3

 

Louis s’avança bientôt, sa fille à la main, à peu près au milieu du hors-d’œuvre. Souriant à l’un des trois hommes, qui ne lui évoquait rien, et chez qui l’interrogation grandissait de façon excessive, comme si l’arrivée de Louis eût fait basculer maintenant la somme de ses certitudes, l’amenant même à douter de sa propre réalité en interrogeant ses proches du regard, Louis, donc, souriant, se montrant lui-même du doigt pour marquer une frontière, pour signifier à cet homme qu’il était bien lui, et non un autre, et encore moins cet homme, donc, dont il souhaitait ménager ainsi le récent problème identitaire, Louis, bref, lui expliqua qu’il recherchait des gens. Et que, peut-être – rien n’était moins sûr –, peut-être, oui, du moins l’idée lui en était venue – de l’index, il désigna sa boîte crânienne –, peut-être ces gens, qu’il n’avait pas vus depuis vingt ans, et qu’il recherchait pour un pique-nique, étaient-ils partie intégrante de ce petit groupe dont il s’excusait de troubler ainsi l’intimité, pour peu évidemment que trois de ses membres eussent répondu aux noms qu’il avait accoutumé de leur donner il y a vingt ans, quand il les avait connus. Si c’est le cas, dit Louis à l’homme soupçonneux, inutile de les citer, bien sûr. Au vu de ma démarche vous vous reconnaîtriez tout de suite. D’ailleurs vous me reconnaîtriez. Mais vous ne me reconnaissez pas, dit Louis. Vous ne me connaissez pas, je le vois bien. Et moi non plus, dit-il, je ne vous connais pas. A vous voir d’aussi près j’en acquiers maintenant la certitude. Je vous prie de m’excuser.

Quoique, dans le petit groupe, l’on demeurât incrédule, on contemplait maintenant avec un début d’intérêt cet homme qui, après avoir tant parlé, ne demandait plus même qu’on l’écoutât et qui, prenant de court son auditoire, exigeait seulement qu’on tirât un trait sur son intime démarche. On voyait, çà et là, se dessiner sur les visages quelque velléité d’aide, quelque vain désir de se rendre désormais utile dans une entreprise qui d’elle-même se sabordait : comme si de ne rien pouvoir, et de n’y être pour rien, eût exaspéré les sollicitudes, eût empli les cœurs et les têtes de toute l’impuissance du monde.

On posait là sa tartine, on maintenait ici, coquille craquelée, au niveau de la poitrine, l’œuf dur déjà frappé contre le bois de la table, et qu’on reportait de dévêtir. Les trois femmes, elles, passaient encore les boîtes en plastique, les paquets, versaient aux enfants à boire. L’un des hommes s’acharnait sur une bouchée ancienne, le couteau suisse pointé en l’air, investissant faute de mieux dans la saine valeur de la mastication. Et personne, apparemment, ne perdait son calme, quoique une hostilité sourde, chez les deux autres hommes, se cherchât visiblement quelque issue pragmatique, et d’abord quelque solide grief où s’étayer.

Louis, lui, voulait s’en aller. Il cherchait à entraîner sa fille, à qui les deux chiens accourus réclamaient qu’elle les flattât. Or Pauline adore les chiens, les gros chiens comme ceux-ci, bien sûr, avec beaucoup de poils et de bave autour de la gueule. Elle cherchait à leur donner l’accolade, donc. Louis, modérément encore, lui tirait le bras. Ça suffit, soufflait-il, dis au revoir aux chiens, Pauline, dis au revoir à tout le monde. On y va.

Messieurs-dames, s’essayait-il à conclure. Mais, comme sa fille finalement cédait, saluant hommes et bêtes, Louis hésitait sur la direction à prendre : celle de la forêt ou celle de la clairière, à proximité du parking. Et, dans ce moment d’hésitation, l’assemblée trouvait de nouveaux soupçons à nourrir, reportait d’éplucher son œuf, gardait son couteau en l’air comme une menace.

Le parking, au demeurant, semblait à Louis une solution plus glorieuse, qui le laisserait en vue de ces gens, quand rejoindre le couvert des arbres eût pu passer pour fuir. Il se dirigea donc vers le parking et y resta, en plein soleil, piétinant avec Pauline. Il fixait ses regards sur la route, espérant sans trop y croire que poindraient au loin trois voitures, ou à la rigueur deux, s’il tenait le véhicule excentré sur le parking pour assignable à quelque ami parmi les trois qu’il escomptait.

Cependant, le temps fatalement passait. Christian, Philippe et Dujardin, fussent-ils arrivés maintenant ou même dans quelques minutes, eussent accusé un significatif retard. Or Louis ne croyait guère à un tel retard. C’est que, après vingt ans, on attend cinq minutes encore, sans doute, peut-être dix, mais on conçoit mal qu’une grosse heure de retard puisse, aux deux cent soixante-quinze mille deux cents autres, adjoindre sa charge hétérogène dans l’ample quoique fragile nacelle de l’absence. Sous l’effet de cette seule heure, le passé alors se rétracte avec la soudaineté de la désillusion, dur noyau qui se met en travers de la gorge et du souvenir. Cela fait mal. Trop pour qu’on y puisse d’abord songer.

Aussi, selon Louis, ses amis, loin de l’avoir trahi, étaient-ils peut-être arrivés, déjà, comme il l’avait auparavant pensé. Ils l’attendaient tous trois, probablement pas très loin, dans quelque autre clairière proche. Louis se devait, avec Pauline, d’explorer la forêt avec plus de rigueur, désormais, afin de les y trouver.