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Le silence de Dujardin, au demeurant, n’était pas sans rapport, je le sais bien, et je préfère le dire, même si Louis n’en sait rien, lui, il n’y a pas que Louis, avec le fait qu’en ces instants l’on passait, comme à d’autres instants vous passez, où moi-même je passe, où tout un chacun ou presque passe, à la hauteur de chez Dujardin. Car la maison de Dujardin se tient là, au bord de l’autoroute, lorsqu’on arrive sur la capitale, et l’on ne sait pas que Dujardin y vit, mais on ne peut pas ne pas la voir, adossée, ou quasi, qu’elle est au grillage qui longe ici la bande d’arrêt d’urgence.

De fait, si l’on s’en souvient mal, ou encore si on ne l’a pas vue, déjà, au moins une fois dans sa vie, il suffira peut-être qu’on sache que, de l’autoroute, elle offre à l’éphémère regard du conducteur une paroi composée de lattes rigoureusement blanches, et non grises, comme on pourrait s’attendre qu’ici, dans leur frontale exposition aux gaz, elles soient devenues avec le temps. Et, entre la maison de Dujardin et le grillage, auquel, donc, elle n’est pas exactement accolée, se voit aussi un bout de jardin, quand on ne roule pas trop vite, dans un embouteillage, par exemple, vers le soir, tandis qu’à la radio de bord s’écoute enfin, sur le fond calmé des moteurs, au ralenti, le programme qu’aux grandes vitesses d’avant, vers la banlieue, on n’entendait qu’à peine. Alors oui, on peut voir ce bout de jardin, aux herbes qu’on s’imagine s’asphyxiant mais qui sont devenues folles, seulement, de trop attendre la tonte, pratique abandonnée tout comme d’autres travaux extérieurs, ce dont témoigne un maigre fouillis d’outils rouillés, parfois laissés là, plantés en pleine terre, et dont le manche sert de tuteur aux liserons.

Dujardin, donc, qui habite là, devant tout le monde, dans la pure horreur du bruit, ne tient pas à ce que Louis le sache trop vite, il préfère ne rien dire en passant devant chez lui. Ensuite, il gagne Paris d’un trait, prend par les boulevards extérieurs et remonte à contre-courant, par la poterne des Peupliers, vers les Quatre-Chemins pour rejoindre la rue du Dispensaire, où sa maison en effet se trouve sise, à cette extrême pointe des zones habitables, en cet endroit où, lorsqu’on rentre sur Paris, l’autoroute s’incline et part en fourche, enserrant Dujardin et quelques autres pour, d’est en ouest, répandre son flux sur la ville.

Ainsi, sans que Louis s’aperçût d’abord de rien, ils revinrent au niveau de la grande marée automobile, l’abordant en quelque façon par l’intérieur des terres, et subirent, dès la première portière poussée, l’assaut de sa constante rumeur.

Dujardin et Louis eussent-ils parlé, alors, que leurs mots, faute d’être criés, se fussent perdus, sans qu’on pût même fonder d’espoir sur leur redite ; et il fallut bien, pour qu’on nourrît tant soit peu le propos qu’accompagne presque toujours l’entrée dans une demeure, quelle qu’elle soit, en compagnie d’un hôte, qu’on commençât, dans cette demeure, par s’y enfermer. De sorte que, de l’extérieur, Louis ne put guère en capter le détail.

Auparavant, toutefois, on eut à traverser le jardin sur quoi la maison côté façade prend jour, et Louis, qui portait contre lui Pauline, mal éveillée encore, prit tout de même le temps de voir que ce jardin, cette partie du jardin non plus, n’est-ce pas, où rouillait une voiture apparemment privée de tout soin mécanique – ce qui ruinait, en outre, l’idée que Dujardin pût s’adonner avec succès à pareille pratique –, que cette partie du jardin non plus, donc, son ami Dujardin ne la cultivait pas. Ce n’étaient qu’herbes tout aussi folles qu’à l’arrière, près de la bande d’arrêt d’urgence, entre quoi les dalles brisées d’une allée trop mince luttaient vainement contre l’avancée des mousses.

Pauline, qui semblait n’avoir pas perçu, ou du moins ne pas subir, au stade qu’atteignait son éveil, l’inconcevable grondement qui emplissait l’espace, s’accrochait cependant à Louis, comme si elle eût senti, en revanche, quelque chose d’anormal, une manière d’ambiance nouvelle dont elle eût recherché craintivement la cause. Ils entrèrent ainsi dans la maison, qui se révélait, de ce côté-là, être un vieux petit pavillon comme on en voit ailleurs, avec deux fenêtres encadrant un étroit perron et un peu de meulière dans les murs.

Dedans, il faisait sombre, quoiqu’il ne fût pas tard, encore, et Dujardin éclaira une brève entrée décorée de posters représentant des monstres hollywoodiens – non des stars, mais de vrais monstres, issus de la tératologie hollywoodienne. C’est bruyant, dit enfin Dujardin, mais on s’y fait, à force on n’entend plus grand-chose, et puis je vais faire installer des doubles vitrages, mais j’attends un peu, précisa-t-il, d’avoir les fonds.

Tu veux dire, demanda Louis, que tu n’as pas encore posé de doubles vitrages ? (Il s’aperçut qu’il haussait la voix.)

Non, dit Dujardin, mais j’ai toujours vécu ici, j’ai hérité de mes parents qui sont morts, dit-il encore, à l’époque il n’y avait pas d’autoroute, puis il y a eu l’autoroute et on est restés, au début il y avait quand même moins de voitures et puis ça s’est enflé doucement, on a eu le temps de s’y faire, on s’y est fait. Les doubles vitrages, ajouta-t-il, c’est plutôt pour les gens qui viennent, quoiqu’il n’y ait pas tellement de gens qui viennent.

Tu as quand même des amis ? s’inquiéta Louis.

Bien sûr, dit Dujardin, évidemment que j’ai des amis.

Moi, dit soudain Louis, je n’ai pas tellement d’amis.

Ah ? dit Dujardin.

Non, dit Louis, qui s’étonnait de soi-même, mais qui disait, donc, j’ai quelques amis, bien sûr, mais pas beaucoup, pas assez, mais c’est difficile, avouait-il à sa propre surprise, j’aime trop les femmes, quoique je ne connaisse pas tellement de femmes. C’est surtout que je n’aime pas trop les hommes, ajoutait-il, proprement sidéré, ou plutôt que je ne les aimais pas, je commence seulement à les apprécier avec le temps, mais à présent j’en manque, je manque d’hommes, d’amis hommes. Et encore, s’efforçait-il de conclure, s’étonnant décidément qu’à Dujardin il fît de telles confidences, puis acceptant, au fond, qu’à cette sorte d’ami il pût en faire un peu, tant il sentait que de Dujardin il ne craignait nul mauvais retour, à défaut d’en espérer une bonne réception, et encore je n’ai pas bu.

Ça, c’est une idée, dit Dujardin, soudain presque enjoué. Je vais nous servir quelque chose.