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L’homme auquel j’aimerais donner ici quelque importance, banalement je l’appellerai Louis. Ou Charles. Ou Julien. A la mi-journée d’un samedi, donc, Louis, je crois que pour cette fois ce sera Louis, je préfère Louis, marchait d’un pas forcément lent aux côtés de Pauline, sa fille, cinq ans, dans un environnement forestier proche de Paris, à une saison qu’on choisira belle encore, fin d’été, par exemple, ou tout début d’automne, de manière qu’aux arbres la forme des feuilles, et non les nuances de leurs teintes, prenne un tour caractéristique. Ainsi, en l’absence du chatoyant et parfois subtil dégradé chromatique qu’offre leur sénescence, la sensation s’imposera d’abord d’une forme, d’un dessin.

Un tel dessin, cependant, demeurera le plus souvent flou : en forêt tout feuillage, à distance, ne présente qu’une silhouette que brouille son intrication avec d’autres, et ne livre au promeneur, pour autant que celui-ci s’attarde du regard à l’échelle de la branche, qu’une découpe approximative. Découpe moins propre, certes, à identifier l’espèce concernée que ne le serait la feuille elle-même, souvent négligée au gré de la marche, mais assez singulière en l’occurrence pour se pénétrer de l’idée qu’ici, en forêt de Sénart, c’est le chêne qui domine, et l’emporte sans conteste sur tout autre feuillu.

Pauline, elle, s’intéressait aux rares feuilles précocement tombées. Vertes encore, elle les ramassait puis les tendait à Louis. Soucieux de complaire à sa fille, Louis les remisait dans une poche de son sac à dos sans se départir de la pensée que, déjà, au bout de ces deux cents mètres qu’ils avaient parcourus ensemble, tous deux faisaient fausse route.

Il avait, de fait, quelque raison de le penser. D’emblée, et bien que cela n’eût pas de rapport direct, il avait, en atteignant la zone de parking qu’au téléphone Christian l’avait prié de rejoindre après la route forestière de la Croix de l’Ermitage, probablement rompu sa fourchette d’embrayage – la pédale, soudain, ayant cessé de répondre à ses sollicitations. Sa voiture désormais immobilisée dans un environnement dont il ignorait tout, voué qui plus est au triomphe presque sans faille d’une végétation d’où s’absentait pour l’essentiel l’art signalétique du panneau, Louis avait subi les premiers assauts de l’inquiétude.

C’est qu’il lui faudrait, dès lors, envisager de faire dépanner son véhicule. Et, à cette fin, trouver un dépanneur, à savoir d’abord un téléphone, et donc sans doute quitter la forêt, à pied, avec Pauline, sa fille, cinq ans, qui entretient avec la marche les rapports conflictuels de son âge. Bien sûr, en poursuivant son chemin, Louis eût pu rencontrer telle personne à l’âme serviable et mécanicienne, ou encore retrouver finalement Christian, Philippe et Dujardin, qu’il n’avait pas vus en arrivant, et avec qui il avait rendez-vous ce samedi midi, en forêt, pour un pique-nique, après vingt ans de mutuelle absence et de retour à la vie civile. Il eût évidemment convenu, dans ce cas, que l’un des trois eût contracté ou fortifié entre-temps quelque appétence pour le cambouis, trait dont Louis, chez aucun d’eux, ne retrouvait tout à fait le souvenir.

Aux yeux de Louis, donc, en dépit d’une géographie confuse, où la verdure succédant à elle-même semblait reporter au gré de la marche le problème d’orientation qu’elle avait posé dès le départ – ne s’ouvrant, sous le couvert, que sur tel sentier à l’indéfinissable direction, ou encore sur telle clairière où le chemin se subdivisait –, les choses étaient à peu près claires. Pour régler la question de sa voiture comme celle de son retour, sans doute lui suffisait-il de trouver l’un des trois hommes qu’il avait promis du reste à l’un d’eux, par faiblesse, il est vrai, plus que par réel désir, mais promis tout de même, de revoir dans cet environnement largement consensuel en quoi consiste une forêt : dans un tel cadre, en effet, leurs sensibilités, éloignées par le temps et les divers choix que la vie porte à opérer, eussent moins risqué de se heurter que dans un bar fréquenté, par exemple, où le contraste humain eût pu jouer en leur défaveur ; ou, encore, que chez l’un d’eux, où la singularité du décor, en témoignant de celle d’une vie, eût pût mettre les trois autres mal à leur aise.

Louis, de fait, avait trouvé l’idée de la forêt excellente, notamment eu égard à Pauline et à ses penchants rousseauistes. Toutefois, il avait jugé médiocre celle qu’on pût se revoir ainsi, vingt ans après une cohabitation codée à l’extrême, où la camaraderie née des contraintes ne s’était jamais donné la forme du projet. Enfin, il avait considéré comme franchement aventureuse celle du pique-nique, où il était à craindre que, de la prétendue simplicité du rituel – passer le saucisson, chasser tel moustique –, ne naisse une gêne accompagnée de longs silences, qu’accuserait là-haut, dans les arbres, le dialogue enfiévré des oiseaux.

Mais, enfin, et quoique la perspective de revoir Christian, Philippe et Dujardin ne lui sourît qu’à demi, Louis n’était point fâché à l’idée qu’en les retrouvant il eût, outre avancé sûrement dans son problème d’embrayage, de surcroît réglé celui de son rendez-vous avec eux. C’est que, s’il en fût venu à le manquer, il en eût gardé ce goût de déception qu’on éprouve à manquer tout rendez-vous en général, notamment lorsque, afin de l’honorer, on a parcouru trop de chemin pour envisager d’en abandonner le lieu au profit, d’ailleurs hypothétique en l’espèce, d’un retour sans délai.

Et puis Pauline serait déçue, n’est-ce pas. Pauline aimait rencontrer des gens. Louis l’avait informée qu’il allait revoir de vieux amis. De quand tu étais petit ? avait demandé Pauline. Non, avait répondu Louis. De quand j’étais jeune, avait-il failli dire. De quand j’avais vingt ans, avait-il dit.

Pauline n’avait rien ajouté. Elle n’avait pas voulu paraître, ne pas témoigner de la moindre défaillance concernant sa perception du temps, toujours, de même que la marche à pied, problématique à son âge.

Quoi qu’il en fût, elle était contente. D’ailleurs, elle est toujours contente, avait pensé Louis, elle est gaie, même, Dieu si je ne l’avais pas. Et, comme chaque fois à cette pensée, il s’était senti extrêmement triste et vide. Comme chaque fois, du reste, il avait chassé cette pensée en élevant sa fille au-dessus du sol, à hauteur de baiser.

La scène s’était déroulée chez eux, près du téléphone raccroché. Après quoi l’on s’était amusé tous deux à concevoir pour le samedi son petit bagage : chacun son sac à dos, le taboulé en boîte dans le sac de Louis, Mickey, Donald et le cheval Banjo habillé de feutrine rose dans le sac de Pauline, avec son gilet de coton au cas où viendrait à tomber un peu de fraîcheur.

Ensuite s’était écoulée toute une semaine, passons, imaginons cependant Louis et Pauline en semaine, Louis au travail, imaginons son travail, son bureau, ses collègues, Pauline à l’école transformée pour l’été en centre de loisirs, avec sorties au Jardin d’Acclimatation sous la surveillance d’animateurs contractuels.

Puis voici le samedi, donc. On s’équipe en grandeur réelle. On part. Pauline est à l’arrière de la voiture sur son réhausseur, avec sa ceinture qu’elle sait boucler seule, maintenant. Louis à l’avant démarre, coup d’œil à Pauline dans le rétro, s’engage sur l’autoroute du Sud. Dès lors, les choses vont bon train.

Au niveau de l’aéroport d’Orly, Louis s’engage sur la nationale 7. Il la quitte à Juvisy. Il traverse un paysage de banlieue, provincial, sans trop de tours, s’engage à peine plus tard sur la route forestière de la Croix de l’Ermitage. Pauline lui demande Quand est-ce qu’on arrive, ajoute J’ai soif. Louis dit Bientôt, très bientôt, par ailleurs la bouteille d’eau est dans ton sac, tu l’ouvres, tu ouvres le sac, tu ouvres la bouteille, tu bois, tu la refermes, surtout, oui, tu refermes aussi le sac si tu veux, ne me dérange plus, je cherche notre chemin, ma chérie.

Louis arrive en vue du parking, claque son embrayage, jure. Pauline le rappelle à l’ordre. Louis s’amende, coupe le contact. Alentour, personne. Quelques voitures vides. On sort.

Louis décide, un peu tôt sans doute, de se mettre en quête. Les véhicules à proximité peuvent appartenir à ses amis, c’est possible. C’est du moins l’idée qu’il retient. Il entraîne à pied Pauline ravie sous le couvert.

Deux cents mètres, puis trois cents, maintenant. Toujours personne. Pauline est moins ravie. Elle est fatiguée. Elle le dit. D’accord, dit Louis. On va faire une pause.

Faisons-la.