie pas, vraiment pas, eh bien, c’est exactement ce que Mallarmé aurait eu en esprit si, comme j’ai cru pouvoir le penser, il avait jadis été étonné, voire troublé, par le vocable absent et présent, signifiant et non-signifiant, qui se profilait dans la faute d’impression de son dictionnaire de grec ? Ce mot, ai-je suggéré, l’avait saisi du fait même de cette nature contradictoire, j’avais imaginé qu’il avait pu l’accueillir avec émotion à cause, en sa jeune pensée, d’une obscure, irrépressible espérance, j’avais même fait l’hypothèse qu’aux illusions inhérentes à notre langage le mystérieux ptyx avait permis à Mallarmé d’ajouter ou de substituer la chimère d’un second degré de la parole, rêve d’un verbe à la fois transcendant à l’esprit et proche de nous, en des points de notre hasard qui seraient des seuils. Et maintenant, cette lettre et ce sonnet sous les yeux, je suis tenté de la reprendre, cette fragile hypothèse.
N’est-elle pas confortée, en effet, par l’idée du « ptyx » comme l’exprime la lettre du 3 mai, au moment précis où Mallarmé cherche à mettre en œuvre dans un poème son renoncement aux « mensonges » ? C’est le mot existant-inexistant du manuel de Planche qui semble bien le hanter encore. Et quand « ptyx » apparaît dans ledit poème, remarquons aussi que c’est sur un arrière-fond de « crédences », ce qui se prête aussi à l’idée d’une rêverie sur le dictionnaire. Qu’est-ce qu’une crédence, sinon la table où étaient exposés – aux temps, par exemple, du vieil Hamlet – les mets dont l’un peut-être contenait un peu d’« hébénon », de poison, la goutte de néant qui mettrait fin à la « race » qui avait être ? Et qu’est-ce qu’un dictionnaire, sinon ce qui expose ces mots dont le poète nouveau sait qu’il peut faire les voies de son écriture, à condition de les employer comme mots et non pour les idées qui y recommenceraient l’illusoire ? Le dictionnaire est désormais la crédence où les mots sont des mets qui permettent de ne plus craindre « la mort ancienne » parce que le poète, quel paradoxe, en a fini avec la croyance, qui leurra les siècles passés. Oui, sauf qu’un certain mot dans un certain dictionnaire a résisté plus que tous les autres à abdiquer sa proposition, à faire valoir son rêve, certes sublime. Si bien que c’est de ce mot plus que d’aucun autre vocable qu’il importe de dire, en ce « minuit » de l’esprit, révélateur de la constellation simplement musique, qu’il a été aboli. Aboli, en fait même effacé, littéralement, de la page où il n’avait paru que par le hasard d’un jeu d’épreuves mal corrigé.
Le ptyx du « sonnet en -yx » est-il, dans ce poème du langage ordinaire réassumé, le souvenir de la rêverie que j’ai évoquée, celle d’un outre-langage ? Évoque-t-il vraiment, serait-ce pour la renier, cette idée d’un second niveau dans l’esprit où rien ne resterait de notre syntaxe à cause du fleurissement d’une autre, elle absolue ? Est-ce de ce sol-là, spécifiquement, sol d’une intelligibilité transcendante à notre conscience, que Mallarmé se résigne à croire qu’il n’est qu’un leurre, un pays qui n’existe pas ? Je laisse mon lecteur à ses doutes.
Mais tout de même ceci encore. Qu’est-ce qui caractérise le plus la pensée de l’outre-langage sinon l’impossibilité où l’on est d’en finir vraiment avec elle ? De tout mythe comme il s’en forme dans les langues comme elles sont, la richesse même de ces idiomes, de leurs réseaux de significations, de leurs capacités de métaphorisation fatalement concurrentes, permet qu’on le critique, qu’on le relativise, qu’on y renonce. Mais sur la visée intuitive d’un au-delà du langage, les moyens de celui-ci n’ont évidemment pas de prise, puisque d’avance ils sont déniés, et rien ne peut donc véritablement détruire ce que rien, de toute façon, n’aurait pu le moins du monde établir. Que rien de l’idée de l’outre-langage ne soit plus décelable chez Mallarmé dans sa poétique nouvelle, et ce serait donc un indice qu’il n’a jamais goûté à ce rêve, bu une goutte de ce poison ; et que le ptyx du sonnet peut être tout autre chose qu’un souvenir du dictionnaire de Planche. Or, en est-il ainsi, plus rien du rêve suprême n’apparaît-il plus dans les années d’après le « Sonnet en -yx » : je crains que non.
Mallarmé a-t-il continué, au-delà de sa découverte du Néant, et de son renoncement au Rêve, à faire ce rêve extrême, ce rêve au-delà du rêve que je soupçonne chez lui ? Puis-je apporter à ma propre rêverie, qui porte jusqu’à présent sur ce qu’il aurait été avant cette découverte, le soutien d’indices de plus tard dans son existence, peut-être même de bien plus tard ? Je n’ai pas le temps dans ces pages de répondre suffisamment à cette question, qui devrait prendre en compte la totalité de l’œuvre de ce poète mais celle aussi de sa vie : car le projet qu’il fit sien a connu dans cette seconde époque bien des heures de doute, il l’a dit lui-même, et c’est le tout de son expérience qui donc importe, plus que ses simples écrits, souvent même trop purement théoriques.
Une remarque pourtant, la dernière pour aujourd’hui. Après le « Sonnet en -yx », qu’attendrait-on le plus naturellement de la pratique nouvelle, assurée de soi comme maintenant elle semble l’être ? Assurément, qu’elle donne priorité à ces rapports entre mots dont la lettre de 1868 observait le « mirage interne », les reflets des uns sur les autres avec captation des aspects de la réalité empirique dans cet espace mental désormais le seul. Une écoute de cette vie des vocables au sein du poème, lieu propre de ce « mirage », et d’abord celle du vers qui est, plus immédiatement que la strophe ou la pièce entière, la forme nécessaire pour que les relations s’établissent, le clavier pour qu’elles y soient musique. Après quoi, ou plutôt en quoi, un regard nouveau se fût dégagé du souci de la vérité et des catégories de l’action, ces illusions nées du désir d’avoir, et consacré à la réorganisation esthétique du donné des sens, auparavant en désordre.
« Qu’on s’en souvienne, écrivait Mallarmé dès 1865 dans Symphonie littéraire, je ne jouis pas, mais je vis dans la beauté. » Beauté, c’est-à-dire se refuser aux perceptions de hasard, puis établir, entre les aspects du lieu naturel ainsi dégagés de leur gangue de finitude, des rapports de pure harmonie avec pour finir, en cette harmonie, une extase : ce mot n’étant nullement ni inadéquat ni trop fort. Dans un poème de 1864, prémonitoire, Mallarmé le revendiquait, en effet. Il évoquait le « Chinois au cœur limpide et fin » qui peint sur des « tasses de neige » ce qui dans une « âme » demeure du souvenir d’une fleur. Et il se proposait d’imiter cet artiste, ou plutôt ce sage, en peignant – remarquons qu’il a répété ce verbe, métaphorisé l’écriture par la peinture, c’est le signe de son désir d’une évidence sans signifiance – la ligne d’azur d’un lac, le reflet sur ses eaux d’un croissant de lune, quelques roseaux comme « trois grands cils d’émeraude », avec au terme de ce travail décidément esthétique la même félicité, comment en douter, dont il crédite le peintre sur porcelaine. Or, ce bonheur, il le dit une « extase pure ».
Oui, on attendrait de Mallarmé ces poèmes de rien que des rapports musicaux entre les aspects du monde. Et ce qu’on estimerait tout à fait aussi dans le droit-fil de cette pratique, c’est qu’il n’ait plus souci de la langue comme elle existe pour ces autres, bien oubliables, qui continuent d’agir ou de s’enquérir de la vérité. Mallarmé désormais devrait n’être plus que « le peintre », ne plus rien chercher que la couleur et la forme dans le paysage terrestre aussi « jeune », à nouveau, qu’au premier jour de la terre. Mais ce n’est pas ce qui s’est produit.
C’est vrai pourtant qu’il ne néglige pas d’affirmer la prééminence du vers, instrument du Beau, mais c’est pour dire, et cela inquiète, qu’en sa réception synthétique par la conscience le vers joue le rôle d’un mot, d’un mot nouveau. « Le vers qui de plusieurs vocables refait un mot total, neuf, étranger à la langue et comme incantatoire… », déclare Crise de vers. Un mot, pourquoi un mot ? Assurément, un mot est ce qui désigne un objet ou un contenu d’expérience, il les convoque devant l’esprit ; et en fonctionnant comme un mot le vers permet donc de signifier et de rappeler d’un seul coup la perception du croissant de lune près des roseaux, par exemple. Comme le confirme d’ailleurs que Mallarmé le dise « incantatoire », puisque cet adjectif s’apparente à ce qu’il disait déjà du « Sonnet en -yx » : « En se laissant aller à le murmurer plusieurs fois on éprouve une sensation assez cabalistique. »
Toutefois, un mot, c’est aussi ce qui se met en relation avec d’autres mots au sein du langage ; et ce qui retient donc, serait-ce de façon implicite, au sein d’une structure dont l’effet sera de priver de sa suffisance pure, immédiate, la perception qu’il aurait pu être. Et pourquoi cette idée du vers qui serait un mot m’inquiète, c’est aussi que je sais, par tant de pages de lui, que ce Mallarmé qui voulait « imiter le Chinois » tout à son extase fut également, et bientôt de plus en plus, l’être qui se préoccupa d’un « Livre », auquel selon lui tout au monde aurait pour fatalité d’aboutir.
Un livre, en effet, cela suppose des mots non tant dans leurs désignations que leurs relations, c’est à nouveau une langue. Et puisque Mallarmé s’obstine ainsi à l’idée d’un livre dont la valeur serait absolue, n’est-ce pas qu’il faut redouter que le mot « total » et « neuf » qu’il croit que serait le vers, eh bien il ne l’estime « étranger à la langue » – c’est-à-dire au français, ou telle autre langue « imparfaite » – que parce qu’il l’imagine déjà dans l’espace d’une autre langue, dont Crise de vers ou nul autre de ses écrits ne chercheront jamais sérieusement à rien dire, la sachant au-delà de toute pensée ? Le vers, précise Mallarmé, implique « la disparition élocutoire du poète ». Est-ce donc qu’il entreverrait au-delà du poète d’ici, simple observateur transitoire, la virtualité d’un « génie » au centre arachnéen de cette autre et plus haute langue ? Celle-ci pouvant bien avoir emploi de nos mots, puisque les substantifs ne sont pas incapables de faire apparaître les choses. Mais n’ayant que faire de nos syntaxes, dont le recul dans l’abstrait et le conceptuel pervertit l’évidence des « vrais bosquets ». Nos syntaxes qui suscitent de la « vision », et non de la « vue ».
Je remarque d’ailleurs que, là où l’on trouverait naturel que pour qualifier sa poétique du défroissement, pli selon pli, de la qualité sensible, Mallarmé reprenne la métaphore et du Chinois et du peintre qui éclairait son ancien poème, voici qu’il va déclarer – c’est dans sa grande lettre de 1885 à Verlaine, son émouvante « Autobiographie » – que « le seul devoir du poète » est l’« explication orphique de la Terre », ce qui est véritablement tout autre, et à nouveau tout le rêve. Si l’explication doit être tenue pour « orphique », en effet, c’est que Mallarmé en est revenu à une conception tout occidentale, que caractérise la foi dans les articulations du langage mais aussi la pensée que, par quelque intuition semi-divine, un chanteur a réussi à porter les mots à la puissance des choses, justifiant nos aspirations les plus effrénées. « Les langues imparfaites en cela que plusieurs, manque la suprême »… Quel sens faut-il donner à cette phrase, qui dit aussi que « l’immortelle parole » est « tacite encore » ? Quelle arrière-pensée se glisse dans quel projet, celui-ci plus raisonnable, disons, mais dès lors troublé et employé en sous-main à bien autre chose que soi ?
S’il y a des faits avérés, dans l’existence de Mallarmé, ce sont bien, en tout cas, l’impossibilité où il se sut d’accomplir la tâche qu’il avait cru praticable, et même son sentiment que cette impossibilité signifiait, en dépit qu’il se l’avouât tout à fait, le ressaut devant lui, barrant chaque mot, d’une transcendance. Écoutons à nouveau la lettre autobiographique : « […] j’ai toujours rêvé et tenté autre chose, avec une patience d’alchimiste, prêt à y sacrifier toute vanité et toute satisfaction, comme on brûlait jadis son mobilier et les poutres de son toit, pour alimenter le fourneau du Grand Œuvre. » Et encore : « Voilà l’aveu de mon vice, […] que mille fois j’ai rejeté, l’esprit meurtri ou las, mais cela me possède… » Ces mots ne sont pas de ceux qui peuvent accompagner un projet de simple travail sur les données de la langue, celui-ci serait-il aussi attentif et subtil que l’art du Chinois au bord de l’extase. Aucun des peintres que Mallarmé admirait et ressentait proches, même Manet, n’aurait pu s’exprimer ainsi. Il est clair que le « Livre » auquel il aspire, au moins pour un fragment qui prouverait qu’il existe, n’a jamais laissé la moindre poussière d’or dans le creuset de son écriture, réduite à des « exercices » dont le Coup de dés ne fut que l’ultime. Je crains que la chimère n’ait jamais desserré ses griffes sur cet esprit qui pourtant savait si bien que pour donner sens à la vie nous ne disposons que de la réalité comme elle se montre et des mots qui ne cherchent pas au-delà.
Et si Mallarmé a souffert ainsi, ce que je n’ai certes fait que supposer, non prouver, resterait évidemment à comprendre pourquoi cet effet de diffraction dans l’appréhension du fait du langage peut se produire dans un esprit, et y résister aux efforts de la raison autant qu’au malheur des échecs sans fin. Mais ce serait là devoir penser à bien d’autres poètes que Mallarmé, si même il est de ceux dont la réflexion a été assez radicale pour faire apparaître le point où chance restait de se délivrer de la funeste hantise.
La graphie « Elbenon » apparaît à une page du texte. O.C., édition B. Marchal, tome I, 1998, p. 474.