Dujardin s’en fut, probablement dans la cuisine, dont il revint, en effet, portant un sachet, un peu replié sur soi-même, qu’il déplia puis versa dans un bol. Il offrit à Louis de choisir un alcool, en fit se lever un doigt dans les verres, et, tendant à Louis le sien, il déclara que pour ce soir on verrait, qu’il avait chez lui deux ou trois choses qui se mangent, qu’on n’avait pas besoin de faire cuire, et qu’on pique-niquerait là, en toute simplicité. Puis Dujardin se frappa le front, et Louis nota qu’il avait lui aussi, Louis, accoutumé de se frapper le front quand lui venait une idée soudaine, et il eut un regard bienveillant pour Dujardin qui proférait maintenant devant Pauline un mot grossier, puis qui disait que les autres, j’oubliais les autres. Il faudrait peut-être qu’on leur téléphone, non ?
Je ne sais pas, dit Louis, ennuyé, pour qui les autres, depuis tout ce temps, avaient cessé d’exister ailleurs que dans une zone reculée de sa conscience, mais que sa curiosité piquée, néanmoins, concernant leur mystérieuse absence, conduisit à hocher la tête en direction de Dujardin, mouvement équivalant à un aval.
Dujardin, devant lui, devant Pauline, libéra donc de son socle un combiné sans fil, dont aussitôt il pressa trois touches, composant ainsi le numéro de Philippe ou de Christian en recourant à la seule mémoire de l’appareil.
Louis prit note de ce que Dujardin connaissait assez les deux hommes, ou du moins l’un d’entre eux, pour que la fréquence de ses appels, dans leur direction, eût justifié un tel souci d’économiser ses gestes. Dujardin, au fond, n’était peut-être pas si seul, songea Louis, et peut-être connaissait plus de gens, qui sait, qu’il ne voulait bien le dire, à moins bien sûr qu’à l’inverse, n’en connaissant que très peu, il n’eût souhaité pieusement les garder en mémoire, au creux de l’ébonite, à portée de main ou du cœur, où, pour les y symboliquement presser, il pût songer qu’il lui suffisait de l’index, le sien, avec un ongle au bout, et non de celui, justement, qu’on laisse à proximité du téléphone, caduc en vertu de ce tout moderne dispositif.
Dujardin, observant Louis d’un air connu, propre aux gens qui attendent là-bas qu’on décroche, lui signifiait bientôt, d’ailleurs inutilement, comme souvent cela arrive, qu’on tardait à le faire. Puis il disait Ah, puis Christian, et alors, qu’est-ce qui s’est passé, comment, puis se taisait, hochait, disait Ah bon, ben ça, puis se taisait longuement en écoutant puis disait Attends. Puis, regardant Louis, il disait Louis, par contre, oui, ben oui, mais attends, tu vas voir, puis souriant vers Louis ajoutait C’est drôle, si, figure-toi qu’à sa façon lui aussi, non, non, une panne, il est là, si, mais oui, non, pas trop, disait Dujardin toujours en regardant Louis, et alors je pensais, mais d’abord est-ce que vous ? Bon. Alors je pensais qu’on pourrait, demain, vous faites quelque chose, demain ? Non ? Demain matin, oui, avec Philippe, et puis on revient ici sur le coup de midi avec les trois voitures, tu vois, vous apportez des chips et on. Non, il ne peut pas, rosissait soudain Dujardin, je t’expliquerai. Du coup il faut que vous veniez avec une seule voiture, la tienne ou celle de Philippe. Ben si, disait Dujardin, puisqu’il faudra ramener la mienne mais aussi la sienne, je t’ai expliqué, enfin je t’expliquerai, je vais lui expliquer, dit-il. Ben oui, ajouta-t-il, avec les enfants, d’ailleurs figure-toi qu’il est venu avec sa fille, petite, oui, ben oui, dit Dujardin. Je ne sais pas, dit-il. On n’a pas parlé de ça encore, on boit un verre, là, on arrive, depuis tout ce temps tu penses bien. Eh ben oui, dit-il. Eh ben d’accord. Tu embrasses Ghislaine, hein. Oui. Tchiao.