On demeure mal à l’aise, à cheval, piétinant sur place. Puis, c’est clair, l’on hésite, la cavalière elle-même s’interroge. Ce n’est pas possible, dit Louis, ce n’est pas possible. Vous ne savez pas où aller, je le sens. Je dois réfléchir. Descendez-moi là.
Non, dit l’agent. Je ne peux pas vous descendre là, comme vous dites, je ne fais pas le taxi, ça ne veut rien dire. Il faut chercher encore, il n’y a pas vingt minutes qu’on cherche.
Mais que faire ? dit Louis. Où aller, grands dieux ? Et puis je ne vous vois pas, dit-il comme si ç’avait un lien, en ramenant ses mains sur le troussequin, je vous sens évidemment mais je ne vous vois pas, j’ai l’impression de ne pas vous voir, et moi-même je ne vois rien dans ces conditions, je n’ai pas l’habitude de chercher quelqu’un en forêt à cheval, si vous voyez ce que je veux dire. Ça va trop vite. On néglige trop d’endroits. Et puis on est trop loin, là. Ma fille n’a pas pu aller si loin. Je veux retourner à l’arbre, dit-il.
Devant lui, nulle révolte, cette fois : la jeune femme hoche la tête. Louis détaille sa nuque, pour la première fois il prend le temps de voir sa nuque sous le cheveu court, il aime cette nuque qui bouge sous le hochement. Rarement de si près il en a vu de si fines, et Louis s’y connaît en nuques, il sait de quoi il parle, de quoi il aimerait parler s’il en avait le temps ou même le goût, mais si le temps désormais ne signifie plus grand-chose il n’en a pas le goût. Louis veut maintenant quitter cette femme qui hoche la tête, qui ne s’insurge pas, qui dit qu’ils vont retourner à l’arbre, c’est entendu, elle va le raccompagner, elle va le laisser là-bas, pas question qu’il y retourne à pied, il serait capable de se perdre. Vous pourriez vous perdre, dit-elle, et elle se retourne. Et Louis fugitivement note qu’il est vain de se retourner ainsi, lorsqu’on parle, à cheval, comme du reste à moto, qu’il est vain de chercher à envisager l’interlocuteur avec qui l’on se retrouve alors face à face, ou peu s’en faut, sans le moindre recul, l’axe des épaules perpendiculaire à lui, en l’occurrence à lui, Louis, qui se demande maintenant pourquoi elle le fixe ainsi. Sûrement pas, songe-t-il, pour l’intense expression de désarroi qu’il sent l’envahir, l’envahir lui, face à cette femme qui le dévisage un instant très bref, si bref que lui-même n’a pas le temps de voir son visage à elle. Visage d’une vraie femme, au demeurant, d’une femme qui existe, à preuve ce regard qui contre lui vient s’écraser comme une bouche, ou encore une gifle, une gifle tardive, qui loin de le traverser s’y arrête, un bref instant, donc, et dans quoi le désir ou l’horripilation que Louis croit lire luit d’un éclat trop court, insuffisamment lisible.
En chemin vers l’arbre, ils croisèrent une famille. C’était une de ces familles qu’on croise le samedi après-midi en forêt, avec trois enfants et une grand-mère précoce, portant sacs et glacières, un père en jogging qui tient le petit sur les épaules, une très jeune mère en escarpins conversant avec la grand-mère qui répond distraitement au nom de mamita ou de mamée, ou tout autre nom dérivé de son vrai titre, en direction d’enfants en jogging aux tempes et au crâne rasés avec juste une mèche qui leur lèche l’œil, et qui répondent eux-mêmes à des noms prétendûment importés du fin fond de la Bretagne ou de l’Irlande ou franchement calqués sur des modèles d’automobiles, du type Gwendolin ou Twingy, et souvent un chien à poil long avec une mèche qui lui lèche l’œil, et un puîné à casquette logotypée qui disperse en marchant des papillotes de caramels.
Louis, avisant ce groupe, ne jugea pas nécessaire de l’interrompre ou d’en freiner l’avance semi-frontale, avec ses trois membres en tête, pour lui poser une question qui fût passée pour cocasse ou niaise, jetée qu’elle eût été du haut d’un cheval dont il n’occupait que la croupe derrière une femme probablement sensible, et qu’il tenait, par réflexe, à préserver du ridicule. On laissa donc à bâbord la famille, dont Louis détourna le regard, tanguant à l’arrière de la bête, puis sans hésitation la jeune femme retrouva le chemin de l’arbre. Bon, lui dit-elle comme on stoppait. Je vous laisse. Est-ce que vous allez pouvoir descendre, si je reste en selle ?
Oui, dit Louis, je crois que ça va aller. Et, bien qu’il tremblât ou qu’il commençât de trembler un peu ou peut-être seulement de frémir et qu’en tout cas il fût la proie d’une réelle faiblesse, en un quart de seconde il était au bas du cheval, parfaitement rétabli, considérant la jeune femme pour la saluer, ou la remercier, ou combiner ces deux attitudes en un simple mot : mais rien. Rien que le visage de cette femme penché sur lui, grave mais non point sévère, puis bientôt, la cavalière n’ayant rien dit non plus qui paraisse sous-proportionné, le cheval qui s’élance. Le trot décroît, puis Louis se dirige vers l’arbre. Il l’atteint. Il est seul.
Maintenant, il regarde l’arbre.