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Or Louis, qui vient de retrouver sa fille, qui est certain d'avoir retrouvé sa fille, ne comprend pas que Dujardin, qui a grossi, mais qui est Dujardin, qui n’est autre que Dujardin, évidemment, lui demande comme ça d’emblée si l’enfant qu’il tient dans les bras est son fils. Comme si Louis en définitive n’avait jamais eu de fille, ou que retrouver son enfant n’équivaille pour lui qu’à retrouver un fils. Fils qu’en réalité il n’a jamais eu en lieu et place de cette fille qu’en revanche il a toujours souhaitée parce qu’il aimait sa mère, la mère de sa fille, au point que l’idée d’avoir une fille qui lui ressemblât, à elle, la mère de sa fille, était devenue d’une étrange quoique absolue et bouleversante nécessité.

Et certes s’ils avaient eu un fils tout eût été probablement semblable. Mais précisément ils avaient eu une fille, ce dont Dujardin ne paraissait pas s’aviser en dépit du fait que Pauline évoquait assez une fille malgré ses cheveux courts. Mais vois-tu, dit Louis sans d’abord se soucier d’accueillir Dujardin, préférant d’emblée crever l’abcès, et, ajoute-t-il, quoique ça n’excuse rien, si Pauline a les cheveux courts ce n’est pas qu’elle soit un garçon ni que j’aie souhaité particulièrement que ma fille porte les cheveux court, encore que là-dessus il y aurait peut-être beaucoup à dire, sur mon goût pour les cheveux courts chez une fille et même chez les femmes en général, non, c’est que, vois-tu, Dujardin, Pauline a eu des poux. Et en plus, dit-il, j’ai failli la perdre. C’est que je vous cherchais, moi. Et puis on s’est perdus de vue. Tu comprends.

Ah, dit Dujardin, qui a grossi, qui n’est plus tout à fait le même qu’il y a vingt ans. Oui, je comprends, dit-il, à tout hasard. Tu vois, dit Louis à Pauline, c’est Dujardin, un des amis que nous cherchions, tu te souviens. Et voilà que nous le trouvons et qu’il croit que tu es un garçon. Elle est bien bonne.

Rien, Pauline d’abord ne répond rien. Mais elle sourit, elle est souriante, ça va nettement mieux maintenant, elle n’est pas triste que Louis ait révélé l’histoire des poux. Au contraire, laisse-t-elle à entendre, finalement, elle est assez fière d’avoir eu des poux et d’être allée chez le coiffeur, ou pour mieux dire chez la coiffeuse, celle de Louis, pour adultes, et d’en être sortie avec cette coupe courte qui lui va à ravir. Papa, je peux rester encore un peu dans tes bras ? chuchote-t-elle au demeurant. Et alors, dit Dujardin, qui pourrait tousser par exemple, mais qui ne tousse pas, non, tu n’as pas vu les autres ?

Non, dit Louis. Je crois qu’il est un peu tard pour les chercher, à présent. Hon, hoche Dujardin. Et alors ? reprend-il. Ben tu vois, dit Louis, la tête contre la joue de sa fille, qui rehausse un peu sous les fesses sa fille. Et toi ?

Bah, dit Dujardin. Et il étend les bras. Et Louis le voyant faire se souvient. Il se souvient qu’à l’époque Dujardin étendait les bras à peu près de cette façon, quand on lui posait une question délicate. Il se souvient, d’ailleurs, que Dujardin ne répondait pas souvent aux questions. Puis qu’on ne lui posait pas tellement de questions, au fond. Que Dujardin, en fait, était plutôt du genre suiveur. Au reste, dans l’environnement qui était le leur à l’époque, ça ne lui faisait guère problème, se souvient encore Louis, qui s’étonne de se souvenir comme ça, quand il n’a plus en tête que cette femme en allée, avec aux bras sa fille, maintenant. Sauf que Dujardin suivait aussi ceux qui ne suivaient pas, qui résistaient à leur façon, comme Philippe et Christian, se rappelle décidément Louis. De sorte que Dujardin était un drôle de type, en fin de compte.

Et Louis revoit, maintenant qu’il le voit il ne peut pas s’empêcher de le revoir, il revoit ce drôle de type, l’air passif, sans doute, un peu lourd, un peu lent, oui, mais qui à l’occasion, autre souvenir, savait nouer avec la colère de très éphémères rapports. Une manière de hérisson capable, songe Louis, donc, à dater de cet instant qu’il revoit Dujardin, qu’il retrouve Dujardin, d’adopter une rude posture de défense. Il revoit Dujardin en boule, par conséquent, dans cette histoire on ne sait trop pourquoi mais à l’évidence la figure s’impose de la boule, c’est ainsi, cela durera-t-il, je l’ignore, il revoit Dujardin qu’il ne voit plus, à présent, mais qu’il regarde : nul piquant aujour -d’hui, trop de graisse. Mais la boule, oui. On ne sait si cela signifie que Dujardin a fini par rester en boule, prostré en quelque façon dans cette attitude de résistance ou de repli adoptée du temps de sa jeunesse, sur quoi avec le temps se serait déposée la graisse. Ou s’il s’agit de simples rondeurs, inoffensives, quoique trahissant à l’inverse un relâchement, une reddition.

Louis regarde Dujardin, donc, puisqu’il est là, et Dujardin le regarde. Ils s’observent tous deux en prenant leurs aises, il n’y a pas de gêne, y compris après vingt ans. Sauf qu’au contraire de ce qui se passe dans certains films, par exemple, dans les bras l’un de l’autre ils ne tombent pas. Louis et Dujardin de toute façon ça n’a jamais été le grand amour. De ça aussi Louis se souvient, n’a aucun mal à se souvenir, mais est-ce bien ce qui s’appelle se souvenir. Lui, c’était plutôt Christian qu’il appréciait, et secondairement Philippe. Attends, glisse-t-il vers Pauline, je vais te poser, ma chérie, tu veux bien ? Je fatigue un peu.

Et de nouveau il regarde Dujardin puisque Dujardin est là. Qu’est-ce que je pourrais bien lui dire ?