L’attrait des romans bretons
Que je demande d’abord qu’on veuille bien ne pas imaginer dans ces pages la moindre ambition d’apporter à l’étude historique ou critique de la matière de Bretagne quelque contribution que ce soit. Je suis bien trop conscient de la somme de connaissances qu’il me faudrait pour le moindre projet de cette sorte, et je ne me place pas sur ce plan. Tout au contraire je veux en rester là où, chez le lecteur ordinaire, le savoir manque, qui lui eût permis d’éclaircir des points, de se dégager de mirages, car ce seront ces obscurités, ces mirages mon véritable sujet, auquel je m’attache avec l’espoir qu’ils m’aideront à comprendre de quoi se nourrit une intuition que l’on a peut-être le droit de dénommer poétique.
L’attrait des romans bretons aura été dans mon existence aussi ancien que leur première rencontre, ce qui remonte donc à fort loin puisque le roi Arthur et ses chevaliers, et Perceval et même quelques mentions du Graal, font partie de ce dont on parle aux enfants. Mais ce que je dois constater d’abord, c’est que mon intérêt s’est assez tôt détourné des figures particulières, aussi séduisantes celles-ci me parussent-elles, pour s’attacher à ces récits et à leurs éléments structurels comme à une totalité, où je reconnaissais la sorte d’être, de transcendance, que d’ordinaire on perçoit plutôt dans des personnages. Oui, Perceval, oui, la visite au château du Graal, oui, Lancelot et Guenièvre, mais aussi les épées et les pierres, les chemins sous les arbres, les navires errant déserts, une « merveille » comme la Joie de la Cour, un épisode furtif comme le combat de Balin et de son frère Balan, un nom de roi dont la mention n’est que marginale, évanescente, tel un son de cor au loin dans les bois : et tout cela, signes, entrevisions, aventures, comme à mes yeux complaisants les manifestations à chaque fois partielles d’une réalité au-delà, – monde dont les modes d’être propres et les significations ultimes seraient donc encore non manifestes, non révélés mais d’autant plus une énigme, pour ne pas dire un mystère. J’ai aimé la matière de Bretagne comme un grand chiffre dont je n’aurais pas su le sens.
Et une première conséquence de cette sorte de lecture, ce fut que d’emblée je fus attiré par les textes qui semblaient recueillir de façon plus poussée que d’autres les aspects préservés de l’univers arthurien : supposant que du fait de leur relative complétude il y avait en leur profondeur, et même si c’était de façon dérobée encore, la forme d’ensemble de celui-ci. C’est là évoquer le grand Lancelot en prose, œuvre d’autant plus fascinante qu’il n’y en avait encore dans ces décennies de l’immédiate après-guerre qu’une seule édition complète, impossible à trouver en librairie1, et c’est évoquer aussi Le Morte d’Arthur de sir Thomas Malory, lui souvent republié dans même sa vieille langue et qui m’apparut aussitôt comme un grand esprit. Deux sources, avec assurément aussi Chrétien de Troyes et les troublantes suites du Perceval, où ce qui me retenait c’était moins, on ne s’en étonnera pas, les aventures comme telles, les épisodes que l’on peut raconter soi-même à qui ne les a pas lus, qu’une épaisseur imaginée sous le texte on eût dit à jamais inachevable où ces actions, ces situations, étaient consignées. Texte touffu, confus sinon même contradictoire, mais non sans raison peut-être : ces nœuds de l’intelligibilité, ces grumeaux du sens pouvant être, en effet, la marque que ne pourraient que laisser dans la narrativité comme nous l’avons en ce monde les catégories inconnues de cet autre monde dont les récits nous parlent mais sans les moyens qu’il faudrait.
C’était, en somme, comme si la structure d’ensemble, qui comptait plus à mes yeux qu’aucune partie, avait à être perçue, verticalement, dans le terreau d’allusions, de silences gardés, d’erreurs aussi, de méconnaissances, d’oublis, qui aurait feutré le sol de chaque page, plutôt qu’horizontalement dans la logique des narrations, avec leur horizon à découvert cette fois, encore que barré d’orées de bois ou de pentes derrière lesquelles pointent les tours d’un château dont l’accès sera introuvable. Et je dois souligner en ce point un fait qui me paraît important dans la sorte d’approche dont j’essaie de recenser les mirages. Certes j’étais retenu par ce qu’on peut reconnaître d’intentions symboliques chez les auteurs médiévaux, par exemple celles chrétiennes du Lancelot « cistercien » ; et cela parce que je pouvais supposer qu’elles avaient eu en leur temps quelque intelligence de l’arrière-monde tout autre où elles avaient puisé leurs éléments signifiants, à commencer par le Graal. Mais je n’ai jamais eu le moindre goût, en revanche, pour les interprétations elles aussi symboliques par lesquelles des écrivains, des artistes, du XIXe ou XXe siècle ont tenté de prendre le Vase, la Lance et autres aspects des romans bretons dans le réseau d’une pensée cohérente : car c’est là survoler le texte, en laisser des parties en dehors de l’attention, et c’était donc, à mon sens, perdre de vue l’essentiel, que je voyais dans la masse narrative avec la complexité, voire les contradictions que je viens de dire que j’y aimais, signes d’une réalité en amont. Et, bien entendu aussi, je n’éprouvais qu’aversion pour les « adaptations » qui avaient été de mode avant la guerre. Rien d’acceptable à mes yeux, pour la traduction en français moderne de la matière arthurienne, sinon la rigueur du philologue : l’exactitude la plus avertie en matière historique et linguistique étant évidemment la seule façon que l’on ait de se porter à l’orée où il faut alors que l’on avoue l’inconnu. Et rien de beau et de désirable sinon la plongée directe dans cette langue du Lancelot ou du Didot-Perceval à laquelle, en vérité, on s’attache si aisément. Prose dont la lente syntaxe est d’une clarté si frémissante de non-savoir qu’on se croirait sur ces chemins de forêt où le lieu d’arrivée est peut-être à deux pas, peut-être très loin encore. Prose qui à la fois promet et diffère, et qui en cela apaise, comme si souvent la musique. Prose qui est donc la seule voie de l’approche.
Une voie dont je pensais donc, on le voit, qu’on ne pouvait espérer la reconnaître et la suivre, ainsi marquée à jamais par les méandres ou les raccourcis de la vieille langue, que grâce aux travaux des chercheurs, des érudits, toute cette littérature dite si bizarrement « secondaire » dont d’ailleurs la belle surabondance, dans ce cas des romans bretons, pouvait assurément être prise pour un reflet – celui-ci fût-il partiel, déformé – de ce qu’a d’infini un monde : et c’est bien d’un monde que je rêvais. J’ai lu, à ma façon, beaucoup de monographies ou d’articles, j’en ai autour de moi plus encore, en attente, hélas chimérique, de lecture… Pourquoi ces dépouillements, ces questionnements, qui peuvent paraître contredire ce que j’indiquais tout à l’heure, mon besoin d’ignorance, fondamental ? Mais parcourir des travaux savants ne signifie pas nécessairement se constituer un savoir, ni prendre sérieusement en considération, pour se résigner à s’y arrêter, les explications structurelles qu’apporte de temps en temps la critique, à bon ou à mauvais droit. Lire peut être errer de façon presque aussi aventureuse que le chevalier arthurien lui-même dans l’épaisse forêt de l’érudition, avec ses longs parcours arides à des moments, telle thèse, mais aussi d’étranges châteaux, des fulgurances sur leurs remparts. Fréquenter les « scholars » peut se faire parfois d’une façon qu’ils n’apprécieraient guère, s’ils découvraient où aboutissent leurs livres. Mais cette sorte d’emploi fantasque n’en a pas moins, en des occasions, quelque sens, me semble-t-il. Et c’est précisément à ce sens que je voudrais m’arrêter dans le cas des romans bretons, en définissant mieux le mirage dont j’ai déjà commencé à suggérer la nature.
En d’autres mots : il me semble que l’on peut être attiré par ces textes d’une façon qui se révèle autre, tout autre, que le souci de la vérité historique ou philologique mais n’en a pas moins quelque cohérence et même quelque valeur, du point de vue que je vais tenter de faire valoir. Attiré, retenu par un événement qui se produirait dans les arrière-plans de ces écrits autant que leur lettre, mais sans jamais pourtant se réduire aux interprétations que donnent les historiens de la « matière » arthurienne, aussi fondées à leur niveau propre soient ces dernières.
Et pour situer cet événement de façon déjà plus précise je dirai maintenant, ou redirai mieux, que ce que les romans bretons me permettaient de rêver, d’entrevoir presque, de tenter d’imaginer davantage, c’était moins les lointains des faits que l’on peut dire historiques – ces lointains aujourd’hui voilés de brume mais fascinants d’autant plus – qu’une relation de la personne au réel qui, « là-bas », à l’insituable horizon de la légende arthurienne, aurait été autre, tout autre, radicalement, métaphysiquement tout autre, que ce qui a lieu dans l’esprit comme notre passé et notre présent nous disent, ici, ici où sommes, qu’il est et même qu’il ne peut qu’être. Le fait historique, spécifiquement historique ? Ce sont, par exemple, les mythes ou les rituels qui furent pratiqués, effectivement, dans les cultures celtiques auxquelles souvent les récits réfèrent, ce sont les intentions politiques ou ecclésiales qui ont présidé à la mise en chantier de certains des textes, c’est la personnalité d’un Robert de Boron, d’un Chrétien de Troyes, c’est – qu’il ait existé ou non – le « livre » auquel ce dernier réfère dans son Roman du Graal : innombrables étant de ces points de vue les sujets d’enquête, et passionnante l’étude qui en recommence toujours, avec son mystère propre, celui du document dont le sens résiste, celui des significations qu’on n’a qu’en partie reconstruites. – Mais il s’agirait donc de tout autre chose.
Lisant ces récits, en effet, il est facile de remarquer que si, par insuffisance de notre science, leurs données allusives ou symboliques ne se coordonnent pas sans présenter de lacunes, il reste que les faits innombrables qui constituent la « matière » n’en paraissent pas moins étrangement cohérents, autant que toujours centrés sur des situations qu’on éprouve fondamentales, aussi énigmatiques demeurent-elles. Et combien, dès lors, est-il simple de se laisser aller à rêver qu’une certaine sorte de profondeur est inaccessible, au sein de ces pages, pour une raison bien autre que l’imperfection du savoir ! On se complaira à imaginer, autrement dit, que les catégories de pensée qui ont présidé à ces situations, à ces « aventures », sont hétérogènes aux nôtres : à rêver, en somme, que par-dessous les évocations que font les récits, et comme au secret des actes qui y ont lieu, des motivations qui les provoquèrent, il y avait eu ce qui pour nous va rester ainsi, non de l’encore inconnu, mais du radicalement impensable. Une façon de percevoir l’être, d’y habiter, aurait été là active, transcendante à celle qui est la nôtre : encore que, quel mystère ! cette raison d’ailleurs, ce logos d’une autre origine, apparaît capable, dans les aventures qui se succèdent, dans les merveilles qu’on entrevoit, d’avoir rapport à des lieux ou des sentiments qui nous sont restés familiers. Les mêmes arbres qu’ici dans ces romans, les mêmes objets dans les mêmes salles, les mêmes élans ou presque dans le désir des êtres jeunes ou vieillissants. Les romans bretons ? Le miroir où passerait l’ombre d’« un autre » qui, tout étranger qu’il nous soit, et inconnu, n’est pas sans une relation essentielle, et même immédiate, avec notre Je.
Et je pouvais donc ajouter au fantasme premier – celui d’une dimension en plus, insoupçonnée, de l’esprit – l’idée que celle-ci était moins, par rapport aux intuitions et aux jugements dont « ici » nous sommes capables, une transcendance absolue qu’une de sorte ambiguë, et comme telle plus favorable à des mouvements d’espoir, aussi vagues en nous ces élans, ces aspirations soient-ils ou peut-être, hélas, se veuillent-ils. Je pouvais rêver d’un possible à la fois inaccessible et pourtant offert : notre exil, certes, mais aussi notre lieu pour demain, qui sait, notre vrai lieu, au terme d’un grand retour. Pour quelque raison nous fait défaut, aujourd’hui, ici, cette autre façon de vivre ce qui est nôtre. Mais quelque événement pourrait nous la rendre, si ce n’est pas même un simple hasard. En un point du cheminement dans la forêt de la vie on prendrait, « par hasard », un de ces sentiers que l’on ne voit pas, sous les feuilles sèches. Et suivant cette voie on finirait par apercevoir soudain, pointant au-dessus des arbres, la tour du domaine perdu : après quoi on entrerait dans la salle où il faudrait seulement qu’on sache – les catégories de pensée, de sentir, ayant commencé à changer – poser la question qui ouvre les yeux.
Ai-je réussi à expliciter la sorte d’imagination, ou d’aspirations, que suscitèrent en moi les romans bretons, je ne sais, l’idée en est difficile, les contours en sont d’ailleurs imprécis et changeants comme dans le songe nocturne. Mais ce qu’en tout cas je puis dire, c’est que cette rêverie à fond d’espérance trouble fut bien la cause essentielle de l’attrait qu’a exercé sur moi la littérature arthurienne. Et je puis aussi ajouter à l’évocation de cet attrait deux ou trois remarques, qui peut-être l’éclaireront davantage.
La première de ces remarques, c’est qu’il ne m’est pas difficile de reconnaître en lui la sorte de séduction qu’il m’est arrivé aussi de subir, non plus dans les labyrinthes d’un texte mais à l’horizon de voyages, réels ou imaginaires : un appel, un mirage que j’ai décrits, il y a longtemps déjà, sous le nom d’« arrière-pays ». À distance des routes que l’on suit, sur les montagnes qu’on y aperçoit au loin ou dans les parties cachées de grandes plaines, c’est alors rêver de civilisations retirées « là-bas » au secret de leur être-au-monde, et s’imaginer que leur regard sur ce qui est et sur qui l’on est est lui aussi d’une nature étrangère à la conscience d’ici, – sur quoi on se plaît à penser qu’il eût peut-être suffi, à un carrefour, de prendre l’autre chemin, celui que l’on n’a pas vu, que l’on a laissé, pour à tout le moins approcher des lieux où l’esprit est ainsi d’un autre métal. D’horizons en horizons du chemin terrestre il y aurait comme un « arrière-pays » de l’humanité, un monde où se dissiperaient nos énigmes si nous pouvions le rejoindre. – Eh bien, la lecture des romans arthuriens que j’ai évoquée ne fait en somme que transposer à des horizons textuels ce même effet des lointains qu’on peut subir dans l’espace où géographie et civilisations se conjoignent. Elle substitue simplement à l’idée de ces sociétés à la fois autres que nous et pourtant situées dans le même espace terrestre – ce qui cette fois encore en suggère la relation ambiguë à ce que nous sommes – celle d’un inconnu dérobé à nos yeux par les faux-semblants de l’histoire, d’un mode d’être noyé dans nos catégories d’écriture comme est noyée dans la mer la ville d’Ys.
Et ma deuxième remarque porte sur la valeur propre de cette sorte d’imagination, et donc sur l’intérêt qu’il y a pour moi, présentement, à en faire état plutôt qu’à tenter de l’oublier. Rêver comme je viens de le dire, cela peut passer en effet pour bien peu recommandable ; et tout le premier, en des occasions, j’en ai parlé avec inquiétude, me référant alors à une pensée que je crois pouvoir appeler gnostique parce qu’elle n’aime pas le monde où l’on naît et meurt, où l’on est contraint à la finitude, et lui oppose un univers que son rêve a conçu et qui lui paraît supérieur. Cet autre univers est-il le vrai, découvert par un acte de connaissance – de « gnose » – qui serait à la fois l’effort suprême de l’esprit et le moyen de son renouvellement, de sa nouvelle naissance, au prix d’une excarnation ? En fait, les quelques grands schèmes et figures qui le constituent ne gardent rien, telle étant leur aversion pour la vie, d’aucune réalité qui a partie liée à la finitude. Ils ne sont ainsi que des variations sur les aspects seulement sensoriels de l’ordinaire monde terrestre, variations comme le désir en invente mais sans pour autant savoir se désenchaîner : ils ne sont, dirai-je, que de vains tableaux, des images là où ils annoncent pourtant un surcroît d’être. Et cette promesse est donc par en dessous sa brillance un appauvrissement de la connaissance, et, pour qui s’y laisse prendre, une faute, si ce n’est pas la faute par excellence : absolutiser l’apparence. L’imaginaire métaphysique a pris souvent l’Occident dans les griffes de ses chimères, mais ces rêves d’excarnation n’ont fait que dévitaliser dans leurs dévots leur capacité de chercher dans le lieu même où ils vivent la vraie vérité, le vrai bien.
Oui, mais la rêverie d’une autre façon d’être-au-monde est-elle simplement de cette nature ? Il est vrai qu’elle semble bien inciter à de telles variantes, imaginées supérieures, de la réalité comme nous l’avons, toutefois il faut remarquer qu’elle ne fait qu’en suggérer qu’elles sont possibles, sans décider de ce qu’elles sont, sans préciser leurs aspects, sans absolutiser l’une d’elles. C’est l’élan vers un ailleurs et un autrement qu’elle vit, non sa retombée dans quelque figure dogmatique, quelque fantasme indûment fossilisé. Et si les superbes offres du rêve d’excarnation sont assurément la réalité trahie et la faute, il me paraît au contraire que l’aspiration qui semble en être parente, dans la lecture dont j’ai parlé de la matière arthurienne, n’est pas pour autant, elle, une chimère, dont il conviendrait de se délivrer. Rêveuse comme elle semble, il se pourrait même qu’elle ait en soi, comme une amande invisible et aussi un germe, ce qui serait la réalité, la suprême réalité.
Pourquoi cela ? Parce qu’elle reflète, ou plutôt même fait revivre ou maintient en vie, une façon d’être, de regarder le monde, d’en questionner les événements qui a été active en nous, une fois, avec une valeur à jamais irremplaçable : étant cet étonnement, ces yeux grands ouverts par lesquels la pensée d’un sens s’approfondit chez l’enfant dans son expérience des êtres et des choses. Souvenons-nous – si ce souvenir est possible, en fait il ne l’est que bien peu : tel l’« autrement » du récit breton il est à la fois ici et de l’introuvable – des années qui ont précédé en nous l’établissement du langage ; de cette époque où déjà l’enfant dispose de mots, et de quelques catégories de la logique, mais sans encore avoir idée de la plupart des significations, des articulations conceptuelles qui donnent structure et figure à la parole des adultes et à l’univers dans lequel ceux-ci existent. Cet univers, c’est pourtant celui où cet enfant vit déjà. Et il en reçoit des impressions, des informations qui ne peuvent donc lui être que des énigmes : si bien qu’il lui faut inventer à ce qu’il voit des motivations, des raisons, qui n’auront prise sur l’objet de sa réflexion que d’une façon assurément insatisfaisante, et qu’assez vite d’ailleurs il aura à abandonner, quand peu à peu il va s’établir au pays des grandes personnes.
La connaissance enfantine sera recouverte alors par celle que la société a mise en place et cautionne ; et qui est supposée le champ de la vérité. Mais faut-il pour autant accepter d’oublier le premier regard, aussi incapable de vrai savoir celui-ci aura-t-il pu être ? Observons que choses et êtres apparaissaient aux yeux de l’enfant sans les déterminations conceptuelles qui pour les adultes en font, par bien des aspects sinon tous, des figures bien établies dans la généralité : autrement dit empêchées de se manifester, intensément, tout de suite, par ce qui en elles dirait leur vie, parlerait de mort, manifesterait la finitude et aussi ce hasard dont le sentiment va de pair avec celui de la finitude. D’un mot, ces réalités étaient alors des présences, avec tout le mystère qu’elles fussent là, en cet instant, en un lieu : et ce fait donnait à l’esprit, aussi privé de savoir fût-il, un accès à tout un niveau de conscience où c’est l’essentiel qui se joue : puisque c’est dans le temps et le lieu que se décide la destinée. En somme l’être qui commence à parler est sur un seuil : le seuil d’une pensée qui, se développerait-elle suffisamment, porterait de façon directe sur le destin, sur le rapport à soi, sur le sens à donner au monde quand on a ces grands besoins en esprit. Et même si ce seuil se dérobe, se fait en tout cas presque invisible quand la pensée conceptuelle, la pensée de la généralité, se met en place dans la parole, il reste que la pensée enfantine n’est pas seulement une reconstruction chimérique de motivations autres que les siennes, elle est la clef d’un savoir qui n’a pas pris forme mais qui pourrait, et devrait, être réaffirmé et approfondi.
Or, observons ceci encore : au cœur de la réflexion des enfants sur le sens à donner au monde, il y avait évidemment l’idée que les énigmatiques adultes, ces étrangers, avaient les mêmes soucis qu’eux, la même approche de l’être par la présence ; que c’était donc à ce plan que ces autres détenaient le savoir, les réponses, la vérité, que l’on désirait soi-même. Et quand ensuite l’enfant comprend, grandissant, qu’il prend un autre chemin, celui qui s’écarte de la vérité de présence ; et qu’ainsi à un carrefour, il a perdu une voie qu’il pense encore un moment qu’il lui faudrait retrouver, sera-ce alors si coupable d’imaginer – souvenir résiduel du regard perdu – une société d’êtres qui, quelque part aux confins de l’espace froid du concept, disposeraient de la vérité de l’être ? N’est-ce pas, cette imagination, aussi vide de contenus de vraie connaissance soit-elle, une façon, non de rêver ce qui n’est pas, mais de signifier, de désigner, de réclamer la société qui devrait être, la réalité qui alors serait vraiment advenue : celles où les êtres parlant vivraient dans l’espace des vrais problèmes avec de ce fait le regard qui saurait voir, la pensée qui saurait comprendre ? Je suppose que mon lecteur a perçu maintenant vers quoi je veux le conduire. Le regard qui se porte sur les héros et les situations de la légende arthurienne ne participe-t-il pas, en effet, de ce fantasme, et de ce besoin, gardés des saisons enfantes ? L’esprit « autre » que l’on rêve chez un Perceval advenant à soi, ou dans ces enfants nus qui jouent dans les branches de l’arbre immense du carrefour où celui-ci, presque encore un adolescent, arrive, méditatif, dans le Didot-Perceval, n’est-ce pas, en profondeur, celui qu’il ne tient peut-être qu’à nous de faire nôtre, inconnu comme il est encore mais à tout le moins abordable si nous voulions bien tenir à distance, par le recours à des symboles, par le souvenir préservé de certains moments d’évidence, les catégories dirimantes de la pensée conceptuelle ?
Je ne désavoue donc pas ma lecture des romans bretons, je vais même jusqu’à me persuader maintenant qu’elle est en fait celle de tout lecteur quand il s’abandonne à soi-même, c’est-à-dire renaît à son plus haut rêve : désir non de posséder un objet mais de se retrouver en présence, désir d’être et non plus d’avoir – désir réprimé mais jamais défait. Je me persuade que ce lecteur, même un érudit, un chercheur, fait le même rêve que moi quand, levant les yeux de sa longue recherche historique ou philologique, il voit devant lui – au-delà de la terre gaste, laquelle n’emblématise que le néant qui naît de la pensée conceptuelle, cette question mal posée – le chemin qui s’en va parmi les hasards du monde, pour une à une y mettre fin aux « merveilles », c’est-à-dire affronter pour les dissiper les mauvais fantasmes, ceux qu’accumule pour l’étouffement de la vie la pensée qui ne sait ni ne veut savoir la finitude.
Et une bonne raison de penser que ma lecture apparemment singulière n’est que la lecture commune, c’est qu’après tout elle pourrait bien avoir été aussi, et déjà, la façon dont quelques auteurs prirent en main pour la façonner l’incertaine matière qui devint le roman breton. Disant cela je ne pense pas pour l’instant aux théologiens qui poussèrent loin – Robert de Boron ou ses successeurs de la quête dite souvent cistercienne – la christianisation de la chevalerie et du Graal : au plan symbolique dotant ainsi d’une valeur ajoutée les principaux éléments de la légende. Mais à ceux, antérieurement, qui perçurent ces éléments, les coordonnèrent, conçurent ce tableau de résonance infinie qui montre le chevalier en chemin, le château au-delà des arbres, le feu qui brûle dans la cheminée, et parmi d’autres foisonnements d’« aventures » ce cortège, un soir, que va suivre, demain, le réveil sur la terre gaste. Retenir dans un même chiffre ces situations qui jettent le trouble dans le regard ordinaire, entendre la virtualité signifiante – exaltante – du départ, de l’errance, du carrefour, comprendre qu’il y a de l’infini, de l’absolu, dans l’objet, dans le lieu, quelconques, n’est-ce pas déjà imaginer l’humanité qui saurait voir profond du fait qu’elle parlerait la vraie langue ? C’est comme si les auteurs de ce remaniement, de cette condensation, d’un réseau sans fond des légendes mettaient en scène eux-mêmes l’imagination désirante qui survit un moment à la fin des années d’enfance. Comme si pour eux déjà le chevalier en quête de la Présence était à la fois le mystérieux adulte qui « sait », dans le rêve enfantin, et l’enfant qui se projette dans cet adulte qu’il voudrait pouvoir être mais ne peut vivre qu’en rêve. Le chevalier des récits bretons est la figure grâce à laquelle l’enfant peut pénétrer dans son propre rêve. Et aussi bien Perceval est-il au début du roman de Chrétien de Troyes celui qui à peine sort de l’enfance, à peine perd l’enveloppement de la langue maternelle, antérieure au concept, et risque bien alors de se fourvoyer, sur le chemin de la vie, avant de devenir le témoin de l’être.
La pensée autre, qui n’est que ce que la pensée devrait être, c’est le conteur médiéval qui le tout premier en a assumé la question, en a rêvé le possible. Et c’est en ce point assurément qu’il faudrait poser le problème de la christianisation des récits, où l’on peut voir une fatalité de la lecture d’alors, mais combien aussi toute rationalisation échoue à prendre possession d’une parole qui a pour rêve de s’établir dans une conscience pleine. La fatalité en question, fatalité historique, c’est qu’une pensée qui, passant outre aux enseignements du concept, reconnaîtrait choses et êtres comme présence à de la présence, ce serait celle qui sait aimer, qui ne fait de la vraie vie et de la réinvention de l’amour qu’une seule et même expérience. Et se tourner vers cette pensée, la supposer vécue là-bas en terre « bretonne », c’est alors nécessairement, pour un auteur du XIIe ou XIIIe siècle, se souvenir que le christianisme parle lui aussi de l’amour et propose un cadre où celui-ci peut se signifier, grâce à des références surnaturelles. Si bien, du coup, qu’il sera facile d’imaginer que la surnature chrétienne est ce qui habite la parole et les actes du pays légendaire dont les façons autres séduisent : surnature dormante peut-être pendant l’époque brutale de ces « merveilles » que le chevalier va défaire, mais restée vigilante de par la descendance de ce Joseph venu en Bretagne avec le vase du sang du Christ, et se signifiant dans des « demostrances » qui marquent que la Grâce, l’amour divin, sont là pour sauver les âmes.
Après quoi le chevalier ne ferait, purifié, protégé, bientôt conduit, que retrouver le plein exercice de cette dimension en plus, dans l’esprit, dont d’emblée le conteur découvrant le conte avait imaginé que les héros en portaient en eux la lumière. La christianisation n’est qu’une façon de tenter de s’établir avec une cohérence explicable dans la parole autre, transcendantale, qui est l’arrière-plan de la légende, peut-être de toute légende. Et on admirera avec quelle adresse elle a su pénétrer les situations et les thèmes : utilisant ce qui frappe – du point de vue du rêve d’une parole absolue – par son excès sur le sens comme ici nous chercherions à le dire, pour y placer les symboles ou les allégories de sa vérité à elle. Je pense évidemment à cette lance qui saigne, à ce « graal » qui passe et repasse, au « tailloir ». Dans le premier élan de notre adhésion aux récits arthuriens, ils sont les signes du surcroît de la parole « autre » sur la nôtre. Dans l’interprétation chrétienne de la Quête du saint Graal ils s’expliquent par une symbolique d’ici et de ce fait même ils ont à se résorber, à s’effacer dans sa supposée évidence : comme dit la Quête ils remonteront « tout amont vers le ciel » à la fin de la suprême aventure, leur bien étant alors totalement conféré, qui ne serait que la manifestation de la vérité chrétienne. Avantage qu’il faut simplement que le lecteur paie par un apport de croyance.
Mais est-ce bien à une foi de cette sorte, dogmatisée, que la christianisation peut réussir à conduire ? Pour que la réduction de la parole autre ait pu s’accomplir, il aura fallu, venant habiter les lieux et les signes de celle-ci, que Joseph d’Arimathie quitte Jérusalem avec sa famille, abandonnant de ce fait le plan de l’histoire, celui des faits, pour entrer dans le monde de la légende. Et dès lors n’a-t-il pas eu à subir la transmutation dont naissent à nos yeux, avec énigme et prestige, les protagonistes des légendes : alchimie qui soumet l’idée chrétienne à la lumière étrange, étrangère, que cette idée, cette religion, voulait pourtant réduire à la sienne propre ? Un rayon en plus va paraître dans l’étincellement du Vaisseau, disons peut-être même que de tout ce rayonnement ce ne sera que cette couleur-là, couleur inconnue, qui demeure. À se risquer dans le romanesque la parole de vérité d’une Église qui se devrait fidèle à l’incarnation, au réel, se trouble, se charge de diaprures, ourle d’un infra-rouge ou d’un outre-bleu son message. Elle est moins désormais le savoir qui dissipe les signifiants d’une autre parole qu’une signifiance de plus parmi celles que cette dernière peut ajouter, sans jamais d’efforts, à l’ensemble resté énigmatique des siennes. Le dieu qui prétendait prendre en charge la personne réelle dans l’univers comme il est, le voici simple fonction dans une fiction, dans une écriture. Et l’absolu qui est le sujet caché des romans, et qui se laisse entrevoir dans notre rêve enfantin – je veux bien ce mot – d’une parole, d’un esprit autres, ressort tout à fait indemne de cet essai de main mise. Lui qui se donne, même à nos yeux, dans la fugitivité d’un instant, quand nous nous attachons avec affection à une chose, à un être, il nous dit dans même la Quête du Graal « cistercienne » que la parole qui serait capable de ce qu’il est, pour un savoir, une économie de la vie, une civilisation, échappe à la christianisation.
En vérité, la parole d’ici qui serait fidèle à l’esprit comme il est là-bas, ce ne pourrait être que celle qui – non plus un discours mais un acte, et sans cesse recommencé – bifferait à mesure les formulations, les représentations qu’elle forme, afin de garder ouverte en avant de soi une expérience du non-conceptualisé, du non-dicible, seule brèche au sein de laquelle la présence se montre, ses catégories se révèlent, et où une vraie vie pourrait du coup avoir lieu, côtoyant ce silence du concept. Cette parole, que facilite dans le discours le fait que les mots aient des sons – ce qui induit à des phrases où la recherche sonore affaiblit l’autorité des concepts –, c’est la poésie, la poésie qui est donc le seul véritable témoin de la matière bretonne, à condition toutefois que le poète n’ait pas la faiblesse de figer, lui aussi, dans quelque a priori idéologique son propre rapport à sa création.
Avoir le sens de la poésie, en éprouver le besoin, c’est, en somme, c’est spécifiquement ce qu’il faut pour lire comme il se doit les romans bretons. Et en retour on peut dire de ces derniers qu’ils furent la poésie de leur moment historique et même la seule qui pouvait alors exister avec une intensité comparable, du fait que dans les poèmes de cette époque qui étaient de sorte traditionnelle, autrement dit attachés à des situations de la société ordinaire, les élans de l’amour, ceux qui auraient pu rentrouvrir ici, dans ce monde, la voie demi-effacée, étaient comme interdits d’absolu par le déni chrétien des réalités sensuelles. Il fallait que les conteurs cherchent dans les enseignements de la forêt gaste, école des errements, du hasard, refuge aussi de valeurs encore païennes, le chemin qui semblait se perdre. Et même aux moments où leurs récits semblent docilement se prêter à l’édification des fidèles, et tout spécialement à celle de la turbulente chevalerie, c’est donc comme si le meilleur de leur intuition, se fermant à l’envahissement dogmatique, se préservait intact pour la poésie à venir.
Celui-ci, je le connus surtout à travers le livre de F. Lot, que je chérissais comme un des grands relais de la poésie hors poèmes, à la façon du Popol Vuh d’Ernest Raynaud (par exemple).