Il se dirigea d’abord dans plusieurs directions. Il courut sur de courtes distances, appelant toujours, ouvrant çà et là dans les fougères d’étroites saignées, reprenant le chemin dans les deux sens, le quittant dès qu’un tronc couché, en bordure, lui semblait une possible cache. Du regard, il rapportait le diamètre des arbres à la taille de sa fille, revenant toujours sur ses pas, vers le lieu de leur bref pique-nique, puis repartant vers le chemin, tirant au travers des fourrés d’improbables diagonales, décrivant plus tard des spirales autour de points hypothétiques, appelant toujours, tandis que sans cesse il s’efforçait de se situer par rapport au chêne au pied duquel on avait dormi. Et, depuis qu’ils s’étaient arrêtés, ensemble, depuis qu’il recherchait sa fille, personne non plus ne se montrait, comme si nul, désormais, ne se fût avancé au cœur de la parcelle.
Ils avaient, de fait, croisé peu de promeneurs jusqu’alors, et il semblait qu’on pratiquât la forêt, le samedi, afin surtout de s’y asseoir pour manger – encore qu’il fût concevable, à l’heure qu’environ il était (quatorze heures trente), qu’on eût le goût d’entamer une promenade. Mais il n’en était rien. Louis supposa que la forêt, ici, n’était pas assez profonde pour que s’y fatiguât bénéfiquement un marcheur. Elle semblait dévolue aux sédentaires, aux familles, aux enfants, considération qui d’ailleurs lui rendit espoir. En outre, non seulement la zone de parking qu’ils avaient quittée n’était pas éloignée, mais il y en avait probablement d’autres, tout aussi proches, qu’il eût pu rejoindre sans peine, et où il eût croisé sûrement des gens.
Toutefois, sa fille était sans doute moins éloignée encore, et Louis hésitait à quitter la zone où il pensait qu’elle se trouvait toujours, où il hésitait à penser qu’elle ne se trouvait plus. D’autant que croiser des gens ne l’eût pas forcément fait progresser. Louis imaginait mal, en effet, que quiconque moins concerné que lui par la recherche de sa fille pût consacrer à la retrouver de plus fructueux efforts. Il restait le mieux placé, en vérité, pour s’atteler à une telle tâche, et il ne cessait d’ailleurs, tout en réfléchissant, de s’y vouer sans le moindre succès mais avec un espoir qui, au point où il en était, se renforçait de minute en minute.
C’est que Louis se refusait à concevoir un seul instant que sa fille fût perdue. Il se refusait, du reste, à penser qu’elle pût jamais l’être, eût-il durant des heures arpenté la forêt à sa recherche. Pauline, lui apparaissait-il maintenant comme une évidence, ne s’était guère éloignée. Et, si elle ne répondait pas à ses appels, c’est que, tout occupée à telle cueillette, fascinée par l’éclat de tel scarabée mort, dont entre ses doigts elle faisait varier la teinte, elle ne les percevait pas. Il connaissait sa curiosité, sa force de repliement.
Louis s’enhardit, donc, réitéra les divers parcours qu’il s’était tracés. Il les compliqua, les croisa, les enchevêtra tout en multipliant les appels, à peu près certain cette fois que Pauline au détour d’un tronc lui sauterait à la taille. A moins qu’à faible distance il ne l’eût entendue bientôt l’appeler elle-même, pleurant enfin de s’être perdue, passée sans transition du plaisir d’être seule à la grand-peur de le rester.
C’est quand la forêt, un quart d’heure plus tard, l’eut démenti qu’il ne sut plus que faire. Il demeura un instant, immobile, pris entre deux partis qui consistaient respectivement à demeurer sur place et à s’éloigner pour trouver du renfort. Faute de mieux, il s’élança au hasard sur le chemin, atteignit un croisement. Près d’un tronc, un couple s’affaissait doucement, la femme contre l’écorce. Louis poursuivit sa course. Plus loin il appela, à l’aide cette fois, il eût crié n’importe quoi pour que s’éloignât la douleur qu’il reportait de vivre. A ce moment, de nouveau, il ne sut plus que faire en cette forêt où désormais plus rien ne rappelait l’échange, la solidarité, l’espèce particulière que constituent les hommes. Il ne comprenait pas, une fatigue le prenait, il buta contre une racine, il tomba. Il se releva, pris d’une grande décrue d’espoir. Il eût voulu, fût-ce un instant, de nouveau tomber, s’effondrer lentement comme tout à l’heure ce couple, seul, quoiqu’il ne vît pas comment, en plein jour, un samedi, on pût désespérer ainsi, au beau milieu d’une forêt en principe fréquentée, où l’on concevait mal qu’une enfant pût se perdre. Pauline, d’ailleurs, ne s’était pas perdue, bien que lui-même, il n’y a guère, il s’en ressouvenait comme d’une tout autre histoire, se fût en quelque sorte égaré, et que les amis qu’il cherchait, autre histoire également, demeurassent invisibles. Il perçut là, de l’anodine recherche de ses amis à celle de sa fille, en passant par sa panne de voiture et son propre égarement, comme une gradation sensible, voire sensée. En tout état de cause, il s’élança de nouveau sur le chemin, recherchant l’endroit d’où il venait, n’appelant plus, consacrant son souffle à seulement courir, à rejoindre le lieu où, la dernière fois, il avait vu Pauline. Il ne l’atteignit pas. Il ne vit pas sa fille. Il vit un cheval.