Car, il peut être utile de l’avouer, maintenant, Louis était comme une boule lourde, le contraire d’une boule de nerfs, si l’on veut, absolument unie et lisse, où sa fille avec lui faisait corps, où la douceur et la mélancolie faisaient poids ; le contraire, encore, d’une bulle où tous deux se fussent contentés d’appréhender, avec légèreté, le spectacle du monde. Louis se sentait lourd, simple et imperceptiblement triste, d’une tristesse qu’il n’eût pas davantage éprouvée que la sensation de la peau, et qui l’eût borné au plus près de soi-même comme un ciel bas. Et, si la rencontre qu’il escomptait, à coup sûr, ne l’eût pas comblé, la perspective de la manquer, en revanche, la dérisoire piqûre de l’échec qu’il éprouverait alors eût sans doute annulé le bénéfice global qu’il eût tiré de ne finalement rencontrer personne.
A ce stade, bien qu’on eût peu marché encore, et quoique le paysage ne témoignât d’aucune évolution sensible – et peut-être, au fond, pour cette raison même –, Louis éprouva de surcroît une fugitive sensation d’égarement. Rien de très grave, sans doute, mais il lui semblait à présent qu’il eût dû procéder à quelque simple repérage, en se situant grosso modo par rapport à l’aire de parking. C’est en s’efforçant de le faire qu’il s’avisa qu’entre la sensation de l’égarement et l’égarement proprement dit il n’y avait qu’un pas, un tout petit pas que, consécutivement, il venait de franchir. S’il se sentait perdu, c’est simplement qu’il l’était. Sans doute, réfléchit Louis, s’agissait-il d’un égarement bénin, auquel il remédierait vite. Et, bien que Pauline réclamât plus haut, maintenant, qu’on déjeunât, il prit le parti de d’abord faire le point.
Il comprit que, en dépit de ses efforts, c’était impossible ici, au bord du chemin, qui n’ouvrait encore sur aucune zone spécifique, du type clairière, croisement ou bifurcation. Il dut entraîner Pauline en arrière, escomptant reconnaître à rebours le trajet qu’il venait d’effectuer. Mais une dizaine de minutes plus tard, et comme Louis cherchait à éprouver, cheminant le long des fougères, une sensation connue, il jugea qu’éprouvant en effet cette sensation il n’en pouvait rien faire : le paysage, devenu familier, le leurrait à force de banalité, se dérobait d’être désormais trop identifiable.
Louis, alors, en dépit de la conscience qu’il avait de n’avoir pas franchi la limite d’une parcelle, unité de faible superficie par quoi il savait que se découpe toute forêt, jugea qu’il était bel et bien perdu, et qu’il serait en peine, maintenant, de retourner au parking dans un délai décent. Il n’en était du reste pas besoin, la voiture qui l’y attendait n’étant plus en état de marche ; mais il en concevait une inquiétude nouvelle, où le handicap, adjoint à l’égarement, conférait à ce dernier quelque dimension pathétique, qui contribuait à faussement l’accroître.
Au demeurant, Louis n’était pas dupe : il faisait jour, on croisa même un promeneur – à qui Louis n’osa rien dire, de crainte qu’il ne résolût son problème d’un simplissime geste du bras, à l’humiliante rectitude –, et on avait tout le temps de décider d’une politique d’orientation. Mais, quand le promeneur fut passé, aussi peu familier et rassurant que devenait maintenant familière et inquiétante la forêt, Louis resongea à la mystérieuse situation du parking, de même qu’à sa panne de voiture ; et il conçut pour la première fois l’idée de rentrer chez lui de façon à en finir avec ces questions. Idée qui, précisément, lui paraissant pour l’heure inapplicable, fit renaître ces mêmes questions.
Louis se ressouvint de surcroît qu’en venant, lorsqu’il avait quitté la nationale 7 pour entrer dans Juvisy, puis dans Draveil, villes qu’il savait en principe devoir traverser pour gagner la forêt, il n’en avait pas vu les panneaux d’entrée ; et que, découvrant bientôt un paysage urbain où le toit à pan coupé et le pan de bois le disputaient régulièrement à l’habitat pavillonnaire de série, il s’était mal départi d’une impression de continuité sans étapes, qui venait maintenant faire écho à l’indifférenciation du taillis.
Il lui revenait aussi qu’ayant passé la Seine à Juvisy il avait longé une vaste pelouse, équivalant à plusieurs terrains de sport, où quantité de gens se tenaient immobiles. Tous étaient debout, par petits groupes épars, le visage tourné dans diverses directions selon les groupes, comme s’ils eussent attendu la remise en jeu de plusieurs matches distincts.
De fait, Louis n’avait pas vu, au passage, de ballon surgir d’une quelconque direction ; et il avait laissé là cette foule nombreuse et dispersée, comme figée dans l’incertitude, suspendue dans l’espoir d’un événement qui lui eût redonné à la fois vie et sens.
Non que Louis fût en rien apte à se reconnaître dans une foule. Mais aussi bien ces gens, en dépit de leur regroupement d’ailleurs relatif – aucun ne lui avait semblé, dans l’instant, entretenir avec quiconque un rapport de connivence –, lui étaient apparus comme autant de personnes enfermées dans l’attente, attente où lui-même, à présent, se sentait pris, seul, et où l’espoir, capable de fédérer une foule, cherchait malaisément à se frayer son chemin.
Et la forêt, autour de lui, au-dessus de lui, où pénétrait une lumière maigre, comme fatiguée, s’il entrevoyait bien le moyen de s’y avancer encore, plus tard, quand il aurait frugalement déjeuné avec sa fille, s’il lui semblait maintenant possible d’y prendre, pour l’explorer, toute la liberté nécessaire, en revanche il se sentait désormais incapable d’y jamais reconnaître de vraie direction ni, au sein de son parfait maillage, d’accroc qui l’eût aidé dans sa recherche.