Dans l’entrée, au mur, Louis vit un jeu de clés, qu’il prit pour fermer la maison. Il verrouilla ensuite la grille du jardin et glissa les clés dans la boîte aux lettres. Puis il s’avança, sur la gauche, sac au dos, tenant d’une main Pauline, de l’autre le réhausseur, en direction du grillage.
Blanche Hazanavicius, là-bas, le cheveu dressé par les déplacements d’air, tentait d’allumer une cigarette. De loin, encore, sa silhouette tout entière évoquait l’attente, une allégorie de l’attente. Il y avait aussi de l’autorité dans son attitude, comme si, de longue date, ayant attendu Louis, elle fût venue cueillir ici, au bord d’un Styx bétonné, le légitime fruit de sa patience. Une fierté retenue, comme intemporelle, se discernait dans sa pose, ce qui au demeurant n’empêchait pas Louis, en se rapprochant, de voir que Blanche Hazanavicius portait un pantalon de cuir noir, avec un petit haut cintré noir à col court, sur des bottines en nubuc noir à talons fins. C’était une femme mince, mais point nerveuse, le muscle insoupçonnable sous le vêtement, la carrure étroite, le visage creusé, la bouche et les yeux grands, âgée de trente-cinq ans environ, qui telle quelle, en pied, eût pu laisser à penser qu’elle s’occupait d’art, de cinéma, par exemple, mais en coulisse, à l’écart des projecteurs en dépit de son physique qui semblait tenir tête, ici, à la conspiration de la laideur. Blanche Hazanavicius, en effet, cigarette allumée, enfin, rejetait un peu de fumée dans la suspension des gaz, se découpait de façon excessivement distincte sur le fond déprimant des choses, et triomphait sans effort de la furie qui derrière elle non seulement broyait l’espace mais semblait emplir tout l’espace visible ; et il n’était pas jusqu’au silence de Blanche Hazanavicius, jusqu’au puissant calme de son silence, qui ne parût victorieusement s’incruster dans le bruit, telles, au creux d’un serti grossier, la limpidité et la rigueur d’une pierre.
Blanche Hazanavicius ne semblait pas, du reste, souffrir du vacarme, et, bien que Louis ne vît en elle qu’une femme exceptionnellement douée de résistance, de discrétion, bien qu’il lui parût enfin la saisir avant même d’avoir bien appris la leçon de son visage, il ne parvenait pas à se pénétrer de l’idée qu’elle était là, vivante, présente, voire attentive à lui, Louis, qui certes n’est point tout à fait comme les autres, qui d’une vie déjà longue est tout de même parvenu à ne pas faire grand-chose, chez qui le courage n’a jamais été que la force d’un rêve qu’avec indolence il poursuit, sans opiniâtreté, et qui, lorsqu’un tel rêve prend forme, invraisemblablement, ne voit dans sa chair qu’un fantôme de type un peu exceptionnel, à la complexion mate, de ces fantômes qu’on peut toucher, même, et qui ne s’évanouissent plus, mais qui, abandonnant là leur peau, s’évadent de l’intérieur d’eux-mêmes.
Ainsi, songeait Louis, puisque incroyablement la voici, m’attendant, Blanche Hazanavicius n’est sans doute que l’hypocrite enveloppe d’un être sans grâce, d’ailleurs je ne vais pas tarder à le savoir, déjà m’approchant d’elle cette fois il me semble, j’aurais dû m’en douter, bien sûr, et voilà comment tout finit, mais non, car alors Blanche lui cria quelque chose. Il ne l’entendit pas, elle dut répéter, et Blanche lui disait simplement que ça l’ennuyait, pour Pauline, qu’elle ne voyait pas comment lui faire passer le grillage.
Louis alors s’anima. Il fit observer que Pauline était agile, que c’était une grimpeuse-née, même, que Blanche allait voir ça. Et, la poussant aux fesses, il lança Pauline à l’assaut du grillage.
Quand Pauline eût atteint le faîte, il lui commanda, impulsant un mouvement de bascule, de s’élancer dans les bras de Blanche. Pauline brièvement s’envola, Blanche la reçut, Louis n’eut plus qu’à passer lui-même. Et, comme il touchait terre, tout contre Blanche, à l’embrasser, il vit que, quoique indéniablement il se fût agi d’elle, elle n’était pas la même que la veille. Ses yeux faits, sans doute, n’exerçaient pas sur lui la même emprise, c’était une autre emprise, cette fois, que Louis subissait sous le regard de Blanche, laquelle semblait, tant elle était différente de ce qu’il avait vu la veille, et quelques instants plus tôt, n’avoir plus à elle que son nom, avec un petit lot de caractéristiques comportementales et physiques qui, tout de même, achevaient de l’identifier comme la femme qu’il avait d’abord cru voir puis rêver au cœur de la forêt, au beau milieu d’un jour.
Pauline, du reste, observait dubitativement Blanche, saisissant la manche de son père, sans doute, songea Louis, surprise par les nouveaux vêtements de la jeune femme, par son apprêt, toutes choses qui, comme souvent chez les enfants, les font douter qu’il s’agit bien de la même personne. Mais Louis, d’une pression de la main, la rassura. Blanche se tenait bien là, devant eux, et, même si l’on peinait un peu à la reconnaître, il était impossible qu’elle fût tout à fait une autre. D’ailleurs Pauline, maintenant, levant droit les siens vers Blanche, la regardait aux yeux. Blanche lui sourit, ce n’était pas tout à fait le même sourire que la veille, il y entrait comme une mondanité ou une réserve, ou encore une autorité, mais une autorité bienveillante, qui commandait de congédier toute question et réclamait qu’on se contentât de croire ce qui arrivait là, au bord de l’autoroute, et qu’on cessât d’imaginer les choses, afin de les mieux prendre au corps. Sur la bande d’arrêt d’urgence, la voiture de Blanche, ronflante, attendait. Et, un instant plus tard, à l’évidence, on y grimpait.
Attendez, dit toutefois Louis comme Blanche engageait la première. J’ai oublié de vous dire. Je ne suis pas très pressé et j’ai encore quelque chose à faire ici. Est-ce qu’on peut ne pas démarrer tout de suite ?
Blanche revint au point mort tandis que continuaient, tictaquant, de clignoter les feux de détresse. J’attends les autres, dit Louis, ils ne vont pas tarder à arriver, maintenant. Je voudrais les voir.
D’ici, en effet, on avait parfaitement vue, en enfilade, sur la rue du Dispensaire. Petite rue calme, en quelque sorte, où nulle voiture ne circulait en marge de la meute, avec ses deux rangées de pavillons vieillis, souvent étroits, et où parfois passait un chien. On attendit peu, cinq minutes à peine, avant que le passé de Louis emplît toute la rue. Dujardin, Philippe et Christian descendaient de leurs voitures et de la sienne avec femmes, enfants et bêtes, colonisant le trottoir, poursuivant entre eux une conversation dont le bruit, apparemment, ne parvenait pas à freiner le train.
Louis reconnaissait bien Christian, puis Philippe, quoiqu’ils eussent changé, mais non à l’excès. Philippe avait grossi, Christian minci, tous deux, un peu plus que de raison, s’étaient laissés surprendre par l’âge. Leurs rires, eux, étaient les mêmes, car ils riaient, Louis préférait ça. Il préférait les quitter sur ça. Il dit à Blanche qu’on pouvait y aller, qu’il fallait y aller, d’ailleurs. Il ne s’agissait pas de s’attarder. Avec Pauline, en général, ils déjeunaient vers midi. Ce qui serait bien, puisque Blanche était venue les rejoindre, c’était qu’on déjeunât tous les trois.
Louis toutefois n’osait pas demander à Blanche si elle avait faim, s’il n’était pas trop tôt pour elle. Il n’osait pas la regarder. Au reste, plutôt que de surprendre son profil, au volant, il préférait attendre qu’on fût à table. Dans l’hypothèse où, parvenue à ce stade, elle ne se serait pas volatilisée, et demeurerait celle qu’elle avait promis d’être, il préférait la voir de face. Il savait, en effet, que lorsqu’on déjeune avec une femme, y compris en présence d’une enfant, se placer en face d’elle devient de l’ordre du possible, voire de l’obligation.
A demi rassuré à cet égard, abaissant vers lui le miroir de courtoisie, Louis chercha le regard de sa fille. Il ne la vit d’abord pas, puis, réglant convenablement le miroir, il s’aperçut qu’au profond de sa pensée elle avait commencé de se perdre. Il l’appela doucement. Elle ne répondit pas. Il n’insista pas. Alors Blanche se tourna vers Louis et lui demanda si, maintenant, on pouvait y aller. Et alors Louis croisa son regard. Et alors ce fut comme d’habitude, il ne vit rien, il n’apprit absolument rien mais il dit Oui.