Avant-propos

Au seuil de ce livre quelques mots me paraissent nécessaires pour en éclairer la raison.

Je crains, en effet, que mon lecteur ne se demande, au moins au premier abord, pourquoi j’ai voulu ensemble une réflexion sur la mélancolie et une autre sur l’attrait que présentent de vieilles photographies d’architecture, ou bien encore une réflexion sur le mot « ptyx », chez Mallarmé, et des remarques sur la dualité supposée de l’art italien à travers les siècles. Alors pourtant qu’à mes yeux ces rapprochements ont du sens et une valeur prospective : ce sont là de petits essais dans lesquels, à chaque fois, j’ai cherché à retracer dans des œuvres – de la poésie ou des arts – le travail de ce que je propose d’appeler l’imagination métaphysique.

L’imagination, au sens courant de ce mot, n’est pas difficile à définir, à un premier niveau de l’approche. Omniprésente en l’activité humaine, universelle, multiple en ses aspects et visées, c’est toujours cet acte de la pensée qui, de façon anticipée ou vouée – et le sachant – à demeurer irréelle, se représente des objets, des situations, des événements qui conviennent à nos désirs ou que redoutent nos peurs.

Et comme toujours il s’agit donc, même quand on rêve ainsi à quelqu’un ou à quelque chose, de l’action qui portera ces désirs ou réagira à ces peurs, l’anticipation prendra naturellement la forme d’une fiction ; l’imagination est une fiction, en fait le travail imaginatif est peut-être même en nous la source de toute fiction.

Mais cette première analyse ne rend pas compte d’un clivage qui parcourt très en profondeur cette pensée de ce qui n’est pas.

Il faut s’apercevoir en effet que dans ces récits que nous nous faisons il n’y a pas que des péripéties mais des lieux, des objets, des êtres – ce que nous appelons des êtres – et que de l’un de ces récits à tel autre des différences se marquent qui ne se signifient pas à première vue dans l’aspect ou les qualités de leurs circonstances, ou des personnages sur cette scène. Ces différences ne portent pas sur l’apparence, sur les caractéristiques extérieures, elles ont trait à quelque chose qui est par en dessous, quelque chose d’invisible et cependant de réel, croit-on, et de réel à degrés divers.

De quoi peut-il bien s’agir ? Eh bien l’ange qui lutte avec Jacob a peut-être apparence d’homme mais il n’est pas de la même nature, disons ontologique, que lui ou les autres hommes. Et quand André Breton croise dans la rue telle jeune femme qui éveille son intérêt, celle-ci est bien, nous n’en doutons pas, ni lui-même, un être humain de sorte ordinaire, et pourtant il ne peut s’empêcher de croire que d’une façon ou d’une autre cette inconnue ressortit à une réalité supérieure, à laquelle il n’accède pas. Cette nouvelle Gradiva va disparaître au coin d’une rue, emportant avec elle le secret d’un seuil qui eût permis la « vraie vie ». Et le pays de par-dessous l’horizon peut semblablement paraître, à quelques-uns sinon beaucoup d’entre nous, d’une essence plus haute, dans l’échelle de l’être, que celui que nous habitons ici, soumis aux lois de l’espace et surtout du temps. Il se peut que toute imagination hausse tant soit peu le degré de réalité de ce à quoi elle touche. Tout de même il y a quelque chose de radicalement différent entre notre imagination d’une fée et celle du libertin qui met en scène des situations qui lui plaisent.

En d’autres mots, il y a dans l’imaginaire, dans les fictions que notre imagination y invente, non seulement des êtres et des choses qui pourraient exister parmi nous ou déjà existent, mais la pensée de formes de réalités consciemment ou non jugées supérieures à ce que notre monde nous offre, ce qui signifie en nous la conscience de différences dans l’être – dans cet en plus de la perception que l’on désigne par le mot « être » – avec même, souvent aussi, le désir d’exister là où d’autres de ces niveaux assureraient à nos vies une qualité inconnue dans ce lieu d’exil où nous sommes. Ce rêve d’un or en lieu et place du plomb de la condition humaine comme dans ces cas on l’entend, ce besoin de penser à ce qui se présente à l’esprit comme doué de plus d’être ou de moins d’être, voire d’y reconnaître une opposition radicale entre l’être et le non-être, cette élaboration alors de scènes fictives où ce qui a l’être se retrouve en rapport avec nous, ou des objets ou des lieux, qui n’en avons pas, ou en tout cas moins, c’est ce que j’appellerai l’imaginaire métaphysique : un ensemble à travers l’histoire humaine de récits que l’on se fait, de mythes auxquels on tente de donner foi, sur un arrière-plan de figures jugées divines ou dotées sans qu’on en prenne conscience de caractéristiques qui sont le fait du divin.

Et c’est là quelque chose qu’il est important d’étudier, car c’est en cette sorte de rêve que s’est jouée et se joue encore la plus grande part des entreprises de nos sociétés en tout cas occidentales, qui trouvent là beaucoup moins la paix de l’esprit que des raisons pour leurs guerres sans fin, dans des redoublements de l’angoisse.

Mais l’attention aux façons et hantises de l’imaginaire métaphysique permet aussi de comprendre mieux, et même d’abord de déceler, d’identifier certains comportements qui en semblent pourtant bien éloignés. Par exemple j’ai cru en reconnaître des formes dans les travaux d’historiens de l’art animés d’un souci qu’ils pouvaient croire, et d’ailleurs à bon droit, scientifique et même positiviste : c’est que j’évoque dans l’essai intitulé L’âge d’or de la littérature secondaire, aussi dans celui sur L’attrait des romans bretons.

Un champ privilégié pour l’observation des rêveries ontologiques restant néanmoins les œuvres de l’art et surtout de la poésie, celle-ci le ferment qui travaille en secret les grandes inventions de l’architecture et de la peinture, et souvent aussi de la musique. La poésie dont la définition la plus radicale doit à mon sens – l’essai sur Mélancolie, folie, génie, poésie en fait l’hypothèse – inclure une relation irréductiblement ambiguë entre une volonté de présence, c’est-à-dire d’adhésion profonde, sans retour, à ce qui existe ici, maintenant, dans notre finitude essentielle, et le rêve « gnostique » d’une réalité supérieure, de mondes dont les mots et la musique des mots aident bien dangereusement à imaginer la figure.

Tout poète se divise, se déchire, entre ce vœu d’incarnation et ces rêves d’excarnation. Entre l’intuition lucide et directe de ce qui est authentiquement réel, le vécu ici, maintenant, et l’imaginaire métaphysique. Face à l’unicité foncière de cette grande intuition et de son fondamental réalisme, cet imaginaire se différenciant d’une façon infinie qui assure aux œuvres leur diversité de fait dans l’histoire des sociétés.

L’imaginaire de Gérard de Nerval, qui en est débordant, est ainsi à cent lieues, dans un ciel de nuées et de lumières, de celui de Mallarmé, qui prétendrait qu’il n’y consent absolument pas mais en fait s’y est adonné tout autant qu’un autre : j’ai essayé en tout cas d’en faire la preuve en évoquant chez lui la « hantise du ptyx ».

On gagnerait beaucoup, me semble-t-il, à revivre l’histoire de la poésie au moyen des structures de l’imaginaire métaphysique, qui s’apparentent à celles que décrivent la phénoménologie ou l’histoire des religions mais sont souvent plus complexes et même plus riches, dans la mesure où elles naissent plus près de la personne particulière, celle-ci cette fois non intimidée, non mutilée ; et ne sont pas, aussi bien, des formes arrêtées, fossilisées par des dogmes, mais des représentations vives, en perpétuelle métamorphose. On gagnerait à cette attention – à cette sympathie – de comprendre le devenir de la poésie à travers les siècles, l’histoire du poétique étant dans une large mesure le débat qu’à ce niveau caché mais qu’ils savent bien les poètes poursuivent sur les façons dont ce qui est pourrait être plus que ce qu’il leur paraît être.

Je voudrais bien, quant à moi, comprendre ce qui a lieu quand j’écris avec le souci du poème. Comprendre, je l’ai toujours désiré, je le désire plus que jamais, et c’est pourquoi je me suis livré aux diverses enquêtes que l’on trouvera dans ce livre. Celui-ci est-il susceptible d’inciter, dans la rencontre des œuvres, à plus de considération de cet autre niveau – cette fois dans simplement l’écriture – où l’expérience des choses et des êtres se clive, chez le poète, entre le réel et l’imaginaire, entre l’imaginaire simple et l’imaginaire métaphysique, entre l’affection qui va au proche, en son absolu, et les fantasmes labyrinthiques ? J’en serais alors satisfait, je ne demanderais rien de plus, comme disent rituellement les auteurs qui se risquent à ajouter une préface à leurs livres.