Monsieur et Madame Lumbago sont vieux, très vieux. Ils n’ont jamais avoué leur âge véritable, mais je sais qu’ils sont nés dans l’ancien temps. Il y a tellement longtemps qu’ils doivent regarder des photos pour se souvenir de leur jeunesse.
Chez eux, je peux voir de vieux portraits sur les murs et dans de gros albums qui sentent la poussière. Une petite malle est cachée sous leur lit. Elle ne contient pas de trésor. Je le sais, parce que j’ai déjà demandé à Madame Lumbago de voir à l’intérieur. Il n’y avait que des photos toutes brunes et jaunes. J’étais un peu déçue, mais je continue quand même mes recherches. Je fais semblant de m’intéresser aux photographies sur les murs, mais pour dire la vérité, je cherche ce foutu trésor.
Dans le salon il y a de beaux portraits de Monsieur Lumbago. Tout jeune, il travaillait à la guerre, la vraie. Sur une image, on le voit devant un gros bateau tourné sur le côté avec plein de trous dedans. C’est Monsieur Lumbago qui a fait les trous avec son fusil et ses amis.
On le voit aussi sur une autre photo devant des ruines. Des enfants courent tout partout et personne ne sourit. Je n’aime pas les images de guerre de Monsieur Lumbago. Lui non plus d’ailleurs, mais il dit que ça fait partie de son passé.
Je préfère regarder les photos de Madame Lumbago. Elle possède un album très vieux sur l’histoire de sa vie. On peut voir son père, sa mère, ses frères et soeurs. Ils sont tous très droits, raides comme des piquets.
Toute jeune, Madame Lumbago me ressemblait un peu, avec sa figure ronde et ses grands yeux rieurs. C’est drôle, sur ces vieilles photos jaunes et brunes, les craquelures du papier lui dessinent des rides dans la figure. Elle ressemble à une jeune fille très très vieille.
Madame Lumbago laisse sur la table, près de son lit, un gros pot rempli de pièces de monnaie et une petite boîte qui renferme ses photos préférées. C’est son trésor à elle. Quand elle ouvre cette boîte, on entend une musique très vieille et très triste.
Chaque fois, ça me serre le cœur. Je regarde Madame Lumbago du coin de l’œil, parce qu’elle me gêne lorsque ses yeux deviennent mouillés. Elle touche les photos très lentement en les caressant du bout des doigts. Ce sont de vieilles photos de jeunesse et d’ancien temps. On y voit ses amis de l’époque ainsi que des gens qu’elle ne reconnaît même plus.
Dans cette petite boîte à musique, il y a beaucoup de photos de Madame Lumbago et de son mari lorsqu’ils étaient jeunes et très amoureux l’un de l’autre.
Il y a aussi une image de Monsieur Lumbago photographié quelques jours avant de partir à la guerre avec ses amis. Il est beau et beaucoup plus grand que les autres. Il sourit de toutes ses dents. Cette image, usée, presque effacée à certains endroits, a été beaucoup caressée par les doigts de Madame Lumbago. Des petites gouttelettes d’eau ont fait gondoler le papier.
Dans la boîte, il y a trois photos de moi et de Madame Lumbago, photographiées dans un centre commercial. Je suis toute petite sur ses genoux. Elle me serre dans ses bras en fermant les yeux. Moi, je ris. J’ai hâte qu’on invente des photos avec le son en stéréo pour qu’on puisse entendre les gens rire et parler sur les images... sauf sur les images de guerre.
Lorsque je suis chez mes parents, je peux facilement savoir si Monsieur et Madame Lumbago se trouvent à la maison. Émile se berce presque toute la journée. J’entends le cui-cui de la berçante juste au-dessus de mon lit. Ça m’endort. Souvent je rêve à eux, jeunes comme sur les photos, et je les vois ensemble se tenant la main. C’est difficile à imaginer parce que Monsieur Lumbago ne bouge presque plus depuis la guerre. Il a été blessé tout partout. Il a mal au dos, aux jambes, au ventre. Quand il monte l’escalier, je ne sais pas si ce sont les marches ou ses genoux qui craquent.
Il est quand même très drôle, il a appris un truc extraordinaire à la guerre : il peut enlever toutes ses dents d’un seul coup et les remettre dans sa bouche!